Marie-Christine Jaillet, directrice de recherche au CNRS
Géographe de formation, imprégnée de sociologie, Marie-Christine Jaillet est une des figures de la recherche urbaine française. Née à Lyon, mais Toulousaine d’adoption, elle revendique un parcours placé sous la bannière de l’éducation populaire.
Où êtes-vous née ?
Marie-Christine Jaillet/ Je suis née à Lyon, mais de parents qui ne sont pas lyonnais, d’un père originaire de la Bresse pauvre, c’est-à-dire de la Bresse mâconnaise, et d’une mère venue du pays de Lamartine. J’ai vécu les premières années de ma vie dans un petit logement du quartier de la Croix-Rousse, rue Bouteille… (rires), ça construit un destin.
Et puis de manière assez classique, mon père, qui travaillait dans une usine pharmaceutique du couloir de la chimie rhodanienne, a obtenu un logement social, à côté de Saint-Fons, par le biais de son entreprise. Et j’ai donc vécu dans une cité HLM jusqu’à la 5e. Dans ma classe de CM2, nous sommes deux à être parties en 6e au lycée de jeunes filles à Lyon, les autres élèves sont allées au CEG (collège d’enseignement général) du secteur.
Je suis allée au lycée Juliette-Récamier et ce fut ma première expérience de la ville : je prenais le bus, le 12, pour aller de Vénissieux au centre de Lyon. J’avais le sentiment d’une très grande liberté en parcourant à pied la rue qui allait de la place Bellecour au lycée ; j’avais mes petits rites : l’achat d’une chocolatine sur mon parcours quotidien.
Ce sentiment heureux de pouvoir humer « l’air de la ville » a duré le temps de la 6e, parce que mes parents, comme beaucoup de familles françaises dans les années 1960, ont quitté leur cité HLM, pour une maison individuelle qu’ils ont fait construire dans une commune devenue célèbre les jours de départ en vacances, Ternay, située au débouché de la vallée du Gier, juste à côté de Givors.
À partir de la 5e, j’ai fait tout le reste de ma scolarité secondaire au lycée de Vienne, lycée de jeunes filles, puis lycée polyvalent. Ce sont des années un peu grises, jusqu’à l’entrée en première au lycée polyvalent de Saint-Romain-en-Gal qui venait d’ouvrir et qui a regroupé le lycée de filles et le lycée de garçons.
En mai 1968, j’étais en 3e, à distance de l’évènement, mais j’ai vécu mes premières années militantes, dans les comités d’action lycéens en fin de second cycle. Comme j’étais très jeune – j’avais deux ans d’avance – et plutôt bonne élève, mes parents avaient été démarchés pour que j’intègre une classe préparatoire, mais je n’ai pas voulu, car je rêvais de sortir du régime scolaire et, pour moi, la fac, c’était la liberté de faire ce qui me plaisait. J’ai donc tenu bon et je me suis retrouvée jeune étudiante à la fac à Lyon.
Vue aérienne de Ternay © Ville de Ternay
Vous entrez à la faculté pour étudier la géographie ?
Marie-Christine Jaillet/ Je suis entrée à la faculté des lettres dans les années où elle s’est scindée en deux universités, Lyon-II et Lyon-III, sur des bases très politiques. Je suis restée à Lyon-II, alors marquée à gauche. Je m’y suis inscrite pour des études d’histoire… et de géographie, car les deux disciplines étaient liées.
Et j’ai poursuivi, un peu par hasard, en licence de géographie, car les étudiants qui ne réussissaient pas une sorte d’UV barrage en géo étaient pour ainsi dire condamnés à l’histoire. J’ai eu la malchance (rires) de réussir cette unité de valeur et me suis retrouvée en licence de géo. Je m’y suis un peu ennuyée, à l’exception des enseignements d’André Vant et de Renée Rochefort, qui professaient une géographie urbaine et sociale.
Mon penchant pour la société et la question sociale,
plus que pour la géographie, s’est confirmé
Heureusement, comme il était possible de choisir d’autres matières, j’ai picoré de-ci de-là et me suis inscrite en licence de sociologie. J’ai eu la chance d’arriver à un moment où commençaient leurs carrières d’enseignants-chercheurs : Yves Grafmeyer, Isaac Joseph, et quelques autres… J’ai pris là beaucoup de plaisir et s’est plutôt confirmé mon penchant pour la société et la question sociale, plus que pour la géographie, du moins telle qu’elle était alors enseignée à Lyon.
