Alors que se multiplient les initiatives de relocalisation des approvisionnements alimentaires, elles font la preuve de leurs limites.
Par système alimentaire urbain, nous désignons l’ensemble des activités, des êtres et des objets qui concourent à approvisionner les villes en nourriture et à organiser l’alimentation au sein de celles-ci, du stockage à la distribution, la transformation, la cuisine, la restauration jusqu’à la gestion des déchets. Depuis le XIXe siècle et l’industrialisation, la ville est à la fois le produit et le moteur d’un système alimentaire qui apparaît non durable mais tend à se généraliser à l’ensemble de la planète. Mais si les villes exacerbent et concentrent les problèmes de durabilité, elles innovent et produisent des solutions pour construire des systèmes alimentaires plus durables.
L’objet de cette contribution est d’interroger l’idée selon laquelle la construction de tels systèmes durables doit passer par une relocalisation des approvisionnements alimentaires des villes.
DISTANCIATIONS
Avec l’urbanisation, l’industrialisation et la globalisation, les systèmes alimentaires ont profondément évolué. On peut interpréter cette évolution comme une distanciation à quatre dimensions. Elle est géographique : les aliments viennent de plus en plus loin compte tenu de la taille croissante des villes et du développement du commerce international. Elle est économique : entre producteurs et consommateurs se sont multipliés de nombreux intermédiaires dont les métiers se sont professionnalisés, autonomisés et éloignés des activités domestiques qu’ils remplacent. La distanciation est cognitive : les mangeurs savent de moins en moins d’où vient leur nourriture. Connaître et comprendre comment sont produits et transformés les aliments suppose de recourir à des médiateurs, scientifiques, entreprises, journalistes, bloggeurs, etc. Leurs informations sont parfois contradictoires et leurs avis peuvent être controversés (sur les OGM ou nanotechnologies, par exemple). Elle est politique : les citoyens n’ont plus la maîtrise de leur système alimentaire. Le ministère de l’Agriculture, la Commission européenne, l’Organisation mondiale du commerce semblent des instances de gouvernance inaccessibles, suspectées de subir d’avantage l’influence des lobbys industriels que celle des consommateurs.
La conséquence de ces distanciations est le développement d’un sentiment d’anxiété, de déprise sur le système, de suspicion à l’égard d’acteurs inaccessibles, voire de défiance vis-à-vis de l’industrie, de l’État et même des scientifiques, suspectés d’être aux mains des lobbys. Nombre de positions de certains médias ou ce que l’on peut lire sur les forums témoigne de cette crise de confiance.
Par réaction, ces distanciations provoquent une recherche de proximité. Du point de vue géographique, elle se traduit par la préférence pour le local qui s’exprime par exemple dans le recours à des produits issus de l’agriculture périurbaine pour l’approvisionnement des cantines scolaires. Un avantage espéré du « locavorisme » est la réduction des coûts de transport et donc énergétiques et environnementaux et le maintien d’emplois locaux. La recherche d’une proximité économique se traduit par le développement de « circuits courts » comme la vente directe, qui permet un contact entre producteurs et consommateurs : marchés paysans et commandes par Internet à des producteurs. Retrouver le lien cognitif avec l’agriculture passe par le développement de l’agriculture urbaine : jardins partagés, jardins scolaires, élevages de poules sont des occasions d’apprendre à cultiver ou à soigner des animaux. Sur le plan politique enfin se mettent en place des conseils locaux de politiques alimentaires, en particulier en Amérique du Nord où le premier a fait son apparition à Toronto (Canada) en 1991. Ceux-ci regroupent des autorités locales, des représentants de la société civile, de la recherche et parfois des entreprises pour élaborer des programmes d’intervention publique à l’échelle locale.
Ces initiatives apparaissent comme autant d’expérimentations d’alternatives aux systèmes alimentaires industrialisés et comme l’amorce d’une transition vers des systèmes alimentaires durables. Un tel projet peut-il se limiter à relocaliser les systèmes alimentaires ? Plusieurs éléments conduisent à nuancer l’intérêt de ce mot d’ordre.
