Spécialiste des politiques publiques territoriales, la géographe franco-britanniqueJordana A. Harriss dirige l’équipe de plaidoyer Villes et territoires durables au WWF. Marjolaine Girard est responsable du programme Éducation à la nature et à l’environnement. Dans ce cadre, elle pilote notamment le déploiement du programme École Jardinière qui accompagne les acteurs de l’éducation dans la mise en œuvre de potagers pédagogiques pérennes.


L’éducation à l’environnement est, encore une fois, absente du décret d’attribution de la nouvelle ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Le décret de février 2024 définissant ses attributions précise que la « ministre veille, conjointement avec les autres ministres intéressés, au développement de l’éducation artistique, culturelle et sportive des enfants et des jeunes adultes ». Alors que la moyenne des températures mondiales a dépassé les + 2 °C tant redoutés en novembre dernier et que l’Ipbes (le Giec de la biodiversité) alerte sur un déclin sans précédent, la ministre Belloubet ne devrait-elle pas aussi veiller à ce que les enfants et jeunes adultes reçoivent une éducation pratique et théorique qui leur permette d’appréhender ces phénomènes, de découvrir différents espaces naturels et agricoles, de les expérimenter au rythme des saisons, autrement dit une éducation à et par la nature ?
Cela en lien avec les ministres intéressés, à savoir les ministres en charge de la Transition écologique, bien sûr, mais aussi de la Santé, des Sports ou encore de l’Agriculture, ce de nier ayant récemment annoncé que tous les élèves du primaire bénéficieront d’au moins une action de découverte de l’activité agricole à la rentrée 2024 et que tous les collégiens auraient la possibilité de faire un stage dans une exploitation. Si depuis quelques années le développement durable a fait son entrée dans les écoles et dans les programmes, de la maternelle au lycée (refonte des programmes, écoles labellisées E3D, pour démarche globale de développement durable, élections des éco-délégués…), le contact régulier des élèves avec la nature est quasiment absent de la politique nationale d’éducation à l’environnement et au développement durable (EEDD), qui se fait quasi exclusivement en classe.
Or, les recherches se multiplient et convergent : le contact direct à la nature est bénéfique aux apprentissages, au développement physique, cognitif, social et affectif des enfants ; même de petits aménagements comme la mise en place de sous-bois, gazons et bacs à fleurs dans les cours de récréation ont des effets positifs; plus le contact avec la nature est fréquent et long, plus les bénéfices sont grands (1). Et un contact régulier avec la nature dans l’enfance crée un cadre de référence qui a un impact sur la protection de l’environnement à l’âge adulte. Le contact avec la nature jouerait même un rôle plus important dans le développement de comportements pro-environnementaux que l’apport de connaissances théoriques (2).
Le risque est, en effet, celui de l’amnésie environnementale : « Moins on est en relation avec la nature, plus on l’oublie », précise Anne-Caroline Prévot, directrice de recherche au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle – voire de l’amnésie générationnelle environnementale, concept développé par le psychologue américain Peter H. Kahn, spécialiste des relations homme-nature. « Nous construisons tous une conception de ce qui est normal sur la base du monde naturel que nous rencontrons dans notre enfance. Le nœud du problème est que le degré de dégradation de l’environnement augmente à chaque génération, mais chaque nouvelle génération a tendance à considérer cette condition dégradée comme l’expérience normale. »
Dans l’histoire des politiques éducatives, l’éducation au développement durable a peut‑être été une étape nécessaire qui doit aujourd’hui être dépassée, enrichie, pour viser une véritable éducation au vivant, en connexion avec, au contact de la nature, un savoir fondamental. Et s’il est essentiel que cette éducation se fasse tout au long de la vie de l’enfant et de l’adolescent, sur le temps scolaire, périscolaire et familial, l’école, qui permet l’accès de chacun aux savoirs et au service public de l’éducation, doit jouer, là aussi, son rôle de lutte contre les inégalités. Car nous n’avons pas toutes et tous le même accès à la nature, aux mêmes espaces, aux mêmes saisons; nous n’avons pas tous un jardin ou une résidence secondaire, comme l’a révélé le confinement, ou les moyens d’emmener nos enfants au ski aux vacances de février. L’enjeu est sanitaire, social, pédagogique et écologique.
