Marie-Christine Jaillet, directrice de recherche au CNRS

MCJaillet
Géographe de formation, imprégnée de sociologie, Marie-Christine Jaillet est une des figures de la recherche urbaine française. Née à Lyon, mais Toulousaine d’adoption, elle revendique un parcours placé sous la bannière de l’éducation populaire.

 

Où êtes-vous née ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Je suis née à Lyon, mais de parents qui ne sont pas lyon­nais, d’un père ori­gi­naire de la Bresse pauvre, c’est-à-dire de la Bresse mâcon­naise, et d’une mère venue du pays de Lamar­tine. J’ai vécu les pre­mières années de ma vie dans un petit loge­ment du quar­tier de la Croix-Rousse, rue Bou­teille… (rires), ça construit un destin.

Et puis de manière assez clas­sique, mon père, qui tra­vaillait dans une usine phar­ma­ceu­tique du cou­loir de la chi­mie rho­da­nienne, a obte­nu un loge­ment social, à côté de Saint-Fons, par le biais de son entre­prise. Et j’ai donc vécu dans une cité HLM jusqu’à la 5e. Dans ma classe de CM2, nous sommes deux à être par­ties en 6e au lycée de jeunes filles à Lyon, les autres élèves sont allées au CEG (col­lège d’enseignement géné­ral) du secteur.

Je suis allée au lycée Juliette-Réca­mier et ce fut ma pre­mière expé­rience de la ville : je pre­nais le bus, le 12, pour aller de Vénis­sieux au centre de Lyon. J’avais le sen­ti­ment d’une très grande liber­té en par­cou­rant à pied la rue qui allait de la place Bel­le­cour au lycée ; j’avais mes petits rites : l’achat d’une cho­co­la­tine sur mon par­cours quotidien.

Ce sen­ti­ment heu­reux de pou­voir humer « l’air de la ville » a duré le temps de la 6e, parce que mes parents, comme beau­coup de familles fran­çaises dans les années 1960, ont quit­té leur cité HLM, pour une mai­son indi­vi­duelle qu’ils ont fait construire dans une com­mune deve­nue célèbre les jours de départ en vacances, Ter­nay, située au débou­ché de la val­lée du Gier, juste à côté de Givors.

À par­tir de la 5e, j’ai fait tout le reste de ma sco­la­ri­té secon­daire au lycée de Vienne, lycée de jeunes filles, puis lycée poly­va­lent. Ce sont des années un peu grises, jusqu’à l’entrée en pre­mière au lycée poly­va­lent de Saint-Romain-en-Gal qui venait d’ouvrir et qui a regrou­pé le lycée de filles et le lycée de garçons.

En mai 1968, j’étais en 3e, à dis­tance de l’évènement, mais j’ai vécu mes pre­mières années mili­tantes, dans les comi­tés d’action lycéens en fin de second cycle. Comme j’étais très jeune – j’avais deux ans d’avance – et plu­tôt bonne élève, mes parents avaient été démar­chés pour que j’intègre une classe pré­pa­ra­toire, mais je n’ai pas vou­lu, car je rêvais de sor­tir du régime sco­laire et, pour moi, la fac, c’était la liber­té de faire ce qui me plai­sait. J’ai donc tenu bon et je me suis retrou­vée jeune étu­diante à la fac à Lyon.

 

Vue aérienne de Ter­nay © Ville de Ternay

 

Vous entrez à la facul­té pour étu­dier la géographie ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Je suis entrée à la facul­té des lettres dans les années où elle s’est scin­dée en deux uni­ver­si­tés, Lyon-II et Lyon-III, sur des bases très poli­tiques. Je suis res­tée à Lyon-II, alors mar­quée à gauche. Je m’y suis ins­crite pour des études d’histoire… et de géo­gra­phie, car les deux dis­ci­plines étaient liées.

Et j’ai pour­sui­vi, un peu par hasard, en licence de géo­gra­phie, car les étu­diants qui ne réus­sis­saient pas une sorte d’UV bar­rage en géo étaient pour ain­si dire condam­nés à l’histoire. J’ai eu la mal­chance (rires) de réus­sir cette uni­té de valeur et me suis retrou­vée en licence de géo. Je m’y suis un peu ennuyée, à l’exception des ensei­gne­ments d’André Vant et de Renée Roche­fort, qui pro­fes­saient une géo­gra­phie urbaine et sociale.

Mon pen­chant pour la socié­té et la ques­tion sociale,
plus que pour la géo­gra­phie, s’est confirmé

Heu­reu­se­ment, comme il était pos­sible de choi­sir d’autres matières, j’ai pico­ré de-ci de-là et me suis ins­crite en licence de socio­lo­gie. J’ai eu la chance d’arriver à un moment où com­men­çaient leurs car­rières d’enseignants-chercheurs : Yves Graf­meyer, Isaac Joseph, et quelques autres… J’ai pris là beau­coup de plai­sir et s’est plu­tôt confir­mé mon pen­chant pour la socié­té et la ques­tion sociale, plus que pour la géo­gra­phie, du moins telle qu’elle était alors ensei­gnée à Lyon.

Les années post-68 étaient mar­quées par une effer­ves­cence à la fois intel­lec­tuelle et poli­tique : les uni­ver­si­tés connais­saient aus­si de longs mois de grève et j’ai par­ti­ci­pé acti­ve­ment à plu­sieurs mou­ve­ments, dont celui contre la loi Debré, buti­nant d’un groupe à l’autre, car l’offre mili­tante était à l’époque plu­tôt fournie.