Les années post-68 étaient marquées par une effervescence à la fois intellectuelle et politique : les universités connaissaient aussi de longs mois de grève et j’ai participé activement à plusieurs mouvements, dont celui contre la loi Debré, butinant d’un groupe à l’autre, car l’offre militante était à l’époque plutôt fournie.
J’ai, en fait, passé beaucoup de temps aussi en dehors de la fac, dans un mouvement de l’éducation populaire, les Ceméa, dont je suis devenue une « instructrice » assidue et militante. Indéniablement, ce que j’y ai vécu a été doublement déterminant sur le fond, mais aussi parce que je dois aux rencontres d’Avignon, animées par les Ceméa pendant le festival, d’avoir fait la connaissance d’un Toulousain, venu tout comme moi participer à leur encadrement, et d’avoir décidé alors de le suivre et donc de continuer mes études dans la Ville rose.
Vous étiez alors en maîtrise ?
Marie-Christine Jaillet/ De géo urbaine, que j’avais commencée à Lyon. Mon attrait, durable, pour les modes de vie, les modes d’habiter, et le périurbain, est né en fait dans ce projet de maîtrise : j’étais agent de recensement de l’Insee, dans la commune où habitaient mes parents, Ternay. J’ai ainsi eu l’occasion d’aller chez les gens, pour remplir avec eux le questionnaire, et d’échanger avec eux librement sur les raisons qui les avaient amenés à venir dans cette commune, pour y vivre, pour beaucoup d’entre eux, dans une maison qu’ils avaient fait construire ou qu’ils avaient construite de leurs mains.
On ne choisit jamais tout à fait par hasard
ses sujets de recherche
Je n’avais pas très bien vécu le déménagement de mes parents, parce qu’il avait signifié pour moi l’éloignement de la ville, la perte de l’autonomie, la dépendance au car scolaire du matin et du soir, qui ne permettait pas de rester avec les copains ou de les rejoindre. En parlant avec eux, j’ai découvert pourquoi les gens faisaient le choix d’aller habiter un lotissement. Et le sujet de maîtrise que j’ai déposé auprès d’André Vant, portait sur… habiter un lotissement. On ne choisit jamais tout à fait par hasard ses sujets de recherche…
Comment êtes-vous accueillie à l’université du Mirail à Toulouse ?
Marie-Christine Jaillet/ Quand je suis arrivée à l’université Toulouse-II, en mai 1976, la fac était paralysée par une grève depuis le mois de janvier… Sur les recommandations d’André Vant, j’avais pris auparavant contact avec les géographes Guy Jalabert et Bernard Kayser, mais aussi le sociologue Raymond Ledrut ; Ledrut et Kayer avaient créé le Centre interdisciplinaire d’études urbaines (Cieu) en 1965, qui était alors, je m’en suis rendu compte plus tard, une structure assez originale par sa pratique de recherche, mais aussi parce qu’elle avait cristallisé une réelle interdisciplinarité.
On peut dire que j’ai trouvé là mon biotope. Je m’y suis tellement plu qu’il est devenu mon port d’attache, ce qui ne m’a interdit aucune aventure ou exploration « extraterritoriale ». J’ai donc repris ma maîtrise (sous la direction de Guy Jalabert) que j’ai consacrée à la « chalandonnette » de Saint-Orens-de-Gameville, dans la banlieue toulousaine. J’en ai fait une monographie, en essayant de comprendre pourquoi les gens avaient choisi d’habiter ce lieu, au milieu des champs, quelles étaient les relations entre eux, « du rêve à la réalité » en quelque sorte.
J’ai eu ensuite la grande chance d’avoir une allocation de recherche pour engager un doctorat. En parallèle, je commence à entrer dans des cercles de recherche, celui organisé par la DGRST, où officiait André Bruston, puisque le Cieu avait été retenu pour développer un programme de recherche sur la production de l’habitat pavillonnaire, très lié à mon sujet de thèse : je vais en effet étudier les producteurs de maisons individuelles (les « pavillonneurs »).
