Pourquoi démolir des immeubles de logements locatifs sociaux qui n’ont guère plus de 50 ans ? Est-ce bien raisonnable de réduire l’offre, alors que la demande émanant de populations en situation précaire semble inextinguible ?
Cette question sur le bien-fondé des démolitions est en toile de fond des débats sur la politique de la ville depuis plus de trente ans. Avec des moments plus intenses, comme lors de la mise en place de l’Anru, en 20032004, où le plan Borloo a suscité des réactions très vives d’architectes et de sociologues, notamment. Ils contestaient le brutalisme et le simplisme d’une thérapie, en considérant qu’elle ne pouvait avoir été conçue que par des acteurs avides de gestes symboliques et spectaculaires, en méconnaissance des qualités urbaines des cités et de la richesse de leur vie sociale. Cette thérapie aurait été animée, de surcroît, par une pensée magique, celle de la substitution de logements locatifs paupérisés par des constructions neuves capables d’attirer des classes moyennes, qui viendraient recréer une diversité sociale dans des quartiers de plus en spécialisés. Peut-être moins vive ces dernières années, la polémique reste ouverte, en particulier sur le nécessaire respect de réalisations remarquables, patrimoine du XXe siècle, et rebondit avec le recours au « bilan carbone », montrant, s’il en était besoin, la comparaison catastrophique au plan environnemental entre, d’une part, le relogement des habitants, la déconstruction, le recyclage des matériaux et le coût d’une reconstruction et, d’autre part, une réhabilitation parée de toutes les vertus, sociales, environnementales et économiques…
Aucune des objections rappelées ne peut être balayée simplement et définitivement, et nous pensons utile de replacer ce débat, et les arbitrages sous-jacents, dans la diversité des contextes urbains et sociaux qui motivent les choix. Il n’est pas inutile de rappeler, aussi, d’entrée quelques ordres de grandeur : le Programme national de rénovation urbaine (PNRU), c’était environ 160 000 démolitions en quinze ans, sur un parc HLM d’environ 3 700 000 logements (année 2000), avec 140 000 constructions neuves et 340 000 réhabilitations. Ce propos sera plus particulièrement illustré par nombre d’exemples issus d’une dizaine d’années de conduite du renouvellement urbain à Marseille.
Des motivations… jusqu’à la démolition
On peut distinguer quatre grandes familles de motivations qui peuvent conduire à la démolition. La première, la plus simple, c’est le tarissement de la demande, avec l’effondrement des moteurs économiques qui l’avaient créée, il y a cinquante ans. Dans bien des bassins industriels ou des villes en déprise, il faut tout simplement réduire l’offre parce que la population décroît, spécialement pour les profils sociodémographiques correspondant à une demande de logements locatifs familiaux, telle qu’elle s’exprimait dans les années 1960. Le mouvement n’est pas récent : dès la fin des années 1970, en Lorraine du Nord notamment, il fallait déjà diminuer la voilure d’une offre HLM excédentaire, construite dans les années 1950 à 1970, pour accompagner l’essor de la sidérurgie. Le repli fut tout aussi violent que la croissance, laissant sur le plateau lorrain quelques vestiges largement inhabités, comme la Cité radieuse de Briey-en-Forêt. Mais le phénomène semblait alors circonscrit à quelques territoires précis où périclitait une mono-activité.
Et à Marseille, ville qui a renoué avec la croissance démographique depuis vingt ans, ne devrions-nous pas être à l’abri de ce syndrome de suroffre ? Globalement, en effet, la vacance dans le parc HLM est très réduite, de l’ordre de 2 à 4 %, laissant ainsi penser que la démolition pour réduire une offre excédentaire n’est pas à l’ordre du jour. La situation n’est probablement pas aussi rassurante. Dans le contexte de ces trois ou quatre dernières années, avec le ralentissement de l’augmentation de la population apparaissent des indices révélant l’inégale attractivité des cités et des patrimoines locatifs : délai de relocation allongé pour certains, proportion de clientèles captives accrue (bénéficiaires du droit au logement opposable), refus de certains sites par ces mêmes candidats présumés captifs, gestes commerciaux des bailleurs plus fréquents…
Le parc HLM réagit aux conjonctures démographiques et économiques, un peu comme se métamorphosent avec la marée les îles Chausey. Lors des pleines mers de vives eaux, tout est uniformisé, rien ne dépasse de la surface, sauf quelques rares îles et récifs ; puis, avec le jusant, apparaît un paysage d’une variété insoupçonnée, révélant des bancs de sable, des rochers isolés, des vasières… Malheur au navigateur qui n’a pas anticipé ! Dans bien des métropoles, et Marseille fait partie du lot, toute inflexion, même modérée, de la pression de la demande révèle rapidement que tous les patrimoines, toutes les situations, tous les environnements sociaux, ne se valent pas. Certains restent à flot et continuent d’attirer des demandeurs, tandis que d’autres semblent irrémédiablement à sec, à l’écart des flux, tout du moins jusqu’à la prochaine renverse de conjoncture. Les HLM, offre d’habitat très administrée, devraient rester, selon certains commentateurs à l’écart du marché ; il n’en est rien et, dès qu’ils le peuvent, les demandeurs se comportent en clients désireux de tout évaluer avant d’accepter une proposition de logement.