J’ai, en fait, pas­sé beau­coup de temps aus­si en dehors de la fac, dans un mou­ve­ment de l’éducation popu­laire, les Ceméa, dont je suis deve­nue une « ins­truc­trice » assi­due et mili­tante. Indé­nia­ble­ment, ce que j’y ai vécu a été dou­ble­ment déter­mi­nant sur le fond, mais aus­si parce que je dois aux ren­contres d’Avignon, ani­mées par les Ceméa pen­dant le fes­ti­val, d’avoir fait la connais­sance d’un Tou­lou­sain, venu tout comme moi par­ti­ci­per à leur enca­dre­ment, et d’avoir déci­dé alors de le suivre et donc de conti­nuer mes études dans la Ville rose.

 

Vous étiez alors en maîtrise ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ De géo urbaine, que j’avais com­men­cée à Lyon. Mon attrait, durable, pour les modes de vie, les modes d’habiter, et le péri­ur­bain, est né en fait dans ce pro­jet de maî­trise : j’étais agent de recen­se­ment de l’Insee, dans la com­mune où habi­taient mes parents, Ter­nay. J’ai ain­si eu l’occasion d’aller chez les gens, pour rem­plir avec eux le ques­tion­naire, et d’échanger avec eux libre­ment sur les rai­sons qui les avaient ame­nés à venir dans cette com­mune, pour y vivre, pour beau­coup d’entre eux, dans une mai­son qu’ils avaient fait construire ou qu’ils avaient construite de leurs mains.

On ne choi­sit jamais tout à fait par hasard
ses sujets de recherche

Je n’avais pas très bien vécu le démé­na­ge­ment de mes parents, parce qu’il avait signi­fié pour moi l’éloignement de la ville, la perte de l’autonomie, la dépen­dance au car sco­laire du matin et du soir, qui ne per­met­tait pas de res­ter avec les copains ou de les rejoindre. En par­lant avec eux, j’ai décou­vert pour­quoi les gens fai­saient le choix d’aller habi­ter un lotis­se­ment. Et le sujet de maî­trise que j’ai dépo­sé auprès d’André Vant, por­tait sur… habi­ter un lotis­se­ment. On ne choi­sit jamais tout à fait par hasard ses sujets de recherche…

 

Com­ment êtes-vous accueillie à l’université du Mirail à Toulouse ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Quand je suis arri­vée à l’université Tou­louse-II, en mai 1976, la fac était para­ly­sée par une grève depuis le mois de jan­vier… Sur les recom­man­da­tions d’André Vant, j’avais pris aupa­ra­vant contact avec les géo­graphes Guy Jala­bert et Ber­nard Kay­ser, mais aus­si le socio­logue Ray­mond Ledrut ; Ledrut et Kayer avaient créé le Centre inter­dis­ci­pli­naire d’études urbaines (Cieu) en 1965, qui était alors, je m’en suis ren­du compte plus tard, une struc­ture assez ori­gi­nale par sa pra­tique de recherche, mais aus­si parce qu’elle avait cris­tal­li­sé une réelle interdisciplinarité.

On peut dire que j’ai trou­vé là mon bio­tope. Je m’y suis tel­le­ment plu qu’il est deve­nu mon port d’attache, ce qui ne m’a inter­dit aucune aven­ture ou explo­ra­tion « extra­ter­ri­to­riale ». J’ai donc repris ma maî­trise (sous la direc­tion de Guy Jala­bert) que j’ai consa­crée à la « cha­lan­don­nette » de Saint-Orens-de-Game­ville, dans la ban­lieue tou­lou­saine. J’en ai fait une mono­gra­phie, en essayant de com­prendre pour­quoi les gens avaient choi­si d’habiter ce lieu, au milieu des champs, quelles étaient les rela­tions entre eux, « du rêve à la réa­li­té » en quelque sorte.

J’ai eu ensuite la grande chance d’avoir une allo­ca­tion de recherche pour enga­ger un doc­to­rat. En paral­lèle, je com­mence à entrer dans des cercles de recherche, celui orga­ni­sé par la DGRST, où offi­ciait André Brus­ton, puisque le Cieu avait été rete­nu pour déve­lop­per un pro­gramme de recherche sur la pro­duc­tion de l’habitat pavillon­naire, très lié à mon sujet de thèse : je vais en effet étu­dier les pro­duc­teurs de mai­sons indi­vi­duelles (les « pavillonneurs »).

Puisque l’on en est à inven­to­rier les dif­fé­rents creu­sets où se sont fon­dées mes convic­tions sur ce que devaient être la recherche et ma pra­tique de recherche, après la géo­gra­phie sociale et la socio­lo­gie lyon­naises, les Ceméa et le Cieu, j’identifie le rôle de ces scènes, DGRST, puis Plan urbain, Plan construc­tion archi­tec­ture, Puca plus tard, mais aus­si Mire, qui offraient des espaces d’échanges et de débat, per­met­tant à l’apprentie cher­cheuse que j’étais non seule­ment de se socia­li­ser, mais aus­si de pou­voir confron­ter ses tra­vaux de ter­rain à d’autres tra­vaux de ter­rain et de contri­buer ain­si à une pro­duc­tion de connais­sances, certes contex­tua­li­sées, mais qui, ain­si, dépas­saient le risque mono­gra­phique. J’y ai fait de très belles ren­contres et y ai com­pa­gnon­né avec des cher­cheurs et des ani­ma­teurs de pro­gramme qui ont comp­té dans mon parcours.