Rénover énergétiquement 10 000 écoles d’ici à 2027
Le cadre politique national tâtonne : le politique multiplie les annonces fortes, mais, faute d’un suivi statistique, elles tardent à se concrétiser. En 2019, le ministre de l’Éducation nationale annonçait la mise en place d’espaces de biodiversité dans toutes les cours d’écoles qu’on peine à voir cinq ans après. En juin 2023, c’est la multiplication par 5 des 3 000 aires éducatives existantes qui a été annoncée, posant la question des moyens à disposition et du suivi de leur mise en œuvre.
Et alors qu’est affichée l’ambition de rénover énergétiquement 10000 écoles d’ici à 2027, avec le concours de la Banque des Territoires, quelle place dans ces travaux pour la généralisation des potagers pédagogiques, pour la débitumisation des cours d’école ?
Et si l’application du « zéro artificialisation nette » (ZAN) commençait dès la cour d’école ? C’est ce que certaines communes, qui ont la compétence sur les établissements de maternelle et de primaire, ont commencé à initier à l’échelle territoriale, avec l’appui de la communauté enseignante et le tissu associatif local et national.
La ville de Poitiers a accueilli en juin dernier les premières rencontres internationales de la classe dehors, organisées par l’association La Fabrique des communs pédagogiques. Avignon installe des potagers dans tous les lieux d’accueil des enfants: écoles, centres de loisirs, parcs et jardins. Paris développe des cours oasis, et même la capitale expérimente la classe en forêt Cette dynamique dépasse les grandes villes et vient aussi, et d’abord, des territoires ruraux.
L’Association nationale des maires ruraux de France (AMRF) a conduit, en 2023, son Grand Atelier de la transition écologique. Comme pour une convention citoyenne pour le climat, 100 maires ruraux volontaires se sont engagés à être formés aux enjeux de la transition écologique, pour aboutir à un ensemble de propositions qui sont aujourd’hui devenues la feuille de route de la transition écologique de l’AMRF. Parmi celles-ci, la nécessité absolue de redévelopper les classes de découverte, de réhabiliter les bâtiments laissés à l’abandon qui faisaient vivre en partie ces territoires, de récréer un contrat de réciprocité entre les écoles des campagnes et celles des villes, comme un pendant spatial à Descola (3) et à la séparation entre nature et culture. Parce que c’est un continuum territorial qu’il faut réfléchir, provoquer, tisser, parce que c’est dans chaque école qu’il faut inventer un contact quotidien des enfants au vivant, de la cour de récré à la classe dehors dans la ville, jusqu’aux sorties nature et classes de découverte dans le pays une fois par cycle, le WWF a décidé de mettre en commun les bonnes initiatives.
L’École Jardinière est la première étape et celle sur laquelle le WWF est engagé pour accompagner, outiller, engager des enseignants et des collectivités, afin de développer ces pratiques, et appelle les communes et les communautés enseignantes à se faire connaître, en répertoriant sur une cartographie nationale les potagers scolaires développés et associations engagées.
Pour des villes et des territoires connectés à la nature, c’est aussi aux architectes, aux designers et aux artistes qu’il faut donner la voix, pour dessiner une ville à hauteur d’enfants, mais aussi, et surtout, en faire nos « diplomates », pour reprendre le mot de Morizot (4), ceux qui nous « apprennent à voir le point de vue du vivant», à l’invitation de l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, nous offrent une expérience sensible du lien entre homme et nature et nous permettent enfin de commencer à répondre à la question du poète écossais Norman MacCaig (5) : « Scholars, I plead with you, where are your dictionaries of the wind, the grasses ? » (« Ô vous les sachants, je vous en supplie, où sont vos dictionnaires du vent et des pâturages ? »).
Jordana A. Harriss et Marjolaine Girard
© D. R.
1/“ Time spent outdoors during preschool : Links with children’s cognitive and behavioral development”, Vidar Ulset et al., Journal of Environmental Psychology, Vol. 52, p. 69–80, 2017.
2/“Nature-based environmental education of children : Environmental knowledge and connectedness to nature, together, are related to ecological behaviour”, Siegmar Otto and Pamela Pensini, Global Environmental Change, Vol. 47, 2017, p. 88–94.
3/Pour l’anthropologue français Philippe Descola, le dualisme nature/culture ne serait pas partagé par toutes les sociétés humaines et relèverait d’une convention sociale (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005).
4/Baptiste Morizot, philosophe, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, a écrit Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (Wildproject 2016). Ses travaux, consacrés aux relations entre l’humain et le vivant s’appuient sur des pratiques de terrain, notamment de pistage de la faune sauvage.
5/1910–1996.