Les associations professionnelles exactes au rendez-vous

Le 8 janvier 2024, la revue Urbanisme a réuni les principales instances représentatives du métier d’urbaniste pour débattre sur les enjeux et perspectives de la profession : la Société française des urbanistes (SFU), l’Office professionnel de qualification des urbanistes (OPQU), le Conseil français des urbanistes (CFDU), le Collectif national des jeunes urbanistes (CNJU) et Urbanistes des Territoires (UT).

 

Pou­vez-vous nous rap­pe­ler votre par­cours au sein de vos entités respectives ?

Domi­nique Lan­cre­non : Je suis urba­niste, rentrée à la SFU en 1995–1996, et je me suis rapi­de­ment inves­tie sur des ques­tions européennes auprès du Conseil européen des urba­nistes, dont j’ai été présidente, et qui ras­semble aujourd’hui des asso­cia­tions d’urbanistes de 27 pays en Europe. Ma pra­tique pro­fes­sion­nelle a été en bureau d’études privé et s’oriente aujourd’hui davan­tage sur les enjeux de par­ti­ci­pa­tion citoyenne en urba­nisme et aménagement du territoire.

Laurent Vigneau : À l’origine, je suis ingénieur topo­graphe et je suis rentré à la SFU en 1992, quand j’étais encore étudiant. Ce qui m’intéressait, déjà à l’époque, était la ren­contre avec les pra­tiques actuelles de l’urbanisme et les héritages, les ensei­gne­ments du passé. C’est encore ce qu’on essaie de développer aujourd’hui avec Domi­nique. Pour rap­pel, la SFU a été créée en 1911. J’ai bâti ma carrière d’urbaniste au sein de sociétés d’ingénierie, prin­ci­pa­le­ment Arte­lia, dont je suis aujourd’hui direc­teur de la recherche et de l’innovation.

Denis Caraire : Je suis président de l’Office pro­fes­sion­nel de qua­li­fi­ca­tion des urba­nistes (OPQU) créé en 1998, et cofon­da­teur de la start-up d’urbanisme Villes Vivantes. L’OPQU a délivré depuis sa création une qua­li­fi­ca­tion volon­taire à 1200 pro­fes­sion­nels sur la base d’un référentiel métier, d’une part, et d’une déontologie, d’autre part. Les pro­fes­sion­nels et les struc­tures qui sol­li­citent un cer­ti­fi­cat de qua­li­fi­ca­tion, et qui contri­buent à la vie économique de l’OPQU, viennent vers nous pour relier leur pra­tique pro­fes­sion­nelle à des points de repère partagés. Nous ne sommes pas un mou­ve­ment intel­lec­tuel, mais un orga­nisme pro- fes­sion­nel de qua­li­fi­ca­tion, qui n’est pas un « gar­dien du temple », puisque notre référentiel est en évolution. Nous le met­tons à jour, pour intégrer, par exemple, l’acte d’écrire la règle d’urbanisme, qui est un élément clé de la pro­fes­sion. Nous avons aus­si tra­vaillé sur un sta­tut d’urbaniste OPQU junior, afin d’accueillir dans la pro­fes­sion des pra­ti­ciens et pra­ti­ciennes au sor­tir de leur for­ma­tion, tout en conser­vant notre rai­son d’être, qui est de délivrer une qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle basée sur l’expérience.

Ber­nard Len­sel : Je suis urba­niste et maire du Poi­zat-Lal­ley­riat [dans l’Ain, ndlr]. Urba­nistes des Ter­ri­toires (UT) a été créé en 1982. Au départ, nous sommes une branche de la SFU, qui s’est particulièrement préoccupée de la décentralisation, mais aus­si du rap­port entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Il y avait un espace flou entre les deux. Nous avons tra­vaillé là-dessus pour dire que la maîtrise d’ouvrage est en amont par rap­port à la maîtrise d’œuvre, et qu’il est bon, déontologiquement, qu’elles soient séparées. Voi­ci les deux points impor­tants qui ont joué dans notre asso­cia­tion. En 1996, nous avons cocréé le CFDU pour ten­ter une fédération et, en 1998, nous avons été cocréateurs de l’OPQU.