Puisque l’on en est à inventorier les différents creusets où se sont fondées mes convictions sur ce que devaient être la recherche et ma pratique de recherche, après la géographie sociale et la sociologie lyonnaises, les Ceméa et le Cieu, j’identifie le rôle de ces scènes, DGRST, puis Plan urbain, Plan construction architecture, Puca plus tard, mais aussi Mire, qui offraient des espaces d’échanges et de débat, permettant à l’apprentie chercheuse que j’étais non seulement de se socialiser, mais aussi de pouvoir confronter ses travaux de terrain à d’autres travaux de terrain et de contribuer ainsi à une production de connaissances, certes contextualisées, mais qui, ainsi, dépassaient le risque monographique. J’y ai fait de très belles rencontres et y ai compagnonné avec des chercheurs et des animateurs de programme qui ont compté dans mon parcours.
Du côté académique, un lieu a joué un rôle important dans ma formation de jeune chercheuse, c’est celui d’un réseau du CNRS qui s’appelait le Gréco 06, animé par Bernard Kayser, qui réunissait les universités du Sud, donc de Bordeaux, Pau, Toulouse, Montpellier, Aix-Marseille et qui organisait des ateliers. J’ai participé à celui sur la périurbanisation et les processus d’urbanisation, et y ai appris l’art du débat, de la disputatio.
Toulouse Le Mirail, quartier de Bellefontaine, 1970.Photo : Fonds André Cros, Archives municipales de Toulouse CC BY-SA 4.0
Comment avez-vous basculé sur la question sociale ?
Marie-Christine Jaillet/ Le Cieu était un petit rassemblement (qui s’est étoffé au fil du temps) d’individualités qui, chacune, portaient une thématique des recherches urbaines, plutôt économique pour Guy Jalabert, plutôt sur l’habitat ancien pour Jean-Paul Lévy, sur les petites villes pour Jean-Paul Laborie et sur les transports pour Robert Marconis. Mais la question sociale était très peu présente dans les travaux du Cieu. Or, mes centres d’intérêt, y compris sur le périurbain au début, portaient vraiment sur la question des modes de vie, des modes d’habiter, des pratiques sociales, des inégalités, etc., et ce, même si ma thèse s’était intéressée davantage aux producteurs.
À cela s’ajoutaient mon histoire personnelle, mes origines sociales et mon implication dans l’éducation populaire. La question sociale était donc très présente pour moi. Or, le hasard des relations et des réseaux tissés et la résurgence, fin des années 1980, avec la crise de ce qu’on a appelé la nouvelle pauvreté m’a pour partie déportée vers le logement social, puis sur un dispositif de coordination des aides sociales, dont on m’avait demandé d’analyser les effets.
Il est vrai que la question du surendettement des ménages accédants organisait aussi un lien avec des observations que nous menions dans les lotissements. Je me suis donc mise à travailler sur la pauvreté, la précarité, les politiques sociales, et d’une certaine manière, j’ai fini, au sein du Cieu, par incarner la question sociale, apportant au fond « ma » touche à côté de celle de ses autres membres. Il en sera de même pour celles et ceux qui rejoindront plus tard le Cieu, y apportant leur propre marque. C’est ainsi que j’ai participé au programme copiloté par la Mire et le Plan urbain sur le RMI qui venait d’être mis en place et c’est à cette occasion que j’ai rencontré Philippe Estèbe, avec qui je vais compagnonner à l’université du Mirail pendant plusieurs années dans le cadre d’un DESS sur l’habitat.
Les quartiers sensibles deviennent ensuite votre grand thème de recherche…
Marie-Christine Jaillet/ Avec le RMI, au tournant des décennies 1980–1990, les politiques publiques vont s’efforcer de lutter contre la pauvreté/précarité, de nouvelles formes d’inégalité se traduisant par un processus de plus en plus marqué de ghettoïsation des grandes cités HLM. Je vais dès lors inscrire une partie de mes travaux de recherche dans ce contexte, et ouvrir de nouveaux chantiers, en particulier sur les quartiers d’habitat social.
J’avais sous les yeux, à côté de mon université, les quartiers du Mirail, frappés par des discours de disqualification et touchés par la déqualification, donnant à voir une « réputation » et des conditions de vie fort éloignées de ce que j’avais pu vivre comme gamine dans le logement social. Tout en menant des travaux sur les quartiers toulousains de la « géographie prioritaire », par exemple avec Michel Peraldi, j’ai commencé à fréquenter le milieu, alors très militant, du développement social des quartiers (DSQ), et rencontré des personnalités qui ont joué un grand rôle dans ces politiques comme Sylvie Harburger, qui deviendra secrétaire générale de la CNDSQ, ou comme Dominique Figeat.