©Anne-Christine Poujoulat Les créateurs de la première AMAP à Ollioules (Var)
L’AGRICULTURE DE PROXIMITÉ INSUFFISANTE
Si la distance parcourue par les aliments s’est accrue avec l’agrandissement des villes, il faut se départir de l’idée que celles-ci ont toujours été nourries par leur proche périphérie. Cela est vrai pour certaines villes au cœur de bassins de production très fertiles, capables de dégager d’importants excédents pour nourrir les citadins. Mais l’historien Fernand Braudel a montré que nombre de grandes villes du monde, bien avant l’industrialisation, ont organisé leur ravitaillement par le recours au commerce de longue distance. Les bassins d’Ukraine ou d’Égypte ont nourri les villes du Nord de l’Europe et de la Méditerranée. Avant l’avènement du capitalisme et du commerce à longue distance, les premières villes émergent grâce à la capacité de l’agriculture locale à dégager des excédents pour les nourrir. Mais si ce ne sont pas les aliments qui viennent de loin, ce sont les fertilisants. Alexandrie ou Angkor sont nourries d’une agriculture de décrue, après que les fleuves aient déposé les limons fertiles drainés des bassins versants à des dizaines voire des centaines de kilomètres en amont. Depuis l’industrialisation, ce sont le pétrole et le phosphate miniers qui permettent les excédents. En calculant la surface agricole nécessaire pour nourrir localement la zone urbaine de Montpellier, on constate que l’intégralité des terres de l’Hérault n’y suffirait pas, même en réservant toute la production du département aux seuls Montpelliérains. La ville est trop peuplée pour la capacité productive de la campagne environnante. Elle est condamnée à recourir à des sources plus lointaines, sans même parler des produits tropicaux. Certes, le recours au commerce lointain peut confiner à l’absurdité avec des produits qui traversent le pays pour y être transformés ou conditionnés avant de revenir dans les magasins à côté de là où ils ont été produits. Reste que la plupart des villes ne peuvent espérer être principalement approvisionnées par leur périphérie.
Est-on alors condamné à des coûts de transport impactant gravement l’environnement ? Il faut relativiser ce qui apparaît plein de bon sens, à savoir que le local est meilleur que le lointain du point de vue environnemental. Si l’on prend en compte l’ensemble des coûts environnementaux, de la production agricole jusqu’à la consommation et la gestion des déchets, le transport ne dépasse pas 15 % de la contribution de l’ensemble du secteur de l’agriculture et de l’agroalimentaire aux émissions de gaz à effet de serre. Et dans ce poste de transport, environ la moitié concerne le déplacement des ménages pour aller faire leurs courses. Multiplier les déplacements pour aller chercher des produits locaux cultivés sous serres chauffées à grand renfort d’engrais chimique peut s’avérer bien pire du point de vue environnemental que de faire venir les mêmes aliments de zones agricoles plus éloignées et aux modes de production moins intensifs.
Enfin, réduire le nombre d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs ne doit pas nier le rôle des intermédiaires, commerçants ou transformateurs. Si certains abusent de leurs positions dominantes dans les filières, ils ne peuvent être réduits à des prédateurs inutiles qu’il faudrait court-circuiter. Nombre d’agriculteurs qui pratiquent la vente directe se rendent compte de l’utilité de ces métiers de l’intermédiation. Si la transformation agro-alimentaire s’est développée, c’est qu’elle rend de nombreux services : réduction des pertes post-récolte, conservation des produits, allégement du travail domestique de préparation des repas.