Chris­tophe Mathieu : De for­ma­tion en urba­nisme et archi­tec­ture, j’ai com­mencé mon acti­vité en struc­ture privée, pour rejoindre au bout de cinq ou six ans la fonc­tion publique ter­ri­to­riale. Je suis aujourd’hui direc­teur de l’aménagement ter­ri­to­rial et de la stratégie foncière à Limoges Métropole. Ma ren­contre avec Urba­nistes des Ter­ri­toires s’est faite il y a dix ans. Pour ma part, j’ai eu la chance de pas­ser in extre­mis avec une recon­nais­sance tech­nique du métier sur la filière et du poste que j’occupais, mais beau­coup d’autres derrière moi peinent encore, après plu­sieurs années, à être recon­nus dans la fonc­tion publique et, en général, dans la fonc­tion ter­ri­to­riale. C’est ce qui m’a fait rejoindre Urba­nistes des Ter­ri­toires, pour essayer de mili­ter et trou­ver des moyens d’action, de recon­nais­sance, à l’heure où, je pense, l’ensemble des fonc­tions publiques ont besoin de cette recon­nais­sance et de ce métier-là pour venir construire nos ter­ri­toires, qui sont tous aus­si différents les uns que les autres.

Pas­cale Pou­pi­not : Je suis urba­niste, présidente du Conseil français des urba­nistes (CFDU), et j’ai aus­si été présidente de l’OPQU. Comme l’a dit Ber­nard, le CFDU a été créé en 1996, avec des sor­ties et des entrées d’associations, mais sa complémentarité actuelle, c’est à la fois de réunir des asso­cia­tions natio­nales et régionales. Je pense qu’on a besoin, en tant que pro­fes­sion­nels, de se réunir au niveau régional, c’est aus­si intéressant. Au CFDU, il y a également les membres associés telles que les grandes fédérations, que ça soit la fédération des CAUE [conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement] et la Fédération natio­nale des agences d’urbanisme [Fnau] ou le Cinov [Fédération des syn­di­cats des métiers de la pres­ta­tion intel­lec­tuelle du conseil, de l’ingénierie et du numérique]…

Hugo Réveillac : Je tra­vaille dans l’agence HDZ et suis délégué général du CNJU, ancien­ne­ment son président. J’ai rejoint, au début de mes études, ce col­lec­tif, qui s’est créé il y a une quin­zaine d’années, en réaction à la fer­me­ture du concours d’ingénieur ter­ri­to­rial et face au constat qu’il n’y avait peut‑être pas trop eu de réactions de la part d’autres asso­cia­tions à l’époque.

 

En 2016, cer­taines de vos asso­cia­tions ont contri­bué à un livre blanc trans­mis à la ministre du Loge­ment et de l’Habitat durable d’alors, Emma­nuelle Cosse, et qui expo­sait trois grandes pro­po­si­tions. La première était « Ins­tau­rer et protéger le titre d’urbaniste », un titre acces­sible par un diplôme ou par la vali­da­tion des acquis pro­fes­sion­nels. Or, cette ques­tion ne semble tou­jours pas tranchée aujourd’hui. Où en sommes-nous ?

Hugo Réveillac : Pour le CNJU, l’urbaniste est un acteur du champ dis­ci­pli­naire qu’est l’urbanisme, du développement des ter­ri­toires et de la fabrique de la ville. L’urbaniste n’a donc pas le mono­pole de l’urbanisme. Il n’agit jamais seul et il n’engage pas le développement ter­ri­to­rial seul: il le porte avec d’autres pro­fes­sion­nels en accom­pa­gnant les élus décisionnaires. La diver­sité des situa­tions et l’évolution de la pro­fes­sion font qu’un titre protégé n’a pas de sens selon le CNJU ; par ailleurs, on a déjà eu des arbi­trages des fédérations d’employeurs et de l’État qui ont balayé cette idée. La création de la cer­ti­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle d’urbaniste – un diplôme de niveau mas­ter, acces­sible en for­ma­tion conti­nue ou par la vali­da­tion d’une expérience pro­fes­sion­nelle – va dans le sens d’une meilleure recon­nais­sance, mais il ne consti­tue pas et ne doit pas consti­tuer un titre au sens d’une pro­fes­sion protégée.