Du côté aca­dé­mique, un lieu a joué un rôle impor­tant dans ma for­ma­tion de jeune cher­cheuse, c’est celui d’un réseau du CNRS qui s’appelait le Gré­co 06, ani­mé par Ber­nard Kay­ser, qui réunis­sait les uni­ver­si­tés du Sud, donc de Bor­deaux, Pau, Tou­louse, Mont­pel­lier, Aix-Mar­seille et qui orga­ni­sait des ate­liers. J’ai par­ti­ci­pé à celui sur la péri­ur­ba­ni­sa­tion et les pro­ces­sus d’urbanisation, et y ai appris l’art du débat, de la dis­pu­ta­tio.

 

Tou­louse Le Mirail, quar­tier de Bel­le­fon­taine, 1970.Photo : Fonds André Cros, Archives muni­ci­pales de Tou­louse CC BY-SA 4.0

 

Com­ment avez-vous bas­cu­lé sur la ques­tion sociale ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Le Cieu était un petit ras­sem­ble­ment (qui s’est étof­fé au fil du temps) d’individualités qui, cha­cune, por­taient une thé­ma­tique des recherches urbaines, plu­tôt éco­no­mique pour Guy Jala­bert, plu­tôt sur l’habitat ancien pour Jean-Paul Lévy, sur les petites villes pour Jean-Paul Labo­rie et sur les trans­ports pour Robert Mar­co­nis. Mais la ques­tion sociale était très peu pré­sente dans les tra­vaux du Cieu. Or, mes centres d’intérêt, y com­pris sur le péri­ur­bain au début, por­taient vrai­ment sur la ques­tion des modes de vie, des modes d’habiter, des pra­tiques sociales, des inéga­li­tés, etc., et ce, même si ma thèse s’était inté­res­sée davan­tage aux producteurs.

À cela s’ajoutaient mon his­toire per­son­nelle, mes ori­gines sociales et mon impli­ca­tion dans l’éducation popu­laire. La ques­tion sociale était donc très pré­sente pour moi. Or, le hasard des rela­tions et des réseaux tis­sés et la résur­gence, fin des années 1980, avec la crise de ce qu’on a appe­lé la nou­velle pau­vre­té m’a pour par­tie dépor­tée vers le loge­ment social, puis sur un dis­po­si­tif de coor­di­na­tion des aides sociales, dont on m’avait deman­dé d’analyser les effets.

Il est vrai que la ques­tion du sur­en­det­te­ment des ménages accé­dants orga­ni­sait aus­si un lien avec des obser­va­tions que nous menions dans les lotis­se­ments. Je me suis donc mise à tra­vailler sur la pau­vre­té, la pré­ca­ri­té, les poli­tiques sociales, et d’une cer­taine manière, j’ai fini, au sein du Cieu, par incar­ner la ques­tion sociale, appor­tant au fond « ma » touche à côté de celle de ses autres membres. Il en sera de même pour celles et ceux qui rejoin­dront plus tard le Cieu, y appor­tant leur propre marque. C’est ain­si que j’ai par­ti­ci­pé au pro­gramme copi­lo­té par la Mire et le Plan urbain sur le RMI qui venait d’être mis en place et c’est à cette occa­sion que j’ai ren­con­tré Phi­lippe Estèbe, avec qui je vais com­pa­gnon­ner à l’université du Mirail pen­dant plu­sieurs années dans le cadre d’un DESS sur l’habitat.

 

Les quar­tiers sen­sibles deviennent ensuite votre grand thème de recherche… 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Avec le RMI, au tour­nant des décen­nies 1980–1990, les poli­tiques publiques vont s’efforcer de lut­ter contre la pauvreté/précarité, de nou­velles formes d’inégalité se tra­dui­sant par un pro­ces­sus de plus en plus mar­qué de ghet­toï­sa­tion des grandes cités HLM. Je vais dès lors ins­crire une par­tie de mes tra­vaux de recherche dans ce contexte, et ouvrir de nou­veaux chan­tiers, en par­ti­cu­lier sur les quar­tiers d’habitat social.

J’avais sous les yeux, à côté de mon uni­ver­si­té, les quar­tiers du Mirail, frap­pés par des dis­cours de dis­qua­li­fi­ca­tion et tou­chés par la déqua­li­fi­ca­tion, don­nant à voir une « répu­ta­tion » et des condi­tions de vie fort éloi­gnées de ce que j’avais pu vivre comme gamine dans le loge­ment social. Tout en menant des tra­vaux sur les quar­tiers tou­lou­sains de la « géo­gra­phie prio­ri­taire », par exemple avec Michel Per­al­di, j’ai com­men­cé à fré­quen­ter le milieu, alors très mili­tant, du déve­lop­pe­ment social des quar­tiers (DSQ), et ren­con­tré des per­son­na­li­tés qui ont joué un grand rôle dans ces poli­tiques comme Syl­vie Har­bur­ger, qui devien­dra secré­taire géné­rale de la CNDSQ, ou comme Domi­nique Figeat.

J’ai tra­vaillé sur les trans­for­ma­tions du monde HLM, sur la prise en compte de ces quar­tiers dans les poli­tiques publiques, sur ce que vivaient et affron­taient leurs habi­tants et me suis retrou­vée au niveau natio­nal dans des lieux où se dis­cu­taient ces nou­velles manières d’action publique, la toute nou­velle Délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à la ville (DIV).

