Rollon Mouchel-Blaisot est directeur du programme national Action cœur de ville et chargé du pilotage interministériel des Opérations de revitalisation des territoires (ORT).
Hélène Peskine est secrétaire permanente du Plan urbanisme construction architecture (Puca).
Huit ans après la disparition de la Datar, la notion de planification refait son apparition en plaçant l’urgence écologique et la transition énergétique au cœur des politiques publiques sous l’autorité de la Première ministre. Aussi, comment cette « ardente obligation » nationale, décrétée par le président de la République, peut-elle se déployer efficacement dans le contexte d’une France décentralisée depuis quarante ans ?
Dans un univers d’une grande complexité, il convient de tenter de répondre à deux questions essentielles : Que faut-il planifier au niveau national (qui ne le soit pas déjà) ? Qui est le mieux placé et légitime pour obtenir des résultats concrets et rapides ? Nous résumerons à trois objectifs principaux les enjeux de la planification écologique : réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) jusqu’à la neutralité carbone, diminuer notre ponction sur les ressources par la sobriété d’usages (sol, eau, énergie, matières premières) et adapter nos territoires et modes de vie de manière soutenable (sans creuser les inégalités).
Les territoires ont des potentiels et des besoins différents face à ces objectifs. L’État, les collectivités, les opérateurs publics et privés, les entreprises, les agriculteurs et les citoyens ont des outils et des compétences complémentaires. Nous devons apprendre à tous les mobiliser en bonne intelligence. C’est l’enjeu de la différenciation des politiques publiques. À partir de priorités nationales, elles doivent s’attacher aux réalités locales en accompagnant les projets développés par les élus et les acteurs, qui agissent concrètement dans leurs territoires.
Le programme national Action cœur de ville (ACV), lancé à Cahors en décembre 2017, s’est inscrit dans cette philosophie. Il vise à soutenir le développement durable et l’attractivité des villes moyennes qui font centralité, en investissant prioritairement dans la revitalisation de leur centre, à rebours de décennies d’étalement urbain. La méthode employée est celle de la coconstruction d’une action publique interministérielle et partenariale, structurante au niveau local et cohérente au niveau national. Elle est plébiscitée par les élus à qui on fait pleinement confiance.
Cette méthode a inspiré la création en 2020 de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), dont l’ADN est de soutenir les projets des collectivités locales en orientant les programmes nationaux vers des « territoires prioritaires » (centres anciens délaissés, déprise industrielle, montagne, couverture numérique, quartiers paupérisés, etc.).
Si l’on regarde d’un point de vue géographique et socio‑économique l’objectif national de neutralité carbone, il apparaît que les grandes villes, les espaces industriels et les territoires ruraux n’y contribueront pas de manière uniforme: décarboner la vallée de la Seine, le port de Dunkerque ou la métropole du Grand Paris, ce n’est pas agir à la même intensité que dans les climats de Bourgogne, les Alpes ou le Morvan.
Du côté des ressources nécessaires à la résilience du territoire France, les terres stockant de l’eau ou du carbone (marais, montagnes, forêts, prairies…), ou les villes qui ont du foncier à recycler représentent des potentiels considérables à considérer et valoriser à l’échelle des équilibres nationaux de neutralité et de sobriété. C’est pourquoi la planification du xxie siècle devra être territorialisée et s’appuyer opportunément sur un contrat local engageant les parties. Les conventions opérationnelles ne manquent pas pour cela, comme les ORT (opérations de revitalisation des territoires), en donnant si possible aux préfets un pou- voir d’adaptation des trajectoires et moyens affectés.
Double enjeu neutralité et sobriété
L’État peut efficacement accompagner par des outils fiscaux et financiers les actions locales de transition et soutenir la recon- version des activités. De nombreux outils existent déjà pour réduire les émissions de carbone : primes rénov, bonus écologique, fonds de décarbonation de l’industrie, etc. D’autres se développent pour favoriser la sobriété – certificats d’économie d’énergie, fonds friches, etc. – et l’adaptation – fonds renaturation, fonds Barnier, rénovation des réseaux d’eau, déconnection des pluviales… Il n’y a pas grand-chose à inventer, c’est le mode de contractualisation, de partage des données et de suivi qui est à moderniser.
L’approche par le terrain fait apparaître de nouveaux partenaires. La collaboration du monde de l’agriculture est essentielle pour prévenir les conflits de l’eau, celle de l’industrie pour transformer les économies locales (relocalisation de la production, prévention des déchets et circularité des matières, mais aussi cohabitation entre les différentes fonctions urbaines sur un foncier rare et cher). Il y a intrinsèquement une profonde solidarité unissant tous les acteurs.