Le ré-ancrage territorial de l’alimentation permet de protéger et de valoriser des savoir-faire traditionnels localisés que la concurrence avec des produits industriels standard menace de disparition. Il y a là un enjeu de patrimoine culturel. En revanche, le risque est que ce ré-ancrage soit instrumentalisé par les défenseurs d’une « authenticité » locale ou nationale, niant les apports étrangers anciens et permanents qui forgent les cultures alimentaires. La pomme de terre et la tomate ont été introduites en Europe depuis l’Amérique. Plus récemment le couscous, l’un des plats préférés des Français, trouve son origine en Afrique du Nord. La cuisine française continue d’emprunter et de s’approprier des références extérieures. Elle est comme sa population, une combinaison de produits, de pratiques et de représentations de multiples origines, locales et non locales. Les épices aux origines lointaines en font sa saveur !
Si les initiatives de relocalisation sont présentées comme les ferments de systèmes alimentaires durables, on doit s’interroger sur le rôle qu’elles jouent dans cette transition.
INVENTER DE NOUVELLES FORMES DE RELATIONS À DISTANCE
D’un côté, ces initiatives font la preuve par l’expérimentation de la performance et de l’intérêt des alternatives, comme les pionniers de l’agriculture biologique l’ont fait il y a une cinquantaine d’années. Sont-elles amenées à se multiplier jusqu’à devenir les formes dominantes de production, d’échange et de consommation grâce à une prise de conscience et une conversion généralisée des acteurs économiques et des mangeurs ? Le fait est qu’elles se multiplient et se mettent en réseau : le mouvement des « villes en transition » initié à Totnes (Royaume-Uni) comptait 460 initiatives urbaines dans le monde en 2013 dont une grande majorité avec des actions dans le domaine agricole et alimentaire. Environ 140 villes du monde ont signé à Milan un pacte annonçant leur ambition de construire des politiques alimentaires alternatives. Cette multiplication d’initiatives sur tous les continents donne le sentiment d’un mouvement que certains considèrent comme l’amorce d’une transition. Ou bien ces initiatives sont-elles des laboratoires dans lesquels le système dominant vient s’inspirer, puiser des solutions pour les marchandiser de façon à intérioriser et valoriser des réponses aux critiques qu’on lui adresse comme le suggère le « nouvel esprit du capitalisme » ? Cette récupération par le système dominant est observable. Le commerce équitable a été institutionnalisé par la certification proposée par Fair Trade Labelling Organisation (FLO) et a pu ainsi entrer dans la grande distribution et dépasser son marché de niche. Il est largement connu des consommateurs. Le principe des contrats associatifs d’approvisionnement directs en paniers d’aliments passés avec des producteurs est désormais proposé par des entreprises privées comme « La Ruche qui dit Oui ! » qui compte plus de 700 lieux de vente en France. La grande distribution investit pour cultiver sur les toits des supermarchés. Le BHV dans le Marais à Paris ou Carrefour à Villiers-en-Bière (77) se lancent dans les fermes urbaines.
Acheter quelques légumes « bio » directement à un producteur périurbain est-il l’amorce d’un basculement de la demande vers une alimentation durable ? Ou au contraire, cette pratique reste-t-elle marginale et donne-t-elle bonne conscience aux mangeurs sans remettre en cause l’essentiel de leur consommation ? On peut craindre en effet que ces initiatives de relocalisation saturent rapidement les souhaits des mangeurs de contribuer, par leurs achats, à la construction de systèmes plus durables. C’est ce qu’on a pu constater pour la consommation engagée (pour l’environnement ou l’équité sociale). L’achat d’un nombre limité de produits suffit à satisfaire les préoccupations des consommateurs. L’histoire du commerce équitable montre que malgré la large connaissance et diffusion de ce type de produits dans la société, ce mouvement n’a pas fondamentalement amélioré l’équité dans les filières du commerce international. Un tel constat révèle le besoin d’aller au-delà des initiatives individuelles pour entrer dans l’arène des politiques publiques. C’est là un des enjeux des politiques alimentaires urbaines qui peuvent, en s’appuyant sur des expérimentations citoyennes, leur donner une ampleur au travers de véritables politiques. Elles peuvent par exemple protéger des espaces agricoles dans la planification foncière ou utiliser la commande publique pour inventer de nouveaux rapports plus solidaires entre villes et agriculteurs ruraux. Mais ces politiques ne doivent-elles pas aussi tenir compte des effets extraterritoriaux des modes de consommation des villes ? Relocaliser ne suffit pas. Il faut combiner ce mouvement avec l’invention de nouvelles formes de relations à distance, plus équilibrées et équitables avec l’agriculture rurale, y compris la plus éloignée des villes. Au-delà des leviers activés sur leur territoire, elles contribuent à changer le système alimentaire en pesant dans les débats et les politiques aux échelles nationale ou internationale. C’est un des enjeux des réseaux de villes qui se constituent dans le monde. Limiter les politiques alimentaires urbaines à la relocalisation de leurs approvisionnements revient enfin à réduire l’alimentation à une question de consommation de produits dont il faudrait mieux maîtriser l’origine. Or l’alimentation a bien d’autres fonctions que de nourrir, autrement dit de satisfaire les besoins biologiques du corps. Elle est un support fondamental de l’interaction sociale.