Pas­cale Pou­pi­not : Le champ de l’urbanisme est tel­le­ment vaste qu’aucun urba­niste ne peut prétendre trai­ter tous les enjeux en présence. La valeur ajoutée fon­da­men­tale de l’urbaniste consiste en son savoir-faire à différentes échelles. Il doit être capable d’intervenir à l’échelle de l’îlot comme à celle de la région et même au-delà, et de faire tra­vailler à ces échelles les différents experts, les différentes dis­ci­plines qui com­posent l’urbanisme. Ce champ de l’urbanisme ne cesse d’ailleurs de s’élargir au fil des lois, le sujet du « zéro arti­fi­cia­li­sa­tion nette » [ZAN], par exemple, implique de trai­ter des problématiques comme l’agriculture, la santé, l’alimentation, etc. L’urbaniste est celui qui va savoir arti­cu­ler ces ques­tions aux bonnes échelles. Ce qui est une exper­tise particulière, qui s’apprend ou qui s’acquiert.

Domi­nique Lan­cre­non: Le Conseil européen des urba­nistes a approuvé et publié un guide de recom­man­da­tions sur la qua­li­fi­ca­tion des urba­nistes en Europe. Ce guide définit un cer­tain nombre de matières et connais­sances de base que doivent maîtriser les urba­nistes. Nous avons tra­vaillé sur le socle mini­mal de connais­sances per­met­tant d’aboutir à une recon­nais­sance mutuelle des qua­li­fi­ca­tions entre pays européens et engagé la démarche concrètement entre la France et l’Irlande. Et nous avons constaté que cer­tains ensei­gne­ments fon­da­men­taux en Irlande, notam­ment concer­nant l’environnement, sont pra­ti­que­ment absents de cer­taines for­ma­tions en France. La ligne de la SFU reste très clai­re­ment en faveur de la recon­nais­sance de la pra­tique pro­fes­sion­nelle par l’OPQU, qui peut démontrer l’intégration des connais­sances en envi­ron­ne­ment, ou dans d’autres domaines, acquises en dehors du cur­sus de formation.

Denis Caraire: L’OPQU reconnaît la valeur des diplômes en urba­nisme: l’Aperau [Asso­cia­tion pour la pro­mo­tion de l’enseignement et de la recherche en aménagement et urba­nisme] fait par­tie de notre conseil d’administration, nous assu­rons, à inter­valles réguliers, l’évaluation des mas­ters 2 labellisés Ape­rau; enfin, un diplôme d’urbanisme label­lisé Ape­rau per­met de sol­li­ci­ter la qua­li­fi­ca­tion à par­tir de trois ans d’expérience pro­fes­sion­nelle contre cinq ans pour les autres diplômes. Le point de départ de la qua­li­fi­ca­tion par l’OPQU, c’est adhérer à une déontologie dont l’article 1 indique que l’urbaniste est au ser­vice des popu­la­tions et des acteurs des territoires.

Ce pre­mier critère a moins à voir avec la for­ma­tion qu’avec la pra­tique pro­fes­sion­nelle. La qua­li­fi­ca­tion OPQU n’est pas un titre, dans la mesure où elle est demandée par des pro­fes­sion­nels volon­taires, et où, par ailleurs, elle doit être renouvelée au bout de cinq ans, pour garan­tir qu’elle est bien attachée à des pro­fes­sion­nels en exer­cice sur des bases validées par notre com­mis­sion d’instruction et notre com­mis­sion d’attribution, dans un pro­ces­sus répondant aux normes européennes d’attribution des qua­li­fi­ca­tions pro­fes­sion­nelles par des orga­nismes indépendants. Notre conseil d’administration vient d’adopter un nou­veau sta­tut d’urbaniste junior OPQU, per­met­tant d’accueillir dans la pro­fes­sion des jeunes diplômés en début d’exercice et en met­tant à leur ser­vice des urba­nistes référents.