Au début des années 1990, je suis sol­li­ci­tée par Jacques Don­ze­lot, alors rap­por­teur de l’évaluation de la poli­tique de la ville, pour prendre en charge celle de l’insertion par l’économique, tra­vaux que je mène avec Made­leine Lefebvre. Je mesure assez vite les limites de tra­vaux de recherche qui can­tonnent la ques­tion des quar­tiers à leur seul péri­mètre. J’éprouve le besoin de chan­ger d’échelle pour appré­cier ce qui se passe à l’échelle de la ville dans son entier.

Le Cieu tra­vaille beau­coup sur le pro­ces­sus de tech­no­po­li­sa­tion et le rôle des ITC (ingé­nieurs, tech­ni­ciens et cadres). J’en montre pour ma part les limites ou les effets (« sous la tech­no­pole, l’exclusion ») et par­ti­cipe avec d’autres à argu­men­ter la notion de « ville duale ». Je vais vivre alors une période intel­lec­tuelle très riche et refon­da­trice de bien des points de vue, embar­quée par Jacques Don­ze­lot dans une aven­ture qui va me mobi­li­ser plu­sieurs années : nous menons un très impor­tant pro­gramme euro­péen sur les zones urbaines défavorisées.

Ce pro­gramme va nous conduire avec Jacques, avec Cathe­rine, sa femme, avec José, à par­cou­rir les pays euro­péens pour enquê­ter sur la manière dont les zones urbaines défa­vo­ri­sées font l’objet de poli­tiques publiques. Ce pro­gramme finan­cé par l’Otan fai­sait le constat de la mon­tée d’autres risques que celui de la guerre froide, risque de déliai­son sociale, de déco­hé­sion. Il sera accom­pa­gné d’un sémi­naire natio­nal que nous avons coa­ni­mé, pour mettre en débat nos obser­va­tions et ana­lyses, et il a don­né lieu à plu­sieurs ouvrages et articles dans la revue Esprit, dont il était membre. Je vais aus­si par­ti­ci­per aux ins­tances du Plan urbain, puis du Puca, et c’est dans ce cadre que je vais ani­mer avec Éve­lyne Per­rin un sémi­naire de recherche sur la mixi­té sociale qui appa­raît alors au fron­tis­pice des poli­tiques publiques avec la pro­mul­ga­tion de la loi SRU et qui va beau­coup m’occuper… L’impossible mixi­té sociale !

 

Avec Jacques Don­ze­lot, vous théo­ri­sez la ville à trois vitesses ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ C’est à Jacques Don­ze­lot qu’appartient l’invention de la « ville à trois vitesses ». Disons que j’ai été un de ses spar­ring part­ners. J’ai bien sûr contri­bué à ce tra­vail de for­ma­li­sa­tion et de construc­tion d’une figure qui per­met­tait d’enrichir celle de la ville duale, en arti­cu­lant trois pro­ces­sus bien iden­ti­fiés dans les dyna­miques urbaines (péri­ur­ba­ni­sa­tion, ghet­toï­sa­tion et gentrification).

Si je n’ai pas, à pro­pre­ment par­ler, tra­vaillé sur la gen­tri­fi­ca­tion, cette figure avait le mérite heu­ris­tique de remettre en sys­tème une par­tie de mes propres obser­va­tions et de sou­li­gner com­bien les stra­té­gies rési­den­tielles, logique de l’appariement élec­tif, par exemple, par­ti­ci­paient à la fabrique urbaine.

Mes aven­tures intel­lec­tuelles ont tou­jours été des aven­tures humaines, mar­quées par des ren­contres, des com­pa­gnon­nages, des complicités

Cette période a donc été pour moi par­ti­cu­liè­re­ment fruc­tueuse : mes aven­tures intel­lec­tuelles ont tou­jours été des aven­tures humaines, mar­quées par des ren­contres, des com­pa­gnon­nages, des com­pli­ci­tés. Jacques Don­ze­lot, mais aus­si André Brus­ton, qui n’a mal­heu­reu­se­ment pas beau­coup écrit, mais qu’il était pas­sion­nant d’écouter, homme d’une immense culture urbaine qui a été pour beau­coup dans l’effervescence du Plan urbain ; Oli­vier Piron aus­si, qui, lorsqu’il devien­dra secré­taire per­ma­nent du Puca, va nous per­mettre d’aller au bout de ce pro­jet. Je vou­drais sou­li­gner le rôle qu’ont joué ces ins­tances dans l’animation de la recherche urbaine et la consti­tu­tion d’un milieu métis­sé com­pre­nant des cher­cheurs de toutes dis­ci­plines et ori­gines, aca­dé­miques ou non.

Elles ont consti­tué un creu­set vrai­ment fécond, dans un rap­port à l’action et aux poli­tiques publiques qui n’était cepen­dant pas dépour­vu de ten­sions, ou d’incompréhension, mais fruc­tueux pour la recherche. Mon éco­sys­tème intel­lec­tuel a plu­tôt été de ce côté que de celui du CNRS, affaire sans doute de géné­ra­tion. C’est pro­ba­ble­ment par fidé­li­té à cette his­toire, par recon­nais­sance aus­si, que la der­nière aven­ture dans laquelle j’ai embar­qué est à nou­veau pla­cée sous l’égide du Puca, qui, après une sorte de mise en som­meil, retrouve, sous la hou­lette d’Hélène Pes­kine, de l’allant et renoue avec le rôle qui a été le sien.

