Sarajevo à livre ouvert : le graffiti comme fil d’Ariane.
Par Christophe Solioz, politologue, philosophe et animateur du réseau nomade MAP (Multiplex Approach), à Genève
On en rit encore à Sarajevo. Peu avant le début du siège (6 avril 1992 – 29 février 1996), on découvre sur la façade de l’imposante poste centrale un graffiti nationaliste proclamant : « Ici, c’est la Serbie ! » La réponse ne se fait pas attendre : « Imbécile, c’est la poste ! » Sens de la répartie et de l’à‑propos typique de l’« esprit Sarajevo » (sarajevski duh). Ce graffiti en mode texto démultiplie le mécanisme d’exclusion et d’inclusion propre au mur, au moment même où la ville se dé- et recompose selon une logique guerrière. Il s’inscrit dans le registre épistolaire inauguré par le graffeur new-yorkais Dondi White (1961–1998) (Anno Domini, 1982). L’accusé de réception suivra le 2 mai 1992 : le bâtiment néoclassique est en flammes, graffiti avec.
L’effacement scelle le destin du graffiti-trace. Autant l’inscription correspond au besoin d’exister et de s’affirmer, autant l’effacement renvoie à la menace et l’angoisse d’une disparition irrémédiable. Demeure le mur, reste le souvenir. Le mur wunderblock (« bloc-notes magique ») pallie les défaillances de mémoire de la ville, son mode opératoire permet à la fois d’effacer et de conserver tout en permettant une nouvelle écriture. Le mur, écran magique à la taille de la cité, enregistre les successives paroles de la ville – paroles de vie et de mort, d’amour et de haine, d’espoir et de désespérance.
Transmission et lecture multiplex.
Sur l’avenue Maršala Tita, au croisement de la rue Slobodana Principa Selje (aujourd’hui, Kulovića), un bloc de béton protégeant les piétons des tirs des snipers accueille l’un des multiples graffitis-palimpsestes du siège. À Pink Floyd (graffiti de 1992), la référence à The Wall (1979) est évidente, s’ajoute plus tard Skid Row – I remember you – “Sebastian”. Soit, respectivement, le nom du groupe rock de Los Angeles, le titre de la ballade musicale (1989) et le nom du chanteur du groupe, Sebastian Bach. Skid Row se trouve être aussi le nom d’un quartier de Los Angeles, « capitale » US des sans-abri, cité des anges déchus. L’artiste photographe Louis Jammes ajoute à la composition qui prend forme une sérigraphie provenant de son travail photographique « Les anges de Sarajevo » (1993). Le photographe Milomir Kovačević capture la magie des messages juxtaposés. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin), la perspective de la mort rend la (sur)vie possible.
Montage photographique de l’artiste Šejla Kamerić à partir de son portrait pris par Tarik Samarah et du graffiti d’un soldat néerlandais sur le mur de la caserne à Potočari, Srebrenica (1994–1995). Les troupes de l’Armée royale néerlandaise, faisant partie de la Force de protection des Nations unies (Forpronu) en Bosnie-Herzégovine, étaient chargées de protéger la zone de sécurité de Srebrenica. « Pas de dents… ? Une moustache… ? Ça sent la merde… ? Une fille bosniaque ! » Bosnian Girl, 2003 © Šejla Kameri´
Bosnian Girl (2003) est devenue une image phare de l’immédiat après-guerre. Ce subtil montage photographique de Šejla Kamerić, reprenant le graffiti d’un soldat néerlandais de la Forpronu (Force de protection des Nations unies) stationné à Srebrenica, dénonce le génocide ainsi que tout préjugé. Le déchiffrement de l’intime ricoche sur le politique. Au captif des tourbillons de la guerre et du labyrinthe de la vie, un miroir est tendu.
La confrontation avec la vérité nue de l’écorché devient incontournable.