À titre per­son­nel, je sou­tiens tout com­bat pour qu’un diplôme d’urbanisme ouvre plus de portes qu’il n’en ouvre aujourd’hui, mais l’OPQU per­met aus­si la qua­li­fi­ca­tion d’urbanistes issus d’autres champs ou d’autres for­ma­tions qui se sont formés par la pra­tique et qui font aus­si la richesse de la profession.

 

Concer­nant la recon­nais­sance du diplôme de mas­ter en Urba­nisme comme titre, peut-on considérer que deux ans suf­fisent à for­mer un urba­niste ? Il y a trente ans, les for­ma­tions de 3e cycle en urba­nisme, labellisées par l’Aperau, duraient deux ans après la maîtrise (bac + 6). Ne devrait-on pas envi­sa­ger une for­ma­tion complète post-bac en cinq ans ?

Ber­nard Len­sel : Nous conver­geons sur un point, c’est que l’urbaniste est un assem­bleur. Il ne peut pas tout connaître, évidemment, mais il est un expert de l’assemblage. Qu’il y ait plu­sieurs for­ma­tions ini­tiales ne me gêne pas. Archi­tecte ? C’est clas­sique. Ingénieur? Je rends hom­mage à deux ingénieurs grands urba­nistes : Yves Le Bars, notre fon­da­teur qui était poly­tech­ni­cien et urba­niste, et Jean Frébault, pour qui la pra­tique de l’urbanisme se décompose en quatre volets : stratégie, pla­ni­fi­ca­tion, opération et ges­tion. Concer­nant la for­ma­tion, je ne suis pas per­suadé qu’il faille démarrer par un cycle de licence, la diver­sité des par­cours d’origine est une richesse. En revanche, rien n’empêche les étudiants d’aller jusqu’au doc­to­rat, nous sommes plu­sieurs à Urba­nisme des Ter­ri­toires à l’avoir fait. Nous avons, avec nos amis du CNJU, abou­ti à la recon­nais­sance du titre avec la fiche pro­fes­sion­nelle RNCP31470. C’est une vic­toire dans ce domaine. Mais l’expérience, c’est fon­da­men­tal en urbanisme.

Pas­cale Pou­pi­not : Tant que le terme « urba­niste » ne sera pas dans le Code de l’urbanisme, on n’aura pas ins­tauré cette pro­fes­sion. Quand on regarde l’article sur le per­mis d’aménager, il est ques­tion, pour le volet concep­tion, d’architecte, de pay­sa­giste, mais la par­tie étude d’urbanisme…, on ne sait pas qui la fait. Il me semble que cela consti­tue­rait une avancée nécessaire, mais peut- être pas suf­fi­sante, pour avoir une recon­nais­sance et une visibilité.

 

Est-ce que le fait que l’urbaniste n’ait aucune pos­si­bi­lité d’être maître d’œuvre ne consti­tue pas une limite à sa recon­nais­sance ? Les archi­tectes et les pay­sa­gistes conçoivent et inau­gurent des espaces et des objets, les urba­nistes animent et remettent des rap­ports. Ne faut-il pas offrir à l’urbaniste la pos­si­bi­lité d’une habi­li­ta­tion à la maîtrise d’œuvre ?

Hugo Réveillac : C’est un sujet épineux. L’urbaniste tra­vaille en équipe plu­ri­dis­ci­pli­naire, avec des concep­teurs, des archi­tectes, et il par­ti­cipe, de fait, aux pro­ces­sus de concep­tion. Mais pas en exécution, en sui­vi de tra­vaux, etc. C’est pour­tant un aspect intéressant de la pro­duc­tion de l’urbain. Mais je ne sais pas si cela consti­tue une aspi­ra­tion pour de nom­breux urba­nistes, et si nous devons mobi­li­ser notre énergie sur cette question.

