Les aspects symétriques de la sobriété énergétique dans l’habitat

André Yché, président du conseil de surveillance de CDC Habitat et conseiller auprès du directeur général de la Caisse des Dépôts, chargé d’une mission sur le logement, l’habitat et l’aménagement.

Toute ques­tion tou­chant à l’écologie mériterait d’être abordée sous l’angle de « l’Histoire glo­bale », celle qui traite des civi­li­sa­tions. Sans remon­ter à Oswald Spen­gler ni à Arnold Toyn­bee, il n’est guère envi­sa­geable d’ignorer les tra­vaux de Niall Fer­gu­son, ni sur­tout de Jared Dia­mond, de Ken­neth Pome­ranz et de Ian Mor­ris en la matière. Si Fer­gu­son, dans ses ouvrages, sou­ligne le rôle des ins­ti­tu­tions dans le décollage de l’Occident au xviiie siècle, les trois der­niers auteurs cités mettent au pre­mier plan des considérations écologiques pour expli­quer « la grande diver­gence » entre le développement social de l’Europe et celui de la Chine, au cours des deux siècles précédents.

Ian Mor­ris, qui s’efforce d’opérer la synthèse de ses prédécesseurs (un déterminisme de long terme pour Dia­mond, un « acci­dent his­to­rique » selon Pome­ranz), adopte une approche ori­gi­nale en mesu­rant le développement social à par­tir d’un indi­ca­teur com- posite de son cru, com­bi­nant prin­ci­pa­le­ment le niveau d’urbanisation de la société et le poten­tiel énergétique dévolu à chaque indi­vi­du, incluant l’alimentation (calo­ries par jour), le chauf­fage, le tra­vail, etc., pour abou­tir à des conclu­sions saisissantes.

Selon Mor­ris, l’histoire des civi­li­sa­tions les plus brillantes et les plus avancées, tant en Occi­dent (l’Empire romain au iiie siècle) qu’en Orient (la Chine des Song) suggère l’existence d’un « pla­fond de verre » du développement social autour du niveau 40 de son indi­ca­teur com­po­site qui, lorsqu’il est atteint, est immédiatement sui­vi d’un recul civi­li­sa­tion­nel, signi­fiant qu’il n’existe plus suf­fi­sam­ment de res­sources, notam­ment ali­men­taires et énergétiques, pour pour­voir aux besoins crois­sants de la population.

Sur une très longue période (15000 ans), Ian Mor­ris estime que l’Occident a détenu une avance impor­tante sur l’Orient (figuré par la Chine), à l’exception d’une brève période s’étendant du ve siècle (la chute de l’Empire romain) jusqu’au milieu du xviiie siècle, c’est‑à-dire jusqu’au déclenchement de la révolution indus­trielle en Angleterre.

Découverte de char­bon et colo­ni­sa­tion du Nou­veau Monde

À cette époque, du fait de la déforestation de la Grande-Bre­tagne et des sur­faces consacrées à l’élevage des­tiné à ali­men­ter la pro­to-indus­trie lainière, le système social anglais était sur le point de s’effondrer et ne fut sauvé, selon lui, que par les effets d’un double miracle : la découverte de char­bon à proxi­mité immédiate de pôles démographiques, de pro­duc­tion et de consom­ma­tion ; l’accès à d’immenses terres inexploitées (10 mil­lions de km2) grâce à la colo­ni­sa­tion du Nou­veau Monde.

C’est alors que fut brisé, pour la première fois, le « pla­fond de verre » des 40 unités de développement social, pour atteindre aujourd’hui, en Occi­dent, un niveau supérieur à 110, concrétisant ain­si l’avance prise, au cours des deux der­niers siècles, sur l’Orient chi­nois. Ain­si, les « traités inégaux » du xixe siècle ne sont que la conséquence inéluctable de l’avance occi­den­tale, préparée dès le xve siècle par la décision du suc­ces­seur de l’empereur Yongle d’interdire à ses com­pa­triotes la navi­ga­tion hauturière, met­tant ain­si un terme aux expéditions mari­times de l’amiral eunuque Zheng He.

Il est intéressant de rap­pro­cher les conclu­sions de cette ana­lyse d’observations contem­po­raines, por­tant notam­ment sur les émissions de CO2 dans l’atmosphère, génératrices de « l’effet de serre » à l’origine (supposée) du réchauffement cli­ma­tique. En l’espace d’un demi-siècle (de 1970 à nos jours), la part de la Chine a littéralement explosé, pas­sant de 2 mil­liards de tonnes de CO2 en 1970 à plus de 10 mil­liards en 2020, après un pic d’émission à près de 15 mil­liards en 2013. Durant cette période, la crois­sance démographique de la Chine s’est alignée sur celle de la France, à un niveau annuel de l’ordre de 0,5 %, tan­dis que celui de l’Afrique, cinq fois plus élevé, représente désormais 80 % de l’accroissement de la popu­la­tion mon­diale à l’horizon 2 050.

Diverses conclu­sions méritent d’être tirées de ces constats, à la lumière des tra­vaux de Mor­ris. En pre­mier lieu, le « rat­tra­page » de la Chine est bien en cours et sera réalisé autour de 2050 ; il signi­fie­ra la fin de l’hégémonie géopolitique de l’Occident, sauf nou­vel « acci­dent de par­cours ». L’impact écologique de cette remise à niveau, qui fait de la Chine l’émetteur de 30 % du CO2 chaque année, se pro­duit hors crois­sance démographique exceptionnelle.