QUAND LES MURS RACONTENT LA VILLE
Loin des clichés convenus, l’ouvrage de Bojan Stojčić Hotel Bristol. On Walls of Sarajevo 1996–2019 (Sarajevo, 2019) offre un florilège de graffitis et de textes invitant au décodage. C’est aussi et surtout le livre témoin d’une appropriation militante de l’espace urbain par « la génération d’après » regroupée au sein de l’association pour la culture et l’art črvena (« rouge »). Génération affichant sa différence, revendiquant ouvertement une réappropriation citoyenne de l’espace urbain et clamant haut et fort Le droit à la ville – le droit aussi à la rendre différente.
Début des années 2010, le graffiti I Love this City, I Defend this City rend hommage à la ville entrée en résistance, aussi bien durant la Seconde Guerre mondiale (l’étoile sur la casquette) que lors du récent siège – en prime, un clin d’œil à Dondi (la casquette Kangol). La prise de vue de 2019 souligne que ce qui est visé est désormais le monde néolibéral (ici, la BMW) : le Sarajevo d’après au péril de l’économisme, du clientélisme et de la corruption. Le droit à la ville invite à la résistance, à la sauvegarde de la civilité ordinaire et de la démocratie, et appelle à un renversement de valeurs.
Ce graffiti pose la question du sens de la résistance dans le monde d’après. Un avenir cependant plombé par la tutelle de l’Office du haut représentant (OHR) des Nations unies toujours de rigueur et par une inoxydable « yougostalgie ».
Eldorado magnifié dans la friche de l’ancienne caserne par ce graffiti montrant le maréchal Tito (1892–1980) en guide suprême, avec des allures de Moïse écartant les eaux de la mer des Joncs, ici le fleuve Neretva. Allusion à la bataille de la Neretva qui scelle la victoire des partisans yougoslaves. Fresque commémorative symbole d’une nouvelle génération s’appropriant le récit épique d’un passé révolu et du malaise suscité par les bouleversements induits par la métropolisation et la mondialisation. On est ici loin du graffiti transgression et critique de la société. « Graffiti-écran » rivé au passé yougoslave, « âge d’or » d’un présent confisqué.
Malgré la reconstruction, les multiples murs criblés de balles marquent encore aujourd’hui l’espace urbain et participent à la réécriture du texte de la ville. Les impacts de balles sont à l’occasion intégrés à la composition de graffitis ou l’occasion d’une transfiguration magique. Ainsi l’installation d’Edo Vejselović, Star City (2010), sur le mur jouxtant la galerie Duplex10m2 : la nuit venue, les impacts sprayés deviennent des étoiles ; le mur, un magnifique ciel étoilé. On peut préserver les traces du passé en leur donnant une dimension féerique. Le mur n’a donc pas pour seule fonction de structurer l’espace urbain, il devient « chose politique », car la ville est aussi un espace de projection imaginaire partagé. Par l’entremise du mur, la ville parle d’elle-même, de son histoire, dessine son portrait, offre à déchiffrer son texte – qu’il soit publicitaire ou contestataire comme le graffiti, la logique est la même.
Mur écran accueillant les traces d’un processus collectif de remémoration, de répétition et de perlaboration.
LIRE LA VILLE
Jean-Christophe Bailly souligne le rapport de la ville au langage : « La ville est avant tout un phrasé, une conjugaison, un système fluide de déclinaisons et d’accords. Ce sont ces phrases et ce phrasé qu’il faut retrouver : passer d’un langage stocké ou empilé à un langage parlé, inventer la grammaire générative de l’espace urbain. » Ce « phrasé » est à la fois une « poétique » et une « politique », dont la trame urbaine est le miroir.
La syntaxe de la ville ainsi que ses métamorphoses se dévoilent dans l’« agencement » de l’espace urbain et de son architecture. Sarajevo « ville-livre » d’histoire rythmée par quatre siècles de présence ottomane (1463–1878), quatre décennies de monarchie habsbourgeoise (1878–1918), un destin yougoslave d’abord royaliste (1918–1941), puis titiste (1945–1980), avant une indépendance synonyme de transition guerrière. D’est en ouest, le long de la rivière Miljacka, le « phrasé » de cette ville se révèle en une trame organique reliant les différents quartiers et autant de temporalités.