 

Dans la pra­tique, il existe deux familles d’urbanistes diplômés : ceux qui ont appris à des­si­ner en for­ma­tion ini­tiale – archi­tectes, pay­sa­gistes – et les autres. Or, ce n’est pas en deux ans de mas­ter qu’on apprend à concep­tua­li­ser et à des­si­ner. Le fait que peu d’urbanistes aient ces compétences ne nuit-il pas à la recon­nais­sance du métier ? Être éloigné de la maîtrise d’œuvre ne dis­qua­li­fie-t-il pas les réflexions pré-opérationnelles ?

Ber­nard Len­sel : En tant que maire, j’ai affaire à un bureau d’études qui tra­vaille sur notre révision du PLUiH [plan local d’urbanisme inter­com­mu­nal valant pro­gramme local de l’habitat], où il n’y a pas de spa­tia­liste, per­sonne ne sait des­si­ner. Cela pose un gros problème.

Laurent Vigneau : Regar­dons le marché de l’emploi : il y a aujourd’hui une énorme pénurie de res­sources humaines, il n’y a pas assez de can­di­dats. Alors, nous embau­chons des pro­fils qui n’ont pas de for­ma­tion ini­tiale en urba­nisme, ou qui viennent de filières inter­na­tio­nales pour les­quelles on est dans l’incapacité de vérifier la per­ti­nence. Des pro­fils dont on ne peut pas vérifier l’aptitude, mais que l’on teste rapi­de­ment en interne. Peu d’entre eux développent la curio­sité et l’agilité nécessaire pour assem­bler et il nous appar­tient de les encou­ra­ger et de les accom­pa­gner dans la culture et la pra­tique trans­ver­sale de l’urbanisme.

De plus, la com­mande publique en urba­nisme est en train de chan­ger tota­le­ment, elle est de plus en plus dif­fi­cile à for­mu­ler et il y a, en conséquence, de plus en plus d’assistance en maîtrise d’ouvrage (AMO) pour tra­duire ce que sou­haitent les collectivités, les élus, les citoyens, et for­mu­ler des cadres de mis­sions clairs et précis. Les objec­tifs sont extrêmement confus pour ce qui concerne la façon d’occuper l’espace col­lec­ti­ve­ment. La première mis­sion des urba­nistes, c’est deve­nu l’art de tra­duire les inten­tions de la maîtrise d’ouvrage, pour ensuite intégrer des équipes plu­ri­dis­ci­pli­naires de plus en plus étendues en termes de compétences, afin de répondre à ces objec­tifs, à ces inten­tions. C’est pour cela que je considère que le vrai sujet ce n’est pas les diplômes, c’est l’accompagnement des pro­fes­sion­nels qui tra­vaillent dans l’urbanisme pour leur don­ner accès au titre d’urbaniste.

Pas­cale Pou­pi­not : Si les urba­nistes fai­saient de la maîtrise d’œuvre et pro­dui­saient du visible, la pro­fes­sion serait mieux identifiée. Mais il n’en demeu­re­rait pas moins que ce qui se voit n’est qu’une par­tie des réflexions de l’urbaniste. Il ne fau­drait pas que la pro­fes­sion soit réduite assez vite à la concep­tion d’espaces publics.

Chris­tophe Mathieu : Aujourd’hui, par­mi les métiers qui manquent de recon­nais­sance, il y a celui de l’urbaniste en représentation de maîtrise d’ouvrage – à proxi­mité des élus. Le dis­cours adapté auprès de l’élu ou, inver­se­ment, la bonne compréhension des attentes d’élus peuvent construire pro­gres­si­ve­ment un pro­jet de ter­ri­toire via une maîtrise d’ouvrage tech­nique intégrée. Ces postes sont d’autant plus nécessaires que l’ensemble des orien­ta­tions d’urbanisme à venir, guidées par les épidémies récentes ou par les lois d’urbanisation raisonnée, impliquent qu’il y ait un vrai bou­le­ver­se­ment des consciences à opérer. La ques­tion de l’urbaniste en maîtrise d’ouvrage, à proxi­mité des élus, en appui direct et régulier, c’est un métier qui me semble impor­tant et lacu­naire dans ses différentes formes de reconnaissance.