 

Les pro­grammes POPSU vous paraissent-ils s’inscrire dans la conti­nui­té d’une réflexion sur la ville en lien avec l’action et les acteurs ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Avant de reve­nir à ce qui consti­tue mon aven­ture du moment (POPSU Métro­poles), je vou­drais dire un mot de celle qui l’a pré­cé­dée et qui par­ti­cipe éga­le­ment plei­ne­ment de ma pra­tique scien­ti­fique : une pra­tique de recherche qui s’inscrit dans un dia­logue, une coopé­ra­tion avec les acteurs, sans angé­lisme cepen­dant. J’ai indi­qué la constance de mon inté­rêt pour les ques­tions d’habitat : pavillon­naire, d’une part, et social, d’autre part.

J’ai été par­mi les membres fon­da­teurs d’un réseau (socioé­co­no­mie de l’habitat) réunis­sant les cher­cheurs qui tra­vaillaient sur le loge­ment et l’habitat, ani­mé à ses débuts par Hen­ri Coing et Cathe­rine Bon­val­let, puis par d’autres cher­cheurs, recon­nu puis lâché par le CNRS. J’ai beau­coup tra­vaillé, au moment de la loi Bes­son et de l’entrée en poli­tique du droit au loge­ment, avec René Bal­lain et celle qui, au PCA, puis au Puca, por­tait ces ques­tions, Fran­cine Ben­gui­gui, sur le « loge­ment des plus dému­nis » et les poli­tiques locales de l’habitat qui, avec la décen­tra­li­sa­tion, émergeaient.

Suite au congrès de l’ENHR (Réseau euro­péen pour la recherche sur le loge­ment) en 2011, orga­ni­sé à Tou­louse, je vais trou­ver, en la per­sonne de Domi­nique Belargent, un com­plice, et ensemble nous allons por­ter la dif­fu­sion des tra­vaux de recherche dans le monde HLM, rap­pro­cher cher­cheurs et acteurs par plu­sieurs ini­tia­tives : des ren­contres annuelles, un prix de thèse, la réa­li­sa­tion annuelle d’un pano­ra­ma des tra­vaux de recherche. Ce tra­vail de média­tion assu­mé conjoin­te­ment a débou­ché sur des pro­grammes de recherche cocons­truits, sur le voi­si­nage ou, plus récem­ment, sur la vente HLM.

 

Reve­nons au pro­gramme POPSU Métropoles… 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Le Puca m’a don­né la chance de conce­voir un pro­gramme qui répon­dait à ma vision de la recherche, après plus de trente ans de pra­tique scien­ti­fique : une recherche qui repose sur des obser­va­tions ancrées dans un lieu ; des cher­cheurs « éta­blis » en quelque sorte dans ce lieu, mais capables de ne pas s’y engluer ou enfer­mer, ce qui sup­pose un savoir-faire par­ti­cu­lier (pou­voir appro­cher la réa­li­té de la fabrique urbaine dans toutes ses dimen­sions, au plus près, sans perdre pour autant sa capa­ci­té à prendre de la dis­tance) ; ins­tau­rer des espaces et des temps qui per­mettent la mise en débat, la dis­cus­sion et auto­risent une capi­ta­li­sa­tion commune.

Mais sur­tout, il m’a per­mis d’expérimenter un autre mode de pro­duc­tion des savoirs sur la ville, dans un champ où la capa­ci­té réflexive des cher­cheurs peut être concur­ren­cée par celle d’acteurs qui ont sur eux l’avantage d’être au cœur de la fabrique urbaine. C’est ce que nous nous effor­çons de faire avec ce pro­gramme en déve­lop­pant, dans les 15 métro­poles qui en sont par­tie pre­nante, des pla­te­formes asso­ciant cher­cheurs, élus et pro­fes­sion­nels, pour par­ta­ger leurs ana­lyses sur la manière dont ces grandes villes affrontent les tran­si­tions à un moment de leur his­toire où elles sont stig­ma­ti­sées et où leur déve­lop­pe­ment est for­te­ment remis en ques­tion, mais à un moment aus­si où elles s’engagent dans l’expérimentation de coopé­ra­tions avec les ter­ri­toires qui les environnent.

C’est là encore une aven­ture col­lec­tive par­ta­gée avec une dream team, Jean-Marc Off­ner, Jean-Bap­tiste Marie et quelques autres, et qui s’inscrit – pour cette sai­son 3 dont j’assume la res­pon­sa­bi­li­té scien­ti­fique – dans une forme de conti­nui­té avec les sai­sons 1 et 2 qui ont été ani­mées par Alain Bour­din : ce pro­gramme assure depuis plus de dix ans une obser­va­tion en conti­nu, et que je crois féconde, de la trans­for­ma­tion des grandes agglo­mé­ra­tions françaises.

 

Vous êtes res­pon­sable d’un pro­gramme scien­ti­fique, qui a notam­ment Tou­louse comme objet, et, en même temps, pré­si­dente du conseil de déve­lop­pe­ment de la métro­pole tou­lou­saine (Codev). Com­ment assu­mez-vous cette double res­pon­sa­bi­li­té, ce double engagement ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Je dois pré­ci­ser que je suis res­pon­sable au niveau natio­nal du pro­gramme POPSU Métro­poles, mais que je n’en pilote pas la pla­te­forme tou­lou­saine. Je ne suis donc pas « juge et par­tie » ! Si j’ai été appe­lée à la pré­si­dence du Codev, je le dois sans doute à mes tra­vaux de recherche sur la ville.