Cette séquence temporelle souligne la polysémie d’une trame urbaine linéaire structurée en parties parfaitement identifiables, chacune caractérisée par une forme urbaine spécifique correspondant à un idéal-type urbain recoupant les trois âges de l’urbanisme que distingue Albert Lévy.
D’abord la ville ottomane Stari Grad, avec Bašćaršija, à la fois marché et espace public commun, entouré de quartiers communautaires (mahala) : Vratnik, musulman ; Latinluk, catholique ; Tašlihan, orthodoxe, et Bjelave, juif. Ensuite, première métropolisation, la ville austro-hongroise Centar s’étendant jusqu’à Marindvor, qui deviendra le futur centre-ville. Enfin, la ville socialiste et industrielle avec les arrondissements de Novo Sarajevo et Novi Grad. La trame montre également le processus de l’expansion périphérique absorbant l’exode rural.
Il n’est pas possible ici d’analyser les divers registres de formes urbaines. Il importe cependant de souligner l’importance des seuils signifiant la discontinuité urbaine et l’introduction d’une nouvelle grammaire urbaine. À côté du caravansérail, l’hôtel Europa marque la limite entre la partie ottomane et habsbourgeoise. Plus loin, Marindvor mérite une attention particulière. Premièrement, il est le carrefour-frontière entre l’architecture austro-hongroise et l’urbanisme du Sarajevo des années 1960–1980 selon le plan urbain élaboré par Juraj Neidhardt, collaborateur de Le Corbusier dans les années 1930. L’oeuvre construite à partir de la fin des années 1970 d’Ivan Štraus (Elektropriveda, Unis, Holiday Inn) relève non pas du réalisme socialiste, elle témoigne au contraire de l’influence de Mies van der Rohe et Arne Jacobsen.
Deuxièmement, Marindvor est le lieu d’une nouvelle métropolisation. Se démarquant de réalisations à juste titre critiquées, dont le Sarajevo City Center, le centre commercial Alta réalisé par Sanja Galić et Igor Grozdanić (2010) tutoie de façon intelligente le parlement se situant en face (Juraj Neidhardt, 1982) et s’intègre parfaitement au quartier. Signalons au passage la démarche des architectes Galić et Grozdanić (bureau d’architecture Studio Non Stop) qui conçoivent nombre de leurs projets en jouant avec la discontinuité urbaine : ils décomposent la trame urbaine pour en isoler des éléments caractéristiques qu’ils juxtaposent ensuite. Une piste originale pour concevoir autrement les mutations urbaines futures d’une ville marquée par un processus de reterritorialisation complexe dont il importe de saisir les principaux aspects.
PROCESSUS DE RETERRITORIALISATION
Sarajevo, carrefour entre Orient et Occident, ville réseau de tout temps cosmopolite où cohabitent les communautés musulmane (bosniaque), orthodoxe (serbe), catholique (croate) et juive. Ville dont Aristote esquisse le logiciel : « Il est manifeste que si elle avance trop sur la voie de l’unité, une cité n’en sera plus une, car la cité a dans la nature d’être une certaine sorte de multiplicité. » Multiplicité – de citoyens, précise Aristote – soulignée à Sarajevo par la présence, tout au long de la trame urbaine, d’espaces publics communs.
Lors du siège, la ville se transforme en panoptique, espace d’un biopouvoir reterritorialisant « une minorité comme état » en créant des enclaves communautaires homogènes.
La sphère commune, les espaces favorisant les flux, les relations intercommunautaires sont systématiquement pris pour cible par les snipers et l’armée bosno-serbes (BSA) afin de diviser la ville. Résultat qu’entérine l’accord de Dayton (1995). L’après-guerre devait parachever cette « reterritorialisation » en accentuant la division entre Sarajevo et Sarajevo-Est que trop souvent l’on feint d’ignorer.
Cette reterritorialisation s’exprime à différents niveaux.
Premièrement, à la structuration communautaire sont venues s’ajouter des dichotomies socioculturelles : local/nouvel arrivant, urbain/rural, « civilisé »/« non civilisé ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la moitié de la population d’avant-guerre a quitté la ville, les nouveaux arrivants (un tiers de la population) sont des personnes déplacées provenant de la campagne. Des Bosniaques certes, mais des « paysans », des « primitifs », des « étrangers », voire des « Indiens ».
