L’urbaniste, l’héritage et le jardinier

Jean Guiony, urbaniste, fondateur de l’Institut de la transition foncière, est expert des politiques publiques territoriales et urbaines écologiques, ainsi que des stratégies de revitalisation des territoires.

À l’heure où le Pas-de-Calais avait les pieds, et davan­tage que les pieds, dans l’eau, un ministre fai­sait émerger dans le débat public la notion (et la pos­si­bi­lité) de zones « inha­bi­tables ». Le spectre de la désurbanisation, en somme. Or, si le « dérèglement cli­ma­tique » est la prin­ci­pale cause de la mul­ti­pli­ca­tion des catas­trophes natu­relles, l’urbanisation, bien sou­vent, pointe son nez derrière cer­tains aspects de cette rai­son générale. Aus­si, dans notre escha­to­lo­gie contem­po­raine, faite de montée des eaux, inon­dantes ou lit­to­rales, est-on en droit de se deman­der si l’urbaniste est l’accélérateur du déluge ou l’adjoint de Noé, une sorte de Saint-Chris­tophe aidant la société à fran­chir le bouillon des eaux. À quelles condi­tions, l’urbaniste, ses compétences et, sur­tout, ses pra­tiques peuvent être une aide pour atténuer le réchauffement et lut­ter contre l’effondrement du vivant, plutôt que l’inverse ?

La ques­tion mérite d’être posée parce qu’il y a, en la matière, un héritage mal soldé. Il est temps, pour les urba­nistes, de se confron­ter à un devoir d’inventaire : leur res­pon­sa­bi­lité sur ce que l’on a long­temps appelé « l’environnement » (les écosystèmes vivants), mais aus­si sur les équilibres des ter­ri­toires, leurs dyna­miques sociales, est ambi­va­lente. En théorie, bien sûr, le prin­cipe est ver­tueux : c’est un prin­cipe d’organisation de l’espace, des usages, de la propriété. Un prin­cipe orga­ni­sa­teur qui s’opposerait au chaos de la pleine et libre implan­ta­tion (la liberté d’établissement est, d’ailleurs, l’une des quatre libertés fon­da­men­tales du marché unique européen), ou à l’anarchie des usages non réglementés de la ville, du bâti et des sols. Une ges­tion ration­nelle et rai­son­nable de notre mode d’habiter la Terre et d’y com­mer­cer – au sens large de ce der­nier terme. Voi­là pour la théorie.

En pra­tique, cepen­dant, l’urbaniste a été concrètement l’adjuvant de la crois­sance, celui chargé de la spa­tia­li­ser ou, plutôt, d’adapter l’espace à ses besoins. En 1906, le pre­mier département de Civic Desi­gn dans une uni­ver­sité européenne (Liver­pool) est d’ailleurs fondé à l’initiative d’un grand patron de l’industrie du savon, William Lever (père de l’actuelle mul­ti­na­tio­nale Uni­le­ver). C’est la Lever Chair, accompagnée d’une Town Plan­ning Review.

En France, le développement de l’aménagement urbain, par la loi et par le plan – après la guerre avec Clau­dius-Petit, puis, sur­tout, la création de la Scet dans les années 1950, de la Datar en 1963, la pro­mul­ga­tion de la loi d’orientation foncière en 1967 (et la création des ZAC !) – est guidé par une nécessité pro­duc­ti­viste : il faut pro­duire, et pro­duire mas­si­ve­ment, du loge­ment, de l’équipement public, du com­merce. L’urbaniste qui, au sens français du terme, est à la fois urba­niste et aménageur, est donc à cette période et pour long­temps, celui qui met ses compétences tech­niques au ser­vice de cette intense acti­vité de développement. Il est censé le faire avec un prin­cipe de ratio­na­lité et d’économie d’espace (quoique !) et on pour­ra sou­li­gner par exemple l’aménagement avec fenêtres vertes de la côte lan­gue­do­cienne par la mis­sion Racine de la Datar, ou encore les prin­cipes orga­ni­sa­teurs des villes nouvelles.

Mais la cité pro­duite s’en res­sent. Et, comme le sou­ligne Anna Gep­pert, dans un article sur l’influence de la géographie dans nos domaines : « [à cette époque, dans le sillage des grands pro­jets urbains ex nihi­lo comme Bra­si­lia, ndla] Les urba­nistes, s’ils voient les échecs, peinent à en com­prendre les causes. D’autant plus qu’ils ont le vent en poupe : l’urbanisation galope et les com­mandes pleuvent. Face au don­neur d’ordre, ils dis­posent d’outils de com­mu­ni­ca­tion d’une force évocatrice redou­table, la maquette et le cro­quis. »