Depuis le milieu des années 1980, j’ai été pré­sente sur la scène locale, dans de très nom­breux débats et sémi­naires orga­ni­sés à l’initiative de l’État, des col­lec­ti­vi­tés locales, de l’agence d’urbanisme, mais aus­si d’associations. J’ai essayé de faire par­ta­ger ma com­pré­hen­sion des dyna­miques urbaines, de rendre plus intel­li­gible ce qu’il se passe.

Les cher­cheurs doivent prendre leur part dans le débat public.

Nous avons d’ailleurs por­té avec vous, Antoine, et quelques amis, le pro­jet d’une édi­tion tou­lou­saine de la revue nan­taise Place Publique, qui mal­heu­reu­se­ment n’a pas vu le jour, mais qui sym­bo­lise bien ce à quoi je crois : que les cher­cheurs doivent prendre leur part dans le débat public.

Si j’ai accep­té la pré­si­dence du Codev, c’est parce que le pré­sident de la Com­mu­nau­té urbaine d’alors sou­hai­tait sa refon­da­tion pour l’adosser à la métro­pole tou­lou­saine, alors qu’il l’avait été au SCoT. C’était pour moi un pari que celui de tra­vailler avec quelques-uns à repen­ser un rôle pour ce nou­veau Codev : il s’agissait d’y ame­ner la diver­si­té des points de vue et des exper­tises, scien­ti­fique, pro­fes­sion­nelle, mili­tante, asso­cia­tive, usa­gère sur la chose urbaine que pou­vait recé­ler la socié­té tou­lou­saine pour pro­duire, par la maïeu­tique de la dis­cus­sion, une réflexion com­mune sur les enjeux aux­quels la métro­pole est et sera confron­tée ; pour nour­rir les poli­tiques urbaines, invi­ter les élus et les tech­ni­ciens à faire un pas de côté, réin­ter­ro­ger leurs cer­ti­tudes ; pour don­ner aux citoyens, sur des sujets com­plexes, les élé­ments qui leur per­met­tront de se faire une opi­nion raisonnée.

Le rôle du Codev, c’est aus­si de faire un cer­tain nombre de pro­po­si­tions concrètes, qui sont ou non reprises. Ce que j’y ai fait a sans doute, sur le fond, un rap­port avec ma pra­tique de cher­cheuse et, sur la forme, emprunte à ma for­ma­tion aux méthodes actives que prô­naient les Ceméa. Au bout de huit ans d’existence, le Codev a acquis une légi­ti­mi­té qui peut lui per­mettre d’envisager d’autres chan­tiers et manières de faire, tout en sachant qu’il lui faut tenir un équi­libre qui ne va pas de soi.

Entre l’engagement béné­vole de ses membres, qui attendent en retour de leur impli­ca­tion une réelle écoute et prise en consi­dé­ra­tion de leurs tra­vaux, et des élus et tech­ni­ciens, par­ta­gés entre l’intérêt que peut appor­ter la mobi­li­sa­tion citoyenne de l’expertise de la « socié­té civile » et la crainte ou les réserves qu’elle peut sus­ci­ter. L’enjeu pour un Codev, dès lors qu’il veut être écou­té, et plus encore enten­du, est de trou­ver la voie pour dire, inter­pel­ler, aler­ter, sans juger, sans agresser.

C’est à un exer­cice de démo­cra­tie rai­son­née qu’il consacre son éner­gie, ce qui est loin d’épuiser les formes de ce qu’il est conve­nu d’appeler la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, qui, dans une métro­pole, est incar­née par bien d’autres acteurs, col­lec­tifs et ins­tances, sus­cep­tibles d’emprunter d’autres che­mins et de se don­ner d’autres scènes.

 

En qua­rante ans, com­ment votre regard sur Tou­louse a‑t-il évolué ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Je suis née à Lyon, ville indus­trielle. Quand je suis arri­vée à Tou­louse, ma pre­mière impres­sion a été que ce n’était pas une ville ouvrière et indus­trielle comme celle d’où je venais. À l’époque, et même si j’ai bien conscience qu’il s’agit d’un cli­ché, c’était, vue de Lyon, une ville du Sud, latine, un peu « pro­vin­ciale » et rurale, dans la mesure où elle était dépour­vue de « ban­lieues » et que, dès les portes de la ville fran­chie, on était à la campagne…

Une ville donc  de grande éten­due, mais qua­si­ment sans agglo­mé­ra­tion. Entre le milieu des années 1970, où je m’y suis ins­tal­lée, et 2021, elle a pro­fon­dé­ment chan­gé : elle a connu une des plus fortes crois­sances démo­gra­phiques des villes fran­çaises en rela­tion avec un déve­lop­pe­ment éco­no­mique consé­quent, mar­qué en par­ti­cu­lier par l’essor de l’aéronautique euro­péenne ; ce déve­lop­pe­ment a lar­ge­ment béné­fi­cié de déci­sions de l’État qui y a décen­tra­li­sé, après l’aviation, le CNES, mais aus­si la Météo, autant d’implantations qui y ont ame­né, cher­cheurs, tech­ni­ciens, cadres, ingé­nieurs ; elle est aujourd’hui dotée d’un appa­reil de for­ma­tion et de recherche par­mi les tout pre­miers de France, atti­rant plus de 100 000 étu­diants, qui vivent pour une grande part dans la ville, contri­buant lar­ge­ment à son ani­ma­tion ; elle s’est « éta­lée », hybri­dant les espaces ruraux qui l’entourent, for­mant une aire urbaine élar­gie aux dépar­te­ments voisins.