Cela pour exprimer que, même dans une métropole dynamique comme Marseille, alors que le phénomène de tarissement de la demande n’est pas mesuré, il peut se manifester ponctuellement, et apporter un éclairage sur les motivations d’une démolition. La rente locative qui pouvait paraître éternelle à certains bailleurs sociaux est plus fragile que prévu.
La seconde motivation pour démolir est d’ordre technique ou technico-financière. L’impétuosité de la production immobilière dans les années 1960–1970, avec un recours croissant à des procédés industrialisés, s’est traduite aussi par un lot conséquent de malfaçons de conception ou de mise en œuvre qui n’ont pu être corrigées ensuite. À Plan d’Aou, par exemple, quelque 150 logements de cette cité, qui en a compté 900, n’ont jamais pu être loués en raison de problèmes structurels lourds débouchant sur une démolition, au terme de plusieurs décennies de contentieux. À Saint-joseph, il s’agit d’une cité d’urgence de 1957, rapidement et très sommairement édifiée, qui, en 2018, a bien dépassé son espérance de vie initiale.
À Malpassé ou à Kallisté, ce sont les dimensions très étriquées des bâtiments – trame entre refends en béton de 2,3 m ou 2,4 m ; hauteur sous plafond à 2,4 m ; exiguïté des parties communes ; véritables passoires thermiques et acoustiques ; impossible adaptation aux normes « handicapés »… – qui conduisent à faire pencher la balance vers la démolition, puisque la réhabilitation se révèle fort coûteuse pour un résultat incertain. Quelle valeur locative ? Quelle attractivité résidentielle peut-on imaginer recréer ? Et pour combien de temps ? Bien des organismes HLM ont engagé, dans les années 1980 et jusqu’au début de l’an 2000, des réhabilitations successives qui n’ont pas fait long feu, et dont le bilan carbone cumulé serait à rapprocher à celui d’une démolition.
L’accumulation des normes et des réglementations accélère aussi l’obsolescence de certains patrimoines. L’évolution de la réglementation sur l’amiante en est l’une des illustrations. Elle a conduit à transformer des projets de réhabilitation de plusieurs cités, en un chantier de démolition considérable qui a accru de quelque 30 % le nombre de logements à démolir dans le PNRU à Marseille. Par quel mécanisme ? Au-delà des mesures d’évaluation et d’éradication de l’amiante en flocage et sous forme de matériaux capables de libérer des fibres, fondées sur les réglementations des années 1990, il n’y avait évidemment pas de détection exhaustive des éventuelles traces de produits amiantés dans des matériaux considérés comme inertes et ne présentant pas de risque pour l’occupant ; colles, joints, peintures, mastics, etc. Mais, dès lors que des travaux de réhabilitation interviennent, sur des cloisons par exemple, il s’agit de vérifier au préalable s’il n’y a pas quelques fibres susceptibles d’être libérées et si les seuils ne risquent pas de dépasser ceux que fixe désormais le Code du travail. Sur les sites en question, le verdict conduisait à un protocole d’éradication complexe et coûteux : relogement du locataire, confinement du logement ou de la cage d’escalier, si le bailleur préfère reloger tous les locataires en une seule fois, désamiantage proprement dit, puis travaux de réaménagement. Dans certains cas, ce processus conduisait à dégarnir totalement les aménagements intérieurs en ne gardant que la structure, puis à reconstruire après. Là encore, le bilan carbone n’est pas forcément enthousiasmant.
Ainsi, le bilan économique ressort à quelque 120 000 euros par logement en additionnant les coûts du relogement, le désamiantage, puis un réaménagement, d’ampleur modérée, cependant. Le tout sur un « châssis » des années 1965–1975 marqué le plus souvent de quelques tares congénitales, en matière d’acoustique et d’isolation thermique particulièrement. Est-ce bien raisonnable, alors que la construction d’un logement coûtait autour de 170 000 euros ? Toutes les évolutions de normes (sécurité, incendie, électricité, accessibilité), fondées sur de très louables intentions, peuvent se cumuler et finir par condamner à la démolition des patrimoines pour lesquels bailleurs et habitants se seraient bien contentés d’une remise en état plus légère, plus modeste, et plus rapide à mettre en œuvre.