L’urbaniste a donc bas­culé dans le para­digme prométhéen et démiurgique du XXe siècle: le plan, deve­nu le pro­jet, qui déroule son impla­cable séquence – savoirs d’experts – inno­va­tions tech­niques – pro­duc­tion. Pas étonnant que le mariage de l’État et de l’urbaniste ait été si prospère ! Avec l’affaiblissement ou le retrait par­tiel de l’État, il trouve d’autres mécènes et d’autres patrons pour exer­cer cette pul­sion de pro­jet : collectivités locales avec la décentralisation et, bien sûr, entre­prises privées en pleine crois­sance, pro­mo­teurs immo­bi­liers, aménageurs, foncières. Plus récemment, ce sont les marchés asia­tiques et orien­taux, où les Français sont légion : Chine, depuis déjà une ving­taine d’années, et pétromonarchies, Ara­bie Saou­dite en tête, avec les chimères de Neom.

Com­ment, dès lors, ne pas considérer que la ville telle que nous la vivons aujourd’hui est, pour une part, son héritage? La res­pon­sa­bi­lité poli­tique des élus ou les choix de consom­ma­tion des citoyens y sont pour beau­coup, mais impos­sible pour autant d’éluder celle portée par ceux qui reven­diquent la compétence de faire la ville. La crois­sance de la vacance de loge­ments, de bureaux, de com­merces et même des patri­moines est à cet égard emblématique, pour reprendre une ter­mi­no­lo­gie connue, des conséquences délétères d’un urba­nisme infi­ni dans un monde

fini. Beau­coup l’ont désormais sai­si, et l’on pour­rait dire que la pro­fes­sion entame sa « bifur­ca­tion », en pro­po­sant et en se sai­sis­sant de pra­tiques comme le recy­clage urbain, le recy­clage fon­cier, l’urbanisme tran­si­toire (quand celui-ci ne sert pas de « préfiguration » d’une opération immobilière, assu­rant sécurité du lieu et aug­men­ta­tion de la valeur de l’adresse), la main­te­nance urbaine, l’urbanisme régénératif, etc. L’irruption de la fini­tude du monde, celle des res­sources natu­relles, celle du vivant, a fait s’effondrer les dua­lismes. Celui nature-culture, dont les pensées de l’écologie ont bien montré l’aporie, mais, dans notre champ, celui du poli­tique-tech­nique, et même de l’urbain-rural : les sols en sont une illus­tra­tion, cer­tains sols agri­coles étant par­fois plus dégradés du point de vue de leurs fonc­tions écosystémiques que des friches urbaines.

Il est donc temps pour l’urbaniste d’hybrider plus net­te­ment ses compétences, et pour la pro­fes­sion de se for­mer aux sciences du vivant : bio­lo­gie, agro­no­mie, pédologie. Et, plus fon­da­men­ta­le­ment, cette prise en compte de la fini­tude, qui peut se matérialiser par les neuf « limites planétaires », ou toute forme de représentation et de cal­cul des limites du sou­te­nable, doit se tra­duire dans le rôle et les méthodes de l’urbaniste.

Pour y par­ve­nir, la pensée de Gilles Clément consti­tue un point de départ pos­sible. Il sou­ligne que la vie d’un jar­din com­mence au moment de sa « livrai­son », mais a vite fait d’affirmer que c’est l’inverse pour un bâti. On pour­rait lui rétorquer que, à l’heure d’un urba­nisme du « déjà-là », de « l’urbanisme cir­cu­laire » ou de la « ville sta­tion­naire », les parallèles sont désormais beau­coup plus nom­breux à faire entre la pensée du « jar­din en mou­ve­ment » qu’il a expérimentée, et l’urbanisme.

Le jar­di­nier du « jar­din en mou­ve­ment » ne des­sine pas au préalable. Il suit l’activité des systèmes, les écoute, les entre­tient de façon modeste, et leur per­met d’exister et d’établir les com­mu­ni­ca­tions, nom­breuses, entre espèces et entre règnes. Il est l’ac- com­pa­gnant d’un réseau de fonc­tions qui le dépasse, bien trop nom­breuses et encore par­tiel­le­ment élucidées pour lui, au sein d’un monde déterminé par sa clo­sure : le jar­din. N’en va-t-il pas de même à présent dans notre monde fini, et la ville, lais­sant son hubris, ne doit-elle pas apprendre à se conce­voir, elle aus­si, comme jar­din clos (au-delà de la dimen­sion tri­viale de la ville « végétalisée ») ?

L’urbaniste, alors, aura un futur, plus cer­tain que la « ville du futur » qu’on pro­met chaque fois qu’une nou­velle tech­no­lo­gie doit trou­ver son marché, plus long et plus prospère que les construc­tions détruites par le recul de la côte aqui­taine, s’il se fait un peu plus jar­di­nier, un peu plus Épiméthée.

Jean Guio­ny 

© D. R.

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