Sarajevo, désormais une ville virtuelle en exil. Ce rejet des réfugiés d’origine rurale renvoie au déséquilibre entre zones rurales et urbaines : la société bosnienne est traditionnellement majoritairement rurale et provinciale, la modernisation sociale et culturelle est un processus urbain et récent, d’où la logique conflictuelle.
Deuxièmement, les clivages et enjeux du conflit, y compris dans l’après-guerre, se transcrivent dans l’espace urbain.
« Alors que le siège de guerre était une tentative violente de créer une ville divisée et nettoyée sur le plan ethnique, cet objectif a été atteint dans l’après-guerre par l’introduction de différentes utilisations de l’espace » – comme l’illustrent notamment le changement de dénomination de rues, la construction d’édifices religieux et de monuments mémoriels mis au service d’une logique identitaire communautaire exclusive.
La pratique spatiale d’une société – dans le cas d’espèce, divisée – se dévoile en déchiffrant son espace. L’espace est « un produit social », il n’est pas neutre, il est politique. Et il continue de l’être. Le progressif réinvestissement de la « sphère commune » et le, certes timide, retour à Sarajevo de Bosno-Serbes – s’étant dans un premier temps exilés à Sarajevo-Est – donne un nouveau souffle à la ville, qui renoue avec son histoire caractérisée par un processus d’« intégration composite » conjuguant une multiplicité de perspectives complémentaires.
LA VILLE, OEUVRE D’ART
Viva la transición! de Bojan Stojčić témoigne du renouveau de cette sphère commune. La photographie capture l’élément central du dispositif d’une installation nomade « exposition sur rails » : un tram – tout en assurant un service régulier – est transformé en galerie d’art ambulante présentant des œuvres et performances de 14 artistes sarajéviens. Ce tram a circulé durant un mois sur la ligne centrale de Sarajevo reliant les différents quartiers de la vieille ville au faubourg Ilidža, soit autant de temporalités qui font l’histoire de Sarajevo. Temporalité pleinement intégrée au dispositif artistique : le vernissage eut lieu le 6 avril 2015, date symbolique rappelant le début du siège (6 avril 1992) ainsi que la libération de la ville (6 avril 1945). Viva la transición!, détournement parodique de « Viva la revolución! », fait référence à la situation dans laquelle se trouve le pays depuis son indépendance : une transition interminable. Le slogan dénonce sur un ton ironique l’illusion d’un changement et d’un avenir autre. La photographie de Stojčić est la seule trace de cette exposition éphémère.
Tout en conservant son sens originel, ce travail s’ouvre aujourd’hui à de nouveaux territoires pour signifier, par exemple, l’urgence de la transition écologique. Cette œuvre témoigne également du processus de transition personnel : provenant de la scène underground du graffiti, S tojčić est depuis plusieurs années un artiste confirmé dont le travail garde de ses premières amours le sens du langage, sa perception du texte comme dessin et son ancrage dans l’espace urbain.
Le graffiti non pas street art, mais art.
Les travaux artistiques de Milorad Kovačević, Louis Jammes, Šejla Kamerić et Bojan Stojčić, dans le domaine littéraire mentionnons Dževad Karahasan, sont autant de traces des faits urbains, de la ville en tant qu’œuvre d’art. Rappelons l’intuition géniale de Lewis Mumford invitant à considérer la ville comme œuvre d’art : « La ville est […] une œuvre d’art consciente qui enferme dans une structure collective de nombreuses formes d’art plus simples et plus individuelles. »
Christophe Solioz
Skid Row, 1993 © Milomir Kovačevi
I Love this City, I Defend this City © Bojan Stojčić
Le maréchal Tito (1892–1980), avec des allures de Moïse © Bojan Stojčić
Star City, 2010, installation d’Edo Vejselović © Galerie Pierre Courtin
Trame urbaine de Sarajevo © Sara Bešli´
Viva la transición! 2015 © Bojan Stojči´