La troisième motivation d’une démolition repose sur l’ambition de corriger une erreur du plan d’urbanisme initial qui, au fil des décennies, apparaît comme un obstacle indiscutable à la connexion des quartiers avec la ville. Conçus comme des entités autonomes, centrés sur eux-mêmes, affirmant même parfois ce repli comme une qualité, plusieurs de ces quartiers n’éprouvaient guère la nécessité de prolonger en leur sein la trame viaire de la ville contiguë, ni de permettre les déplacements de tous en tous lieux.
À la Savine, on a déjà évoqué l’aberration urbaine d’une forteresse de 1 400 logements parfaitement repliée sur elle-même, à l’écart de tout. À La Castellane, comment imaginer faire évoluer cette cité de 1 200 logements sur 20 hectares sans créer quelques voies publiques qui la traversent, en toute visibilité et en toute sécurité pour tous ? Le seul axe traversant démarre à l’est, sous le contrôle d’une tour de dix-huit étages, et ressort à l’ouest en passant sous un porche de 10 m de large par 4 m de haut.
La nécessaire démolition de la tour 92 logements et de l’immeuble porche de 12 logements s’est, tout naturellement, imposée à tous, en surmontant un débat qui tentait d’assimiler ces reconfigurations urbaines à des pulsions haussmanniennes, pour tenter de les déconsidérer. Les opinions des experts sont désormais plus nuancées et plus réceptives à la nécessité de percer des voies publiques si l’on veut vraiment réarrimer ces quartiers à la ville…
Enfin, la quatrième motivation pour démolir résulte aussi de difficultés rencontrées pour gérer de très grands immeubles, tours ou barres de 100 à 300 logements, formes urbaines parfois stigmatisées, et densité humaine imposée avec une conception très rarement adaptée : halls et parties communes étriquées, absence d’isolation acoustique, difficile régulation d’une vie sociale caractérisée à la fois par la promiscuité et l’anonymat. Les bailleurs peinent, plus qu’ailleurs, à maîtriser les incivilités que les caractéristiques que l’on vient de rappeler peuvent faciliter.
Un ascenseur en panne n’est jamais acceptable ; c’est cependant une gêne surmontable par la plupart des locataires dans un immeuble de cinq niveaux, mais c’est insupportable quand il en compte quinze… Les tours et les vues dégagées qu’elles offrent ont leurs partisans, en particulier chez ceux qui n’y résident pas ; certains d’entre eux ne mesurent pas toujours les différences entre les tours du front de Seine à Paris, avec leur niveau de services lié à leur valeur vénale et locative très élevée, et celles d’un quartier HLM paupérisé, qui de surcroît, n’est pas desservie par le métro parisien.
Cette tentative de typologie des motifs de démolition ne peut évidemment constituer une doctrine, pas plus que la réhabilitation à tout crin ne peut être érigée en dogme. Et chaque situation doit donner lieu à une évaluation urbaine, sociale, technique et patrimoniale pour soupeser les avantages et les inconvénients. Et chaque évaluation doit pouvoir être réinterrogée, les critères d’appréciation n’étant pas immuables. On a pu voir, en effet, des démolitions naître d’une certaine paresse pour concevoir et réaliser une restructuration des immeubles et des typologies.
On a pu, par ailleurs, lancer des réhabilitations par conformisme, avec un certain aveuglement sur la réelle création d’une nouvelle attractivité résidentielle. Les parcours-logement des locataires constituent évidemment l’un des aspects les plus important dans ces projets où le développement social est l’enjeu essentiel ; le moins que l’on puisse dire, c’est que l’évaluation comparée est loin d’être simple et univoque.
Ce survol permet, à tout le moins, d’imaginer que le renouvellement urbain, dans les métropoles comme ailleurs, n’est probablement pas prêt à se tarir, et qu’il faudra encore l’accompagner de quelques démolitions…
Nicolas Binet
Géographe-urbaniste, expert en habitat et renouvellement urbain, il est notamment l’auteur, avec Yves Laffoucrière, de La Vie plus belle ? Retour sur vingt ans de rénovation urbaine (L’Aube, 2020).
Photo : Bâtiment B de Kallisté, Marseille. © Fabien Groue/CIT’images
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