Depuis le pro­jet de « ville nou­velle » du Mirail, pas de gestes urba­nis­tiques ou archi­tec­tu­raux séma­phores ou mémo­rables, mais l’accompagnement de l’arrivée conti­nue de nou­velles popu­la­tions par la construc­tion mas­sive de loge­ments, d’équipements et d’infrastructures ; une dis­sy­mé­trie centre/périphérie telle, qu’elle a pu se pas­ser pen­dant long­temps de toute struc­tu­ra­tion inter­com­mu­nale, trou­vant les moyens d’une coopé­ra­tion sur pro­jet, mais qui avec le rééqui­li­brage pro­gres­sif entre la ville-centre et les com­munes péri­ur­baines a vu se mettre en place un dis­trict, puis une com­mu­nau­té d’agglomération et, seule­ment en 2010, une com­mu­nau­té urbaine.

Para­doxa­le­ment, c’est une ville-centre qui, pour les élec­tions natio­nales, vote à gauche, mais élit depuis près de qua­rante ans un maire de centre droit, à l’exception de la paren­thèse 2008–2014, et une cou­ronne péri­ur­baine dont les com­munes sont assez majo­ri­tai­re­ment gou­ver­nées par des muni­ci­pa­li­tés socia­listes ou de centre gauche. À l’opposition poli­tique ville-cen­tre/­pé­ri­phé­rie a suc­cé­dé un contrat de gou­ver­nance, qui per­met d’asseoir l’administration de l’intercommunalité désor­mais métro­po­li­taine sur une large majo­ri­té trans­par­ti­sane, sur un péri­mètre géo­gra­phique cepen­dant tron­qué au regard de l’aire d’influence de la métropole.

Com­ment une socié­té métro­po­li­taine, ain­si fragmentée,
où la dis­tance entre groupes sociaux s’accroît, tient-elle ?

La répu­ta­tion d’une métro­pole à qui tout réus­sit ne doit pas faire oublier un « acci­dent de par­cours » trau­ma­tique (l’explosion de l’usine d’AZF), qui a révé­lé des frac­tures sociales igno­rées jusque-là et une ségré­ga­tion par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée qui en fait une par­faite illus­tra­tion de la « ville à trois vitesses » et d’une urba­ni­sa­tion qui répond à la logique de l’appariement élec­tif et de la « club­bi­sa­tion » chère à Éric Charmes en péri­phé­rie urbaine : le centre-ville s’est gen­tri­fié et la gen­tri­fi­ca­tion gagne les fau­bourgs ; la péri­ur­ba­ni­sa­tion se pour­suit et les grands quar­tiers d’habitat social s’enfoncent dans une spé­cia­li­sa­tion socio-eth­nique de plus en plus visible.

Com­ment une socié­té métro­po­li­taine, ain­si frag­men­tée, où la dis­tance entre groupes sociaux s’accroît, tient-elle ? Qu’est-ce qui, dans son his­toire, dans ses lieux, la vie quo­ti­dienne de ses habi­tants, crée du com­mun, même de manière fugace, peut faire lien, peut faire « corps » ? Com­ment les poli­tiques publiques, dans cette ville dite « rose », chan­tée par Nou­ga­ro, où l’on aime vivre dehors, pala­brer, qui a le goût de la fête, deve­nue une des grandes métro­poles fran­çaises, par­vien­dront à faire tenir ces bouts de ville ensemble, au-delà des évè­ne­ments fes­tifs qui ras­semblent, autour du Mino­taure, la socié­té locale ?

Si, à l’agenda des poli­tiques métro­po­li­taines, on trouve clas­si­que­ment de grands pro­jets struc­tu­rants qui font consen­sus, d’autres ont sus­ci­té de vifs débats, comme le pro­jet de la 3e ligne de métro accu­sé de des­ser­vir Tou­louse au détri­ment de pro­jets pou­vant concer­ner les espaces péri­ur­bains, dont le maillage par les trans­ports en com­mun reste for­te­ment défi­cient ; mais d’autres ques­tions, tou­chant par exemple aux poli­tiques de peu­ple­ment pour lut­ter contre la ghet­toï­sa­tion et la concen­tra­tion des ménages les plus pauvres sur le seul ter­ri­toire de la ville de Tou­louse, peinent à trou­ver des réponses à hau­teur des enjeux. L’exercice d’une soli­da­ri­té, en la matière, peine à avancer.

 

La crise pan­dé­mique accen­tue-t-elle ces interrogations ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ La crise tra­ver­sée cette der­nière année confronte Tou­louse à des enjeux sem­blables aux autres métro­poles : res­ter dési­rable, habi­table, hos­pi­ta­lière. Les poli­tiques publiques, qui s’étaient déjà inflé­chies pour s’adapter au réchauf­fe­ment cli­ma­tique et à la tran­si­tion éco­lo­gique, revi­sitent l’offre de mobi­li­té. Elles inter­rogent un modèle d’urbanisation qui doit désor­mais arti­cu­ler usage modé­ré du fon­cier – sans recou­rir pour autant à une den­si­té agres­sive ou per­çue comme telle – pour répondre aux attentes sociales qui se sont expri­mées « avec les pieds » (ain­si l’« exode des cita­dins », à l’annonce du confi­ne­ment, vers la mai­son et la pleine nature).