 

Ces mis­sions d’AMO impliquent pour­tant des moyens pour réfléchir avec une focale élargie et appor­ter la meilleure aide à la décision. Cela s’apparente presque à une forme de recherche et développement (R&D). Com­ment mieux valo­ri­ser ces mis­sions et le rôle qu’y joue l’urbaniste ?

Denis Caraire : La R&D en urba­nisme est une clé pour conce­voir les solu­tions et obte­nir des impacts qui font défaut aujourd’hui, et dont la découverte, puis la mise en œuvre sont seules à même d’apporter à la pro­fes­sion une véritable recon­nais­sance, une recon­nais­sance par le résultat, non par le titre. Ce tra­vail de recherche et développement reste aujourd’hui encore trop rare et dépendant des ini­tia­tives de collectivités et de pro­fes­sion­nels pionniers.

Pas­cale Pou­pi­not : Il y a des sub­ven­tions mobi­li­sables du côté de l’Europe pour finan­cer la recherche et développement. Dans le cadre de cer­tains pro­grammes, notam­ment ceux liés au chan­ge­ment cli­ma­tique, ou dans les pro­grammes Urbact ou Inter­reg. Mais cela demande de mon­ter des dos­siers impor­tants et donc du temps et de l’argent…

Laurent Vigneau : Il ne faut pas éluder le fait que la recherche en urba­nisme est consis­tante et que nous n’en tirons glo­ba­le­ment jamais assez le fruit. À la SFU, nous sommes animés par la volonté de faire de la recherche rétroactive, de reve­nir sur cer­tains « savoirs per­dus », qui peuvent répondre très effi­ca­ce­ment aux enjeux d’aujourd’hui. Je pense à la Butte-Rouge [cité-jardin de Châtenay-Malabry, Hauts-de-Seine]: on a le sen­ti­ment que c’est un des meilleurs écoquartiers du monde, mais on ne l’a pas démontré. Il fau­drait une recherche opérationnelle et effi­cace, qui consis­te­rait à mettre des cap­teurs par­tout dans la Butte-Rouge pour essayer de démontrer les niveaux de bio­di­ver­sité, d’infiltration, des jar­dins, des arbres, etc.

Et au même titre que l’urbaniste peut être chef d’orchestre d’une AMO, d’une maîtrise d’œuvre, d’un groupe de concep­teurs, il peut être ani­ma­teur des recherches liées à l’urbanisme dans des pers­pec­tives très opérationnelles.

Domi­nique Lan­cre­non : Nous sommes dans un contexte his­to­rique : d’ici à 2050, nous devons réduire de 40 % notre consom­ma­tion d’énergie. Et les urba­nistes dis­posent de nom­breuses clés per­met­tant d’y par­ve­nir au tra­vers de l’habitat par­tagé, de nou­velles manières de se déplacer, etc. Mais ils doivent inno­ver et développer des réflexions inédites à toutes les échelles, de la région à l’îlot, en s’appuyant, en effet, sur la recherche.

Les jeunes sont clai­re­ment mobilisés face aux défis cli­ma­tiques et envi­ron­ne­men­taux, mais quand ils cherchent un cur­sus pour s’engager, ils ne choi­sissent pas l’urbanisme…

Denis Caraire : Il y a un nou­veau para­digme : c’est celui de l’impact. Les jeunes ont une aspi­ra­tion aux résultats. Par­mi les gens qui viennent se qua­li­fier, de plus en plus le font pour se frot­ter à la ques­tion de com­ment avoir, main­te­nant ou à terme, un impact.

Laurent Vigneau : C’est l’école de la tran­si­tion qui n’existe pas. Quelle que soit la filière, les jeunes sont de moins en moins satis­faits de ne pas bénéficier d’un ensei­gne­ment de la transition.

Ber­nard Len­sel : La mesure de l’effort de tran­si­tion est une très grande lacune dans l’évaluation des poli­tiques publiques. C’est un champ d’intervention assez évident pour les urbanistes.

