Ariella Masboungi, architecte-urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2016, et Franck Boutté, fondateur de l’agence Franck Boutté Consultants et lauréat du Grand Prix de l’urbanisme 2022, ont cosigné le livre 200 initiatives pour la transition énergétique des territoires. Ensemble, ils reviennent sur les défis démocratique, politique et transdisciplinaire qu’impose ce changement de paradigme.
Dans le livre 200 initiatives pour la transition énergétique des territoires que vous avez coécrit, Ariella, avec le concours de Florian Dupont et de l’agence Franck Boutté Consultants, vous évoquiez trois défis : le défi démocratique du rôle des usagers pour agir en faveur d’une transition énergétique jouissive, le défi de la connaissance objective, et enfin le défi politique de la cohérence entre échelles d’actions et de la solidarité des territoires. Jusqu’à présent, dans les discours et les ouvrages, ces défis n’étaient pas abordés dans cet ordre, on commençait par la technique ou le politique. Mais avec la crise et les appels à la sobriété du gouvernement aux citoyens, le défi démocratique devient comme prioritaire…
Ariella Masboungi : Absolument. L’ouvrage s’organise par rôle des acteurs et j’ai souhaité commencer par les usagers et leur mobilisation, prenant à rebours le goût français donnant la primauté aux politiques publiques en étant moins à l’écoute des attentes et actions citoyennes. Il était intéressant d’inverser le processus tout en impliquant tous les acteurs en appui sur des expériences réelles, élargies au plan international, car se limiter au cas français est toujours insuffisant. Ce qui est essentiel, ce sont les liens entre ces défis et ces acteurs. Nous insistions également sur l’exigence d’évaluation dans le défi de la connaissance. Toutefois, lorsque la Ville de Grenoble a commandité une évaluation scientifique de l’écoquartier de la Caserne de Bonne montrant les failles relatives des dispositifs énergétiques innovants, Le Monde a titré Échec de la Caserne de Bonne » ! Comment oser l’évaluation, source de progrès, qui est toujours une prise de risque dans un tel contexte. Le cas grenoblois a aidé à mettre l’accent sur les comportements des habitants qui, par des usages inappropriés, contrecarraient les performances des dispositifs techniques. Le lien entre connaissance, évaluation et ajustement des expérimentations est essentiel pour progresser sur le lien entre les trois défis.
Franck Boutté : Face à la crise de l’énergie, certains s’étonnent que l’État « mette la pression » sur les citoyens et les entreprises. C’est assez symptomatique du constat que personne n’a envie de faire sa part dans l’histoire. Je n’ai pas l’impression que l’État ne fasse rien, il y a pas mal de choses qui ont avancé et qui avancent sur la question énergétique. La stratégie nationale bas carbone, par exemple, qui vise une neutralité carbone en 2050, est assez claire et est déjà en place. Évidemment, c’est un document-cadre, qui pose les questions de l’emboîtement des échelles, de la cohérence entre la stratégie et l’action, du retour du terrain sur des politiques qui peuvent paraître trop descendantes. Pour qu’elles le soient moins, les actions sur les territoires et la mobilisation citoyenne sont fondamentales. Depuis une vingtaine d’années de prise en compte des enjeux environnementaux dans les projets d’aménagement, on a avancé d’abord un peu trop « en silos » en restant beaucoup focalisé sur la seule dimension énergétique, avec l’idée que si l’on allait assez loin sur la réduction des consommations et l’efficacité énergétique on arriverait à éviter le dérèglement climatique. Cette approche plutôt technico-centrée, consistant à corriger pour éviter, a peu mobilisé les citoyens. Nous sommes entrés dans une nouvelle période, qui est celle des projections et des trajectoires : on sait qu’on ne peut pas stopper et encore moins inverser le dérèglement climatique, on ne peut qu’en atténuer la trajectoire. Ce qu’expose le Giec dans ses rapports récents, mais également l’Ademe avec les scénarios pour une société neutre en carbone en 2050, c’est qu’il y a des dynamiques en œuvre sur lesquelles on peut agir en mobilisant des actions globales qui ne passent pas que par des mutations techniques, mais aussi et nécessairement par des changements d’usages et de comportements individuels. Le spectre des paramètres à prendre en compte ne cesse de s’élargir. Il est très clair désormais que les enjeux écologiques et de développement durable sont systémiques, que les synergies et les effets induits sont extrêmement importants. On doit désormais élaborer les programmes sur des données du futur, des objectifs à atteindre ; nos réflexions et nos actions doivent devenir beaucoup plus prospectives. Il est très important que les citoyens partagent et s’engagent sur ces visions prospectives, et les moyens en la matière manquent un peu. Qui fait de la prospective aujourd’hui ? Essentiellement les scientifiques, également les auteurs de fictions futuristes, cinéastes et écrivains. Les politiques ont du mal à se projeter, les acteurs de la ville peinent également à le faire ; c’est pourquoi les scientifiques, les réalisateurs et les auteurs interpellent plus directement et de façon plus impactante le grand public.