J’ai travaillé sur les transformations du monde HLM, sur la prise en compte de ces quartiers dans les politiques publiques, sur ce que vivaient et affrontaient leurs habitants et me suis retrouvée au niveau national dans des lieux où se discutaient ces nouvelles manières d’action publique, la toute nouvelle Délégation interministérielle à la ville (DIV).
Au début des années 1990, je suis sollicitée par Jacques Donzelot, alors rapporteur de l’évaluation de la politique de la ville, pour prendre en charge celle de l’insertion par l’économique, travaux que je mène avec Madeleine Lefebvre. Je mesure assez vite les limites de travaux de recherche qui cantonnent la question des quartiers à leur seul périmètre. J’éprouve le besoin de changer d’échelle pour apprécier ce qui se passe à l’échelle de la ville dans son entier.
Le Cieu travaille beaucoup sur le processus de technopolisation et le rôle des ITC (ingénieurs, techniciens et cadres). J’en montre pour ma part les limites ou les effets (« sous la technopole, l’exclusion ») et participe avec d’autres à argumenter la notion de « ville duale ». Je vais vivre alors une période intellectuelle très riche et refondatrice de bien des points de vue, embarquée par Jacques Donzelot dans une aventure qui va me mobiliser plusieurs années : nous menons un très important programme européen sur les zones urbaines défavorisées.
Ce programme va nous conduire avec Jacques, avec Catherine, sa femme, avec José, à parcourir les pays européens pour enquêter sur la manière dont les zones urbaines défavorisées font l’objet de politiques publiques. Ce programme financé par l’Otan faisait le constat de la montée d’autres risques que celui de la guerre froide, risque de déliaison sociale, de décohésion. Il sera accompagné d’un séminaire national que nous avons coanimé, pour mettre en débat nos observations et analyses, et il a donné lieu à plusieurs ouvrages et articles dans la revue Esprit, dont il était membre. Je vais aussi participer aux instances du Plan urbain, puis du Puca, et c’est dans ce cadre que je vais animer avec Évelyne Perrin un séminaire de recherche sur la mixité sociale qui apparaît alors au frontispice des politiques publiques avec la promulgation de la loi SRU et qui va beaucoup m’occuper… L’impossible mixité sociale !
Avec Jacques Donzelot, vous théorisez la ville à trois vitesses ?
Marie-Christine Jaillet/ C’est à Jacques Donzelot qu’appartient l’invention de la « ville à trois vitesses ». Disons que j’ai été un de ses sparring partners. J’ai bien sûr contribué à ce travail de formalisation et de construction d’une figure qui permettait d’enrichir celle de la ville duale, en articulant trois processus bien identifiés dans les dynamiques urbaines (périurbanisation, ghettoïsation et gentrification).
Si je n’ai pas, à proprement parler, travaillé sur la gentrification, cette figure avait le mérite heuristique de remettre en système une partie de mes propres observations et de souligner combien les stratégies résidentielles, logique de l’appariement électif, par exemple, participaient à la fabrique urbaine.
Mes aventures intellectuelles ont toujours été des aventures humaines, marquées par des rencontres, des compagnonnages, des complicités
Cette période a donc été pour moi particulièrement fructueuse : mes aventures intellectuelles ont toujours été des aventures humaines, marquées par des rencontres, des compagnonnages, des complicités. Jacques Donzelot, mais aussi André Bruston, qui n’a malheureusement pas beaucoup écrit, mais qu’il était passionnant d’écouter, homme d’une immense culture urbaine qui a été pour beaucoup dans l’effervescence du Plan urbain ; Olivier Piron aussi, qui, lorsqu’il deviendra secrétaire permanent du Puca, va nous permettre d’aller au bout de ce projet. Je voudrais souligner le rôle qu’ont joué ces instances dans l’animation de la recherche urbaine et la constitution d’un milieu métissé comprenant des chercheurs de toutes disciplines et origines, académiques ou non.
Elles ont constitué un creuset vraiment fécond, dans un rapport à l’action et aux politiques publiques qui n’était cependant pas dépourvu de tensions, ou d’incompréhension, mais fructueux pour la recherche. Mon écosystème intellectuel a plutôt été de ce côté que de celui du CNRS, affaire sans doute de génération. C’est probablement par fidélité à cette histoire, par reconnaissance aussi, que la dernière aventure dans laquelle j’ai embarqué est à nouveau placée sous l’égide du Puca, qui, après une sorte de mise en sommeil, retrouve, sous la houlette d’Hélène Peskine, de l’allant et renoue avec le rôle qui a été le sien.