Inver­se­ment, l’impact de la crois­sance démographique en Afrique n’est guère signi­fi­ca­tif à court terme, mais il s’avérera écrasant et irrévocable dès lors qu’à la crois­sance démographique se com­bi­ne­ra, dans quelques décennies, le « rat­tra­page social » inéluctable. C’est donc en Afrique que se joue, à long terme, l’avenir écologique de la planète, le rythme d’accentuation de la crise à court terme dépendant essen­tiel­le­ment de la tra­jec­toire asia­tique, c’est‑à-dire chinoise.

Compétitivité de notre modèle social

Dans ce contexte général qui devrait ins­pi­rer nos poli­tiques publiques, com­ment ana­ly­ser la ques­tion des économies d’énergie dans l’habitat ? D’abord, en rap­pe­lant qu’il s’agit d’un enjeu essen­tiel­le­ment natio­nal, impor­tant en termes de compétitivité de notre modèle social, mais d’impact infinitésimal quant à « l’avenir de la planète ». En d’autres termes, la sobriété énergétique com­porte un effet impor­tant sur le pou­voir d’achat des ménages ain­si que sur la balance cou­rante de nos échanges extérieurs ; son effet sur l’avenir de l’humanité, à ce stade, n’est guère per­cep­tible : il s’agit donc, de ce point de vue, d’un débat politique.

Puisqu’il en est ain­si, peut‑être convient-il de mettre en garde le lec­teur contre les « effets de mode » exercés par le « lea­der tech­no­lo­gique », à par­tir d’un exemple particulièrement mar­quant car tota­le­ment extérieur au sujet. Depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale, la supériorité tech­no­lo­gique américaine fas­cine les états-majors.

Lorsque dans les années 1960, le nou­veau secrétaire à la Défense appointé par John Ken­ne­dy, Robert Mac Nama­ra, ancien chair­man (président) de Ford, décida d’implanter les méthodes de « trai­ning within indus­tries » (for­ma­tion en situa­tion de tra­vail) et de la « ratio­na­li­sa­tion des choix budgétaires » au sein du Penta­gone, il décida qu’il ne devait plus exis­ter à bord des porte-avions de l’US Navy qu’un seul type d’appareils, capable d’accomplir toutes les missions.

Ce nou­vel « impératif catégorique » orien­ta les bureaux d’études vers les avions à géométrie variable : F111, puis F14 et B1, sans réaliser pour autant de véritable percée tech­no­lo­gique. De l’avis des experts, ce fias­co entraîna néanmoins des effets extrêmement posi­tifs : en dépit de res­sources beau­coup plus limitées, les Soviétiques imitèrent le grand compétiteur, avec une série d’aéronefs : Su 22, Mig 23, Su 24 et Tupo­lev « Back­fire », tout aus­si « déplorables » (aurait pu dire Hil­la­ry Clin­ton) les uns que les autres. Aus­si, l’aéronautique mili­taire russe se per­dit-elle, pen­dant plus d’une décennie, dans les méandres de la géométrie variable.

Ain­si en est-il en termes de poli­tique énergétique : l’Allemagne, ins­pi­ra­trice de l’Europe, avait déclaré la fin du nucléaire au pro­fit du gaz russe déversé sur l’Europe par les réseaux géants Nord Stream I et II; c’était avant l’invasion de l’Ukraine. Le nucléaire n’est plus ostra­cisé, car dépourvu de réelle alter­na­tive : l’énergie renou­ve­lable n’est ni sto­ckable, ni sa pro­duc­tion véritablement régulable ; l’hydrogène offre une pos­si­bi­lité de sto­ckage, mais le « cycle de Car­not » de sa pro­duc­tion est très décevant. Quelles sont donc les voies vers un « nou­veau miracle » per­met­tant de préserver un niveau de développement social supérieur à 110, atteint à ce jour ?

« Zéro arti­fi­cia­li­sa­tion nette » du sol

La seule solu­tion envi­sa­geable réside dans la fusion nucléaire contrôlée (le pro­jet Iter), pro­ces­sus com­plexe dans lequel la Corée du Sud paraît avoir pris quelque avance, en sta­bi­li­sant le phénomène pen­dant une ving­taine de secondes (pro­chain objec­tif de sta­bi­li­sa­tion : 200 secondes). En toute hypothèse, la ques­tion écologique, étudiée à l’échelle « macro » (l’humanité) aus­si bien que « micro » (l’habitat social en France), ne peut man­quer de sou­le­ver deux inter­ro­ga­tions essentielles.

La première porte sur le modèle démographique sou­te­nable ; en France, la ques­tion n’est pas tant celle des économies d’exploi- tation en toute hypothèse indis­pen­sables que de l’offre abor­dable, s’agissant notam­ment de « l’énergie grise » nécessaire à la construc­tion. En d’autres termes, il ne s’agit pas seule­ment d’inventer des modèles de ges­tion sou­te­nables, mais aus­si de limi­ter la pro­duc­tion au strict nécessaire, notam­ment en maîtrisant l’étalement urbain, ce qui ren­voie au prin­cipe de « zéro arti­fi­cia­li­sa­tion nette » du sol.

La seconde ques­tion, tout aus­si fon­da­men­tale, ren­voie à l’interrogation démocratique soulevée dès lors que des phénomènes d’ampleur uni­ver­selle sont en jeu: les pandémies, notam­ment. Il ne s’agit donc pas seule­ment d’identifier des pro­fils de déve- lop­pe­ment durables, mais de s’assurer que les condi­tions de leur mise en œuvre soient démocratiquement accep­tables: tel est le véritable défi poli­tique de la tran­si­tion écologique, dont la sobriété énergétique dans l’habitat four­nit une illus­tra­tion concrète, per­cep­tible par le plus grand nombre.

André Yché

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