L’ALIMENTATION EST UN SUPPORT FONDAMENTAL DE L’INTERACTION SOCIALE
Faire ses courses a été longtemps un moyen de rencontre. Le marché est un espace social et de découverte du monde extérieur.
La cuisine et l’organisation du repas sont de véritables institutions, des corpus de règles qui régissent les rapports aux objets (comment on assemble, transforme et présente les aliments), qui régissent les rapports sociaux (qui peut manger avec qui, qui a droit à quoi, etc.). Ces règles véhiculent des valeurs morales : le respect de la nourriture et de celles ou ceux qui produisent et cuisinent, la régulation du désir et la gourmandise. L’identité collective et l’entretien des liens sociaux se construisent enfin au travers du repas. Se synchroniser pour partager et manger la même nourriture crée un lien entre les commensaux. Les compagnons sont littéralement ceux qui partagent le pain.
©Franck Crusiaux/RÉA
Apprentissage du goût dans une cantine scolaire de Lille (menu du chef Alain Passard)
L’enjeu de l’alimentation ne se limite pas à ce que l’on mange ; elle inclut la façon dont on s’organise pour le faire : comment et où se font les courses et les repas, comment sont gérés les déchets, etc. Les villes ont des leviers importants entre leurs mains. L’aménagement urbain construit les paysages alimentaires, conditionne l’accès à des espaces agricoles, la localisation et le type de commerces alimentaires et d’espaces de restauration. Ces paysages façonnent des comportements et des routines.
Au travers de la restauration collective, les villes disposent d’un moyen de construire des normes sociales, déterminants fondamentaux des comportements. La cantine n’est pas seulement un lieu pour se nourrir, c’est aussi un lieu d’apprentissage des règles du repas, du vivre ensemble, du respect, de la nutrition. Un enfant qui mange à la cantine entre 4 et 18 ans prend plus de 2 000 repas qui conditionneront ses routines alimentaires et sa nutrition. Nombre de villes l’ont compris, qui intègrent dans leur politique de restauration collective des dispositifs d’apprentissage du goût, des repas citoyens, des repas de découverte des autres cultures, de la sensibilisation nutritionnelle, de la lutte contre le gaspillage, etc.
Parce que les villes ont exacerbé les problèmes qu’elles posent à la durabilité des systèmes alimentaires, elles innovent en réaction pour construire des alternatives plus proches des citoyens-habitants que les politiques nationales ou internationales. Parce qu’elles sont d’abord consommatrices, elles y entrent souvent par des préoccupations de mangeurs, donc par l’alimentation, et contribuent ainsi à renouveler en profondeur la façon d’aborder les questions agricoles.
Image : Gilles Rolle/RÉA
Nicolas Bricas, Cirad, UMR Moisa, directeur de la Chaire UNESCO Alimentations du Monde