Denis Caraire : La réalité, c’est que l’urbanisme contri­bue peu en actes aux tran­si­tions, pour la simple rai­son qu’il demeure le plus sou­vent dans le domaine des inten­tions. Particulièrement en pla­ni­fi­ca­tion : quand on lit les PADD [pro­jets d’aménagement et de développement durables] ou les PLUi, il n’y a pra­ti­que­ment aucune dis­po­si­tion concrète; pour le concret, c’est tou­jours « ren­dez-vous à la pro­chaine révision ».

Laurent Vigneau : C’est sur ce point que la recherche peut venir en aide, parce que la pla­ni­fi­ca­tion urbaine telle qu’encadrée par le Code de l’urbanisme devient has been face aux enjeux contem­po­rains. Nous dis­po­sons aujourd’hui de forces de modélisation, de convo­ca­tion de la donnée qui bou­le­versent tota­le­ment les pro­cess d’études de pla­ni­fi­ca­tion. Nous sommes capables de concep­tua­li­ser la pla­ni­fi­ca­tion sur des for­mats qui ne sont pas ceux de la loi et qui les ont dépassés très lar­ge­ment. Sans comp­ter l’émergence de l’intelligence arti­fi­cielle. Il y a un chan­tier ouvert de révision complète des méthodes qui ne peut que sti­mu­ler les jeunes pro­fes­sion­nels. Convo­quer un mil­liard de données ter­ri­to­riales, faire 2 000 scénarios, trou­ver des opti­mums avec l’intelligence arti­fi­cielle sur le thème de la bio­di­ver­sité… Ça change complètement la définition de la pla­ni­fi­ca­tion, la façon de la tra­vailler et de la concerter.

Denis Caraire : Des concepts à la pra­tique, de la règle à ses conséquences, il y a aujourd’hui un fossé. L’urbaniste est avant tout au ser­vice des gens, or, dans l’opinion publique, la figure de l’urbaniste, c’est celui qui empêche de construire… L’urbaniste est au ser­vice des besoins des gens et non de leurs supposés intérêts intel­lec­tuels supérieurs dont il prétendrait être dépositaire

Domi­nique Lan­cre­non : Notre époque est aus­si celle de l’exigence démocratique. Et à tra­vers la mise à dis­po­si­tion et le par­tage de nos connais­sances, les urba­nistes sont en capa­cité de redon­ner du pou­voir aux citoyens, qui ont déjà accès à un volume impor­tant de données, au Géoportail de l’IGN, aux pro­jec­tions démographiques de l’Insee, aux sta­tis­tiques économiques ou de mobi­lité, aux inven­taires écologiques…

 

Une loi sur l’urbanisme, à l’instar de celle sur l’architecture de 1977, n’est-elle pas aujourd’hui nécessaire ?

Pas­cale Pou­pi­not : Mais il y a actuel­le­ment une loi qui concerne l’urbanisme tous les trois mois !

Ber­nard Len­sel : Élaborée sans consul­ter les urbanistes.

Hugo Réveillac : Je suis convain­cu que le plus grand de nos défis n’est pas tant une ques­tion de législation, de nor­ma­li­sa­tion. Pour moi, le plus gros de nos défis, c’est la ques­tion de la com­mu­ni­ca­tion et, notam­ment, à l’attention des gens qui ne sont pas dans l’urbanisme. On peut saluer le tra­vail réalisé avec les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles, les fédérations d’employeurs et les ministères sur la recon­nais­sance du mas­ter en Urba­nisme et aménagement comme cer­ti­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle unique délivrée par plu­sieurs établissements d’enseignement supérieur, qui devrait per­mettre – nous l’espérons – aux urba­nistes d’accéder aux concours de la fonc­tion publique ter­ri­to­riale. C’est une grande étape, mais qui n’a néanmoins pas fait l’objet d’aucune com­mu­ni­ca­tion ins­ti­tu­tion­nelle. Plus glo­ba­le­ment, il n’y a pas assez de com­mu­ni­ca­tion à l’attention du grand public concer­nant les pro­jets d’urbanisme. Les idées, pos­tures et pro­duc­tions des urba­nistes mériteraient une meilleure com­mu­ni­ca­tion sur des sujets qui préoccupent la société tout entière. Par exemple, en livrant leur vision stratégique des ques­tions rela­tives à l’artificialisation des sols. Cela concerne aus­si la grande qua­lité des conte­nus pédagogiques des for­ma­tions qui, si elle était mieux diffusée, condui­rait, j’en suis convain­cu, à aug­men­ter signi­fi­ca­ti­ve­ment les effec­tifs étudiants.