Les programmes POPSU vous paraissent-ils s’inscrire dans la continuité d’une réflexion sur la ville en lien avec l’action et les acteurs ?
Marie-Christine Jaillet/ Avant de revenir à ce qui constitue mon aventure du moment (POPSU Métropoles), je voudrais dire un mot de celle qui l’a précédée et qui participe également pleinement de ma pratique scientifique : une pratique de recherche qui s’inscrit dans un dialogue, une coopération avec les acteurs, sans angélisme cependant. J’ai indiqué la constance de mon intérêt pour les questions d’habitat : pavillonnaire, d’une part, et social, d’autre part.
J’ai été parmi les membres fondateurs d’un réseau (socioéconomie de l’habitat) réunissant les chercheurs qui travaillaient sur le logement et l’habitat, animé à ses débuts par Henri Coing et Catherine Bonvallet, puis par d’autres chercheurs, reconnu puis lâché par le CNRS. J’ai beaucoup travaillé, au moment de la loi Besson et de l’entrée en politique du droit au logement, avec René Ballain et celle qui, au PCA, puis au Puca, portait ces questions, Francine Benguigui, sur le « logement des plus démunis » et les politiques locales de l’habitat qui, avec la décentralisation, émergeaient.
Suite au congrès de l’ENHR (Réseau européen pour la recherche sur le logement) en 2011, organisé à Toulouse, je vais trouver, en la personne de Dominique Belargent, un complice, et ensemble nous allons porter la diffusion des travaux de recherche dans le monde HLM, rapprocher chercheurs et acteurs par plusieurs initiatives : des rencontres annuelles, un prix de thèse, la réalisation annuelle d’un panorama des travaux de recherche. Ce travail de médiation assumé conjointement a débouché sur des programmes de recherche coconstruits, sur le voisinage ou, plus récemment, sur la vente HLM.
Revenons au programme POPSU Métropoles…
Marie-Christine Jaillet/ Le Puca m’a donné la chance de concevoir un programme qui répondait à ma vision de la recherche, après plus de trente ans de pratique scientifique : une recherche qui repose sur des observations ancrées dans un lieu ; des chercheurs « établis » en quelque sorte dans ce lieu, mais capables de ne pas s’y engluer ou enfermer, ce qui suppose un savoir-faire particulier (pouvoir approcher la réalité de la fabrique urbaine dans toutes ses dimensions, au plus près, sans perdre pour autant sa capacité à prendre de la distance) ; instaurer des espaces et des temps qui permettent la mise en débat, la discussion et autorisent une capitalisation commune.
Mais surtout, il m’a permis d’expérimenter un autre mode de production des savoirs sur la ville, dans un champ où la capacité réflexive des chercheurs peut être concurrencée par celle d’acteurs qui ont sur eux l’avantage d’être au cœur de la fabrique urbaine. C’est ce que nous nous efforçons de faire avec ce programme en développant, dans les 15 métropoles qui en sont partie prenante, des plateformes associant chercheurs, élus et professionnels, pour partager leurs analyses sur la manière dont ces grandes villes affrontent les transitions à un moment de leur histoire où elles sont stigmatisées et où leur développement est fortement remis en question, mais à un moment aussi où elles s’engagent dans l’expérimentation de coopérations avec les territoires qui les environnent.
C’est là encore une aventure collective partagée avec une dream team, Jean-Marc Offner, Jean-Baptiste Marie et quelques autres, et qui s’inscrit – pour cette saison 3 dont j’assume la responsabilité scientifique – dans une forme de continuité avec les saisons 1 et 2 qui ont été animées par Alain Bourdin : ce programme assure depuis plus de dix ans une observation en continu, et que je crois féconde, de la transformation des grandes agglomérations françaises.
Vous êtes responsable d’un programme scientifique, qui a notamment Toulouse comme objet, et, en même temps, présidente du conseil de développement de la métropole toulousaine (Codev). Comment assumez-vous cette double responsabilité, ce double engagement ?
Marie-Christine Jaillet/ Je dois préciser que je suis responsable au niveau national du programme POPSU Métropoles, mais que je n’en pilote pas la plateforme toulousaine. Je ne suis donc pas « juge et partie » ! Si j’ai été appelée à la présidence du Codev, je le dois sans doute à mes travaux de recherche sur la ville.
