Oh, Urbanie
Je vous écris d’Urbanie, non pas le village polonais ou la commune italienne, mais de la république des urbanistes, ce territoire chahuté, dont les villes épiphanes¹ s’insèrent entre des forêts scientifiques inextricables et de grandes plaines juridiques arides.
Urbanie est une terre de paradoxes nourris par les complexes de ses habitants, à moins que ce ne soit l’inverse. Existe-t-il une autre société que celle des urbanistes dont les membres ont consacré et continuent de consacrer autant de temps et d’énergie à seulement tenter de définir leurs frontières (champ d’activité) et leur constitution (la pratique) ? Un autre domaine qui compte plus d’une trentaine de partis (associations professionnelles) pour tout au plus vingt mille électeurs (actifs en poste) ? Existe-t-il une autre société qui s’est battue – jusqu’à l’obtenir – pour le droit du sol (reconnaissance d’un titre professionnel par un diplôme), mais dont la majorité des acteurs continue de défendre le droit du sang (reconnaissance confraternelle de la bonne pratique) ?
Il faut dire qu’Urbanie est une terre accueillante qui s’offre à toutes celles et tous ceux qui nourrissent un simple intérêt à son égard, et même à l’immense communauté des urbains de la planète, désignés par principe citoyens d’honneur ès qualités « d’experts de leur quotidien ». Pourtant, dans d’autres pays, comme le royaume de l’ingénierie ou la principauté du droit, le simple fait de se documenter sur les réseaux sociaux pour répépier ensuite en libre exercice ne confère aucune légitimité à celui ou celle qui s’y prête ; pas plus que le seul motif de s’intéresser aux enjeux de santé publique et à la crise hospitalière ne suffit pour devenir médecin.
Urbanie est une terre riche qui suscite de longue date la convoitise des pays voisins, et a subi de ce fait de nombreux putschs et même tentatives d’annexions. Personne n’a oublié l’invasion des hordes d’architectes affamés par la crise des années 1990, auxquels les urbanistes n’avaient opposé aucune résistance ; leur occupation fut éphémère, car la relance économique dans leur pays a entraîné leur repli rapide. Personne ne néglige non plus les subversives préparations de coups d’État orchestrées par les paysagistes, tentatives hégémoniques de faire de la république d’Urbanie un royaume en couronnant l’un des leurs. Mais les paysagistes, « combien de divisions ?² ». Aujourd’hui, la menace est pour l’essentiel intérieure, elle émane des sectes adeptes de l’ultracrépidarianisme³ dont l’agit-prop – essentiellement digitale – sape les fondements de la république, avec pour seul objectif d’exploiter la manne de l’essence d’Urbanie, par la vente de petites breloques littéraires ou d’onéreuses retraites, aujourd’hui appelées webinaires.
Pour autant, Urbanie et les urbanistes n’entendent pas renoncer à leur tradition humaniste d’ouverture. Irréductiblement libre, ce si petit pays se nourrit depuis toujours des différences de ses habitants. Mais tous ont conscience que c’est à la condition de réguliers revigorements de leurs principes et permanentes remobilisations de leurs institutions.
Ainsi, longtemps Urbanie prospérera.
Julien Meyrignac
1/Surnom de divers dieux grecs bienfaisants.
2/Comme l’a dit Staline, à Yalta, à propos du Vatican.
3/Comportement qui consiste à donner son avis sur des sujets à propos desquels on n’a pas de compétence crédible ou démontrée.