 

La com­mu­ni­ca­tion était au cœur de la troisième pro­po­si­tion du livre blanc de 2016 : « Ani­mer et favo­ri­ser le rayon­ne­ment des urba­nistes ». Cela ne devrait-il pas être le cœur des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles d’urbanistes ?

Denis Caraire : Dans ce pano­ra­ma un peu sombre, il y a quand même les Universités d’été du Conseil français des urba­nistes qui prépare sa 28e édition. C’est un ren­dez-vous fédérateur, sérieux, un moment de par­tage. Mais son orga­ni­sa­tion est ren­due pos­sible par l’engagement de bénévoles, ce qui consti­tue une limite.

Ber­nard Len­sel : Nous publions beau­coup, en moyenne huit publi­ca­tions par an. Et nous ani­mons deux évènements impor­tants : l’École itinérante des espaces publics – la dernière était à Gre­noble et Échirolles –, et la Ren­contre fran­co-suisse des urba­nistes, qui s’est tenue en 2023, à Nyon (can­ton de Vaud), sur le renou­veau des villes moyennes.

Laurent Vigneau : Concer­nant la SFU, avec Domi­nique, nous sommes reve­nus aux fon­da­men­taux de la société savante. Donc la ques­tion est : com­ment appor­ter une parole sur l’urbanisme en tant que société savante ? Nous développons toutes sortes d’actions en la matière, et de l’évènementiel avec les « Ren­dez-vous de la SFU », repris sur une chaîne YouTube.

Domi­nique Lan­cre­non : Nous avons aus­si pris des pos­tures, en corédigeant un cha­pitre d’un livre publié par Emma­nuel de la Masselière : Tri­angle de Gonesse. Autop­sie d’un pro­jet et remèdes pour de futures opérations d’aménagement [L’Harmattan, 2022].

Laurent Vigneau : Nous mon­tons également des ate­liers très spécifiques: par exemple, il y en a eu un sur la Butte-Rouge. Enfin, nous écrivons beau­coup d’articles sur notre site. Est-ce que tout cela fait de la SFU une voix de cen­tra­li­sa­tion ? Ce n’est pas notre modèle. En revanche, nous accueillons toutes les paroles pour les diffuser.

 

L’urbanisme ne manque-t-il pas aus­si de figures qui posi­tion­ne­raient le métier auprès du grand public ?

Pas­cale Pou­pi­not : Je suis en par­tie d’accord, néanmoins, on tombe très vite sur des sujets poli­tiques. Et je pense que c’est pour cette rai­son que nous ne par­ve­nons pas à nous orga­ni­ser pour des prises de paroles com­munes. C’est moins une ques­tion d’illégitimité que de réserve.

Domi­nique Lan­cre­non : Il me semble que ce sont les figures de l’écologie qui ont pris le des­sus. Mais, en même temps, je pense que c’est une nécessité aussi.

Par­ti­ci­pants • Domi­nique Lan­cre­non, coprésidente de la SFU; Laurent Vigneau, coprésident de la SFU; Denis Caraire, président de l’OPQU; Ber­nard Len­sel, président d’UT; Chris­tophe Mathieu, membre d’UT; Pas­cale Pou­pi­not, présidente du CFDU ; Hugo Réveillac, délégué général du CNJU.

Pro­pos recueillis par Rodolphe Cas­so et Julien Meyrignac

© Rodolphe casso 

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