Depuis le milieu des années 1980, j’ai été présente sur la scène locale, dans de très nombreux débats et séminaires organisés à l’initiative de l’État, des collectivités locales, de l’agence d’urbanisme, mais aussi d’associations. J’ai essayé de faire partager ma compréhension des dynamiques urbaines, de rendre plus intelligible ce qu’il se passe.
Les chercheurs doivent prendre leur part dans le débat public.
Nous avons d’ailleurs porté avec vous, Antoine, et quelques amis, le projet d’une édition toulousaine de la revue nantaise Place Publique, qui malheureusement n’a pas vu le jour, mais qui symbolise bien ce à quoi je crois : que les chercheurs doivent prendre leur part dans le débat public.
Si j’ai accepté la présidence du Codev, c’est parce que le président de la Communauté urbaine d’alors souhaitait sa refondation pour l’adosser à la métropole toulousaine, alors qu’il l’avait été au SCoT. C’était pour moi un pari que celui de travailler avec quelques-uns à repenser un rôle pour ce nouveau Codev : il s’agissait d’y amener la diversité des points de vue et des expertises, scientifique, professionnelle, militante, associative, usagère sur la chose urbaine que pouvait recéler la société toulousaine pour produire, par la maïeutique de la discussion, une réflexion commune sur les enjeux auxquels la métropole est et sera confrontée ; pour nourrir les politiques urbaines, inviter les élus et les techniciens à faire un pas de côté, réinterroger leurs certitudes ; pour donner aux citoyens, sur des sujets complexes, les éléments qui leur permettront de se faire une opinion raisonnée.
Le rôle du Codev, c’est aussi de faire un certain nombre de propositions concrètes, qui sont ou non reprises. Ce que j’y ai fait a sans doute, sur le fond, un rapport avec ma pratique de chercheuse et, sur la forme, emprunte à ma formation aux méthodes actives que prônaient les Ceméa. Au bout de huit ans d’existence, le Codev a acquis une légitimité qui peut lui permettre d’envisager d’autres chantiers et manières de faire, tout en sachant qu’il lui faut tenir un équilibre qui ne va pas de soi.
Entre l’engagement bénévole de ses membres, qui attendent en retour de leur implication une réelle écoute et prise en considération de leurs travaux, et des élus et techniciens, partagés entre l’intérêt que peut apporter la mobilisation citoyenne de l’expertise de la « société civile » et la crainte ou les réserves qu’elle peut susciter. L’enjeu pour un Codev, dès lors qu’il veut être écouté, et plus encore entendu, est de trouver la voie pour dire, interpeller, alerter, sans juger, sans agresser.
C’est à un exercice de démocratie raisonnée qu’il consacre son énergie, ce qui est loin d’épuiser les formes de ce qu’il est convenu d’appeler la démocratie participative, qui, dans une métropole, est incarnée par bien d’autres acteurs, collectifs et instances, susceptibles d’emprunter d’autres chemins et de se donner d’autres scènes.
En quarante ans, comment votre regard sur Toulouse a‑t-il évolué ?
Marie-Christine Jaillet/ Je suis née à Lyon, ville industrielle. Quand je suis arrivée à Toulouse, ma première impression a été que ce n’était pas une ville ouvrière et industrielle comme celle d’où je venais. À l’époque, et même si j’ai bien conscience qu’il s’agit d’un cliché, c’était, vue de Lyon, une ville du Sud, latine, un peu « provinciale » et rurale, dans la mesure où elle était dépourvue de « banlieues » et que, dès les portes de la ville franchie, on était à la campagne…
Une ville donc de grande étendue, mais quasiment sans agglomération. Entre le milieu des années 1970, où je m’y suis installée, et 2021, elle a profondément changé : elle a connu une des plus fortes croissances démographiques des villes françaises en relation avec un développement économique conséquent, marqué en particulier par l’essor de l’aéronautique européenne ; ce développement a largement bénéficié de décisions de l’État qui y a décentralisé, après l’aviation, le CNES, mais aussi la Météo, autant d’implantations qui y ont amené, chercheurs, techniciens, cadres, ingénieurs ; elle est aujourd’hui dotée d’un appareil de formation et de recherche parmi les tout premiers de France, attirant plus de 100 000 étudiants, qui vivent pour une grande part dans la ville, contribuant largement à son animation ; elle s’est « étalée », hybridant les espaces ruraux qui l’entourent, formant une aire urbaine élargie aux départements voisins.
Depuis le projet de « ville nouvelle » du Mirail, pas de gestes urbanistiques ou architecturaux sémaphores ou mémorables, mais l’accompagnement de l’arrivée continue de nouvelles populations par la construction massive de logements, d’équipements et d’infrastructures ; une dissymétrie centre/périphérie telle, qu’elle a pu se passer pendant longtemps de toute structuration intercommunale, trouvant les moyens d’une coopération sur projet, mais qui avec le rééquilibrage progressif entre la ville-centre et les communes périurbaines a vu se mettre en place un district, puis une communauté d’agglomération et, seulement en 2010, une communauté urbaine.
Paradoxalement, c’est une ville-centre qui, pour les élections nationales, vote à gauche, mais élit depuis près de quarante ans un maire de centre droit, à l’exception de la parenthèse 2008–2014, et une couronne périurbaine dont les communes sont assez majoritairement gouvernées par des municipalités socialistes ou de centre gauche. À l’opposition politique ville-centre/périphérie a succédé un contrat de gouvernance, qui permet d’asseoir l’administration de l’intercommunalité désormais métropolitaine sur une large majorité transpartisane, sur un périmètre géographique cependant tronqué au regard de l’aire d’influence de la métropole.
Comment une société métropolitaine, ainsi fragmentée,
où la distance entre groupes sociaux s’accroît, tient-elle ?
La réputation d’une métropole à qui tout réussit ne doit pas faire oublier un « accident de parcours » traumatique (l’explosion de l’usine d’AZF), qui a révélé des fractures sociales ignorées jusque-là et une ségrégation particulièrement marquée qui en fait une parfaite illustration de la « ville à trois vitesses » et d’une urbanisation qui répond à la logique de l’appariement électif et de la « clubbisation » chère à Éric Charmes en périphérie urbaine : le centre-ville s’est gentrifié et la gentrification gagne les faubourgs ; la périurbanisation se poursuit et les grands quartiers d’habitat social s’enfoncent dans une spécialisation socio-ethnique de plus en plus visible.
Comment une société métropolitaine, ainsi fragmentée, où la distance entre groupes sociaux s’accroît, tient-elle ? Qu’est-ce qui, dans son histoire, dans ses lieux, la vie quotidienne de ses habitants, crée du commun, même de manière fugace, peut faire lien, peut faire « corps » ? Comment les politiques publiques, dans cette ville dite « rose », chantée par Nougaro, où l’on aime vivre dehors, palabrer, qui a le goût de la fête, devenue une des grandes métropoles françaises, parviendront à faire tenir ces bouts de ville ensemble, au-delà des évènements festifs qui rassemblent, autour du Minotaure, la société locale ?
Si, à l’agenda des politiques métropolitaines, on trouve classiquement de grands projets structurants qui font consensus, d’autres ont suscité de vifs débats, comme le projet de la 3e ligne de métro accusé de desservir Toulouse au détriment de projets pouvant concerner les espaces périurbains, dont le maillage par les transports en commun reste fortement déficient ; mais d’autres questions, touchant par exemple aux politiques de peuplement pour lutter contre la ghettoïsation et la concentration des ménages les plus pauvres sur le seul territoire de la ville de Toulouse, peinent à trouver des réponses à hauteur des enjeux. L’exercice d’une solidarité, en la matière, peine à avancer.
La crise pandémique accentue-t-elle ces interrogations ?
Marie-Christine Jaillet/ La crise traversée cette dernière année confronte Toulouse à des enjeux semblables aux autres métropoles : rester désirable, habitable, hospitalière. Les politiques publiques, qui s’étaient déjà infléchies pour s’adapter au réchauffement climatique et à la transition écologique, revisitent l’offre de mobilité. Elles interrogent un modèle d’urbanisation qui doit désormais articuler usage modéré du foncier – sans recourir pour autant à une densité agressive ou perçue comme telle – pour répondre aux attentes sociales qui se sont exprimées « avec les pieds » (ainsi l’« exode des citadins », à l’annonce du confinement, vers la maison et la pleine nature).
Mais plus que dans d’autres métropoles, elles doivent hâter une diversification économique, à l’agenda depuis longtemps, que le ralentissement (durable ?) de l’industrie aéronautique rend nécessaire et qui doit être compatible avec les objectifs de décarbonation. D’aucuns ont pu évoquer un scénario catastrophe comparable à l’effondrement de Détroit, rien de tel à l’horizon, du moins pour le moment, malgré les difficultés rencontrées par la sous-traitance d’Airbus, qui impactent aussi des bassins d’emplois en dehors de la métropole et l’inquiétude qui demeure sur la reprise des déplacements en avion.
Pour ce faire, Toulouse a des atouts et en particulier des compétences affirmées dans les systèmes embarqués, qui peuvent trouver d’autres champs d’application. Cette métropole, sur le berceau duquel l’État « bonne fée » s’est continûment penché, s’interroge sur sa trajectoire et, après avoir structuré une intercommunalité devenue indispensable, s’engage dans de nouveaux dialogues à une autre échelle territoriale, celle des espaces périmétropolitains avec lesquels elle expérimente des contrats de réciprocité. Voilà, à grands traits, quelques éléments sur la situation toulousaine…
Saint-Louis-du-Sénégal © Anze Furlan/Shutterstock
La dernière question porte sur vos villes préférées. Est-ce que le Lyon de votre jeunesse est resté comme un idéal urbain ?
Marie-Christine Jaillet/ Non, Lyon est une ville qui a vraiment beaucoup changé, une belle ville, néanmoins, c’est une ville où je n’ai jamais eu envie de retourner. La ville que j’habite au plein sens du terme et qui m’habite, c’est celle que j’ai adoptée, Toulouse. J’ai bien sûr aimé d’autres villes que j’ai traversées, elles sont toutes liées à celui ou celle avec qui j’y suis allée.
Derrière chacune de ces villes, il y a une expérience singulière : le cosmopolitisme et la pulsation continue de New York, parcourue avec Thomas, mon fils. Mais ce sont les villes italiennes et peut-être plus encore, les villes espagnoles, parcourues avec José, que j’affectionne. Lorsqu’il dirigeait l’Agence d’urbanisme de Toulouse, il me parlait de l’« espace capable ». Plutôt intéressée par la société urbaine, j’étais peu sensible à la dimension physique, à la morphologie des villes.
C’est en arpentant avec lui les places à portiques que j’ai compris ce qu’était un espace capable, quant à l’heure où la chaleur tombe, les Espagnols, tout statut social confondu, « bien mis », convergent vers les places ou les Ramblas, à Barcelone, Madrid ou Valence, mais aussi dans les plus petites villes, s’abritent sous les couverts pour rejouer chaque soir les rites d’une convivialité du dehors, d’une forme de communion urbaine. Toulouse n’en est d’ailleurs pas dépourvue. Elle a un peu de l’âme urbaine espagnole.
Ce qui m’a toujours intéressée,
c’est d’aller voir l’envers du décor
J’ai aimé aussi déambuler à Saint-Louis-du-Sénégal, à l’atmosphère si particulière. Mes villes préférées, ce ne sont pas seulement les villes-monde, c’est aussi celles dont on ne parle pas, les villes petites et moyennes du Sud-Ouest où je me sens bien… l’austérité de la bastide de Villefranche-de-Rouergue, la douceur joviale de Cahors… Mais ces villes que nous traversons, avec attention, plaisir, nous n’en voyons le plus souvent qu’une des facettes, celle de la ville patrimoniale, de la ville comme « haut lieu ». Ce qui m’a toujours intéressée, c’est d’aller voir l’envers du décor, ce que l’on ne montre pas, les lieux ordinaires où vivent les habitants de ces villes.
C’est ce que nous avions fait avec Jacques Donzelot, quand nous avions parcouru les villes européennes. C’est ce que j’ai fait récemment à Abou Dabi, où loin des gratte-ciel, de la richesse qui s’expose à chaque coin d’avenue, des espaces publics soignés, de la profusion de gestes architecturaux, dans l’arrière-cour, au-delà des lotissements sans âme, s’entassent dans des baraquements les immigrés venus d’Asie ou d’Afrique qui font l’économie du pays. C’est une autre ville, mais c’est bien la ville réelle. Plus près de nous, Prague, un cœur de ville magnifique, exploré à Noël sous la neige, et « en coulisse » l’équivalent de nos grands ensembles à perte de vue, où vivent les Praguois. L’expérience que nous avons de ces villes que nous aimons, qui nous ont procuré des émotions et des souvenirs, est rarement l’expérience de ceux qui les habitent.
Antoine Loubière
Photo : Marie-Christine Jaillet © D. R.