Mais plus que dans d’autres métro­poles, elles doivent hâter une diver­si­fi­ca­tion éco­no­mique, à l’agenda depuis long­temps, que le ralen­tis­se­ment (durable ?) de l’industrie aéro­nau­tique rend néces­saire et qui doit être com­pa­tible avec les objec­tifs de décar­bo­na­tion. D’aucuns ont pu évo­quer un scé­na­rio catas­trophe com­pa­rable à l’effondrement de Détroit, rien de tel à l’horizon, du moins pour le moment, mal­gré les dif­fi­cul­tés ren­con­trées par la sous-trai­tance d’Airbus, qui impactent aus­si des bas­sins d’emplois en dehors de la métro­pole et l’inquiétude qui demeure sur la reprise des dépla­ce­ments en avion.

Pour ce faire, Tou­louse a des atouts et en par­ti­cu­lier des com­pé­tences affir­mées dans les sys­tèmes embar­qués, qui peuvent trou­ver d’autres champs d’application. Cette métro­pole, sur le ber­ceau duquel l’État « bonne fée » s’est conti­nû­ment pen­ché, s’interroge sur sa tra­jec­toire et, après avoir struc­tu­ré une inter­com­mu­na­li­té deve­nue indis­pen­sable, s’engage dans de nou­veaux dia­logues à une autre échelle ter­ri­to­riale, celle des espaces péri­mé­tro­po­li­tains avec les­quels elle expé­ri­mente des contrats de réci­pro­ci­té. Voi­là, à grands traits, quelques élé­ments sur la situa­tion toulousaine…

 

 Saint-Louis-du-Séné­gal © Anze Furlan/Shutterstock

 

La der­nière ques­tion porte sur vos villes pré­fé­rées. Est-ce que le Lyon de votre jeu­nesse est res­té comme un idéal urbain ? 

Marie-Chris­tine Jaillet/ Non, Lyon est une ville qui a vrai­ment beau­coup chan­gé, une belle ville, néan­moins, c’est une ville où je n’ai jamais eu envie de retour­ner. La ville que j’habite au plein sens du terme et qui m’habite, c’est celle que j’ai adop­tée, Tou­louse. J’ai bien sûr aimé d’autres villes que j’ai tra­ver­sées, elles sont toutes liées à celui ou celle avec qui j’y suis allée.

Der­rière cha­cune de ces villes, il y a une expé­rience sin­gu­lière : le cos­mo­po­li­tisme et la pul­sa­tion conti­nue de New York, par­cou­rue avec Tho­mas, mon fils. Mais ce sont les villes ita­liennes et peut-être plus encore, les villes espa­gnoles, par­cou­rues avec José, que j’affectionne. Lorsqu’il diri­geait l’Agence d’urbanisme de Tou­louse, il me par­lait de l’« espace capable ». Plu­tôt inté­res­sée par la socié­té urbaine, j’étais peu sen­sible à la dimen­sion phy­sique, à la mor­pho­lo­gie des villes.

C’est en arpen­tant avec lui les places à por­tiques que j’ai com­pris ce qu’était un espace capable, quant à l’heure où la cha­leur tombe, les Espa­gnols, tout sta­tut social confon­du, « bien mis », convergent vers les places ou les Ram­blas, à Bar­ce­lone, Madrid ou Valence, mais aus­si dans les plus petites villes, s’abritent sous les cou­verts pour rejouer chaque soir les rites d’une convi­via­li­té du dehors, d’une forme de com­mu­nion urbaine. Tou­louse n’en est d’ailleurs pas dépour­vue. Elle a un peu de l’âme urbaine espagnole.

Ce qui m’a tou­jours intéressée,
c’est d’aller voir l’envers du décor

J’ai aimé aus­si déam­bu­ler à Saint-Louis-du-Séné­gal, à l’atmosphère si par­ti­cu­lière. Mes villes pré­fé­rées, ce ne sont pas seule­ment les villes-monde, c’est aus­si celles dont on ne parle pas, les villes petites et moyennes du Sud-Ouest où je me sens bien… l’austérité de la bas­tide de Vil­le­franche-de-Rouergue, la dou­ceur joviale de Cahors… Mais ces villes que nous tra­ver­sons, avec atten­tion, plai­sir, nous n’en voyons le plus sou­vent qu’une des facettes, celle de la ville patri­mo­niale, de la ville comme « haut lieu ». Ce qui m’a tou­jours inté­res­sée, c’est d’aller voir l’envers du décor, ce que l’on ne montre pas, les lieux ordi­naires où vivent les habi­tants de ces villes.

C’est ce que nous avions fait avec Jacques Don­ze­lot, quand nous avions par­cou­ru les villes euro­péennes. C’est ce que j’ai fait récem­ment à Abou Dabi, où loin des gratte-ciel, de la richesse qui s’expose à chaque coin d’avenue, des espaces publics soi­gnés, de la pro­fu­sion de gestes archi­tec­tu­raux, dans l’arrière-cour, au-delà des lotis­se­ments sans âme, s’entassent dans des bara­que­ments les immi­grés venus d’Asie ou d’Afrique qui font l’économie du pays. C’est une autre ville, mais c’est bien la ville réelle. Plus près de nous, Prague, un cœur de ville magni­fique, explo­ré à Noël sous la neige, et « en cou­lisse » l’équivalent de nos grands ensembles à perte de vue, où vivent les Pra­guois. L’expérience que nous avons de ces villes que nous aimons, qui nous ont pro­cu­ré des émo­tions et des sou­ve­nirs, est rare­ment l’expérience de ceux qui les habitent.

Antoine Lou­bière  

Pho­to : Marie-Chris­tine Jaillet © D. R.

 

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