Comme le montre l’observation des pratiques des habitants au Maroc, à Tanger en particulier, formel et informel entretiennent des relations complexes.
À Tanger, nous observons au quotidien des phénomènes urbains spontanés assez impressionnants. Ce sont là des actions initiées individuellement ou collectivement par les usagers et usagères de la ville, ou du moins par celles et ceux à qui l’État-providence a fait défaut.
Construire sa propre maison en brique rouge, improviser un espace de jeu social dans l’espace public, investir un bout de trottoir pour vendre toutes sortes de marchandises ou de denrées, ou même y cultiver un petit bout de jardin. Ce sont là quelques exemples de la manifestation d’un urbanisme spontané, celui des gens de tous les jours qui transforment complètement le paysage urbain d’une façon que l’on pourrait appréhender comme chaotique.
Cette forme anarchique d’inventer la ville est sans cesse réduite à une notion régressive et contre-productive, à l’encontre de la modernité que prône la métropole globalisée qu’est devenue Tanger. De ce fait, on a développé une sémantique négative sous l’enseigne « informel », entraînant ainsi une forte stigmatisation des populations qui vivent et/ou qui pratiquent dans ce secteur : pauvreté, délinquance, marginalisation, quartiers sensibles… C’est à partir de ce discours superficiel que le pouvoir justifie les mécanismes d’exclusion et étouffe toute possibilité de réfléchir à l’informel sous son potentiel créatif.
Une conception binaire
Dans sa définition académique, l’informel est tout ce qui opère hors du prisme étatique, soit toute activité qui produit des biens et des services qui ne sont pas régulés par l’État. Si l’on tient à cette définition, nous ne parlons pas seulement d’un phénomène exceptionnel qui n’a guère d’incidence à l’échelle nationale, mais d’une activité presque dominante de la structure économique des pays du sud de la Méditerranée.
Selon une étude récente de la Bank Al Maghreb, l’informel représente 30 % du PIB national au Maroc. Cette conception binaire de l’informel cache les coulisses d’une relation bien entretenue entre les deux secteurs, formel et informel, et c’est justement ce que nous avons essayé d’explorer à travers le cycle précédent de Think Tanger intitulé « Les Utopies de l’informel ».
Nous sommes arrivés à la conclusion que l’informel n’est pas une action innocente qui opère indépendamment de toute influence étatique, mais constitue une résultante directe des politiques urbaines néolibérales et de privatisation, et qui, pour prospérer, s’appuie sur les facilités qu’offrent les infrastructures du secteur formel (transports, aménagements urbains…). La relation formel/informel est comme cette lumière qui apparaît blanche à l’œil nu, mais, une fois distordue, révèle un large spectre de couleurs.
Au Maroc, l’informel puise ses sources bien avant notre ère industrielle et globalisée. Les premières manifestations informelles observées remontent à l’Empire chérifien au début du XVIe siècle sous le régime de la dynastie saadienne, où les frontières à géométrie variable de l’Empire sont déterminées par l’allégeance des tribus au pouvoir central, Bled El Makhzen (makhzen signifiant le magasin, l’entrepôt où sont gardées les marchandises et denrées récoltées comme taxes), qui vivent sous la souveraineté du sultan, payent leurs taxes et bénéficient de sa protection. Et ceux qui contestent ce pouvoir, les dissidents du Bled Siba (siba signifiant anarchie, une contestation politique qui s’oppose au pouvoir), les rebelles qui s’opposent à la mainmise du sultan, ne payent pas de taxe et ne connaissent pas l’influence de l’État central.
À Tanger, cela se révèle encore plus vrai, car la ville fait partie historiquement des territoires de Bled Siba, qui sont les territoires des Moyen et Haut Atlas, ainsi que la région du Rif. Dans Monarchie et islam politique au Maroc (Presses de Sciences-Po, Paris, 1999), le politologue Mohamed Tozy conçoit Bled Siba comme une équation indispensable à Bled Al Makhzen : « La reconnaissance d’un espace de dissidence est une des caractéristiques du système makhzénien. Elle nous renseigne sur la capacité du système à entretenir une relative circulation des élites et à atténuer les risques de dégénérescence par la domination, dans l’enceinte du pouvoir, d’une pensée courtisane unique. La dissidence fonctionnerait à ce niveau comme lieu de ressourcement nécessaire au développement d’une pensée critique et au renouvellement de l’élite. Dans ce contexte, elle n’est pas perçue comme un dysfonctionnement. Elle ne constitue pas une menace directe contre le système ; au contraire, elle garantit sa régénération. Le pouvoir comme les dissidents la perçoivent comme une demande d’intégration. »
Repenser l’informel
Si ces pratiques ont persisté à travers les temps, c’est qu’il est nécessaire de changer de paradigme. C’est ce que propose l’architecte et anthropologue togolais, Sénamé Koffi Agbodjinou, qui pense l’informel comme une technologie sociale vernaculaire, où chaque membre d’un groupe social est mis au service pour trouver des solutions instantanées à des besoins immédiats.
En conclusion, ce que nous appelons informel aujourd’hui n’est-il pas la régénérescence de pratiques endogènes à notre culture ? Dans ce sens, l’informel n’est-il pas l’émanation d’une voix populaire lassée d’être mise à l’écart d’un État-providence, et qui, face à cette détresse, organise sa propre résilience ?
Hicham Bouzid, cofondateur et directeur artistique de Think Tanger, une plateforme culturelle qui explore les enjeux sociaux et spatiaux de Tanger
Photo : Les toits de Tanger © Edijs Volcjoks/Shutterstock