On peut adopter le même schéma avec les milieux professionnels de la ville : comment répondre au double enjeu neutralité et sobriété ? La question centrale est celle du modèle économique. Comment confier à une entreprise la gestion de plus en plus exigeante de l’eau en visant la diminution des consommations (idem pour la chaleur, les déchets ou la mobilité carbonée) ? Il faut inventer et déployer les outils de valorisation d’un modèle d’affaires plus vertueux (redevance incitative, tarification progressive ou certificats d’économie) et qu’ils soient compréhensibles par tous.
La hausse des coûts de l’énergie et des matières premières est un accélérateur du changement sur lequel s’appuyer. La responsabilité sociale et environnementale des entreprises également. C’est dans cet esprit que les sociétés réunies au sein du groupe Action Logement sont venues renforcer le soutien à la revitalisation des cœurs de ville, avec succès.
Si l’on accepte enfin d’« apprendre des territoires », c’est reconnaître que c’est au niveau local que les conflits d’usage apparaissent et doivent être sereinement résolus. Associer, comme c’est déjà le cas dans le programme Territoires d’industrie, action territoriale, identification des savoir-faire locaux et des ressources disponibles, compétences, développement de filières d’avenir nationales et internationales, c’est aussi organiser intelligemment, et ancrer, la transition écologique.
Surtout, il faut reconnaître la part essentielle, dans la réalisation des objectifs nationaux de transition, des actions concrètes de réduction carbone et de sobriété qui relèvent des collectivités locales, et concertées par elles avec les habitants et usagers. Sur la mobilité et le bâtiment, premiers émetteurs de GES, les politiques locales sont déjà déterminantes (infrastructures et services vélos et piétons, transports collectifs gratuits, transport à la demande, aménagement des quartiers de gare, agences de l’énergie, etc.). Elles gagneront à s’appuyer efficacement sur des dispositifs financiers nationaux ou européens.
Sur la sobriété, les intercommunalités et leurs communes membres commencent à mesurer l’impact de leurs modèles passés d’aménagement urbain sur la délivrance de services (de la restauration collective au traitement des déchets en passant par la gestion de l’eau) et ce domaine va prendre une importance considérable dans les prochaines années.
En matière d’adaptation, elles ont également pris conscience des effets du réchauffement climatique sur la qualité de vie, et des interdépendances entre centre urbain et périphéries rurales à mieux préserver. Elles déploient des solutions pour le rafraî- chissement urbain, le développement des énergies locales ou la prise en compte des inondations. Les conditions climatiques exceptionnelles de l’été 2022 sont venues renforcer l’urgence à agir. Face à ces défis, les nombreux opérateurs de l’État (Agences de l’eau, ONF, Ademe, Anah, ANCT, Cerema, EPF, etc.) seront utilement mobilisés au service des stratégies locales de neutralité et de sobriété.
Arrêtons-nous un instant sur l’exigence de sobriété foncière, inscrite dans la loi climat et résilience d’août 2021 sous la forme de l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN), qui vise à préserver les sols naturels, agricoles et forestiers au bénéfice de la production nourricière, de la gestion des risques naturels et de la biodiversité. Le programme national Action cœur de ville a innové avec deux dispositifs pour accompagner les villes dans leur stratégie en la matière et décrire les conditions de ce changement de paradigme : décorréler croissance (développement urbain) et consommation (étalement).
La première action a consisté à revivifier les patrimoines des centres-villes anciens à travers l’initiative Réinventons nos cœurs de ville. Changer de modèle, c’est d’abord changer le regard sur les potentiels souvent invisibles de la ville existante. Quarante appels à projets locaux ont été lancés depuis 2018 et une nouvelle session est ouverte cette année pour 30 nouveaux sites, emprises foncières et immeubles vacants emblématiques de nombreuses villes de France. La deuxième initiative est exemplaire de cette nouvelle méthode de coconstruction que nous appelons de nos vœux: 30 agglomérations et villes ACV sont désormais engagées comme « territoires pilotes de sobriété foncière ».
L’État apprend ici, aux côtés des élus et des acteurs locaux, les conditions opérationnelles, politiques, sociales et financières qui permettent de refaire de manière désirable la ville sur la ville, dans des contextes de marchés immobiliers et de programmation urbaine singuliers. Loin de l’injonction par le haut, Action cœur de ville reconnaît que la transition écologique ne va pas de soi et qu’il faut inventer collectivement les moyens d’y arriver. Le fonds friches, qui est amené à être pérennisé, a été conçu dans cette philosophie : permettre plutôt qu’interdire. Et ce faisant, le « zéro artificialisation » normatif devient une incitation à la sobriété pour faire mieux, avec et pour tous.
Rollon Mouchel-Blaisot et Hélène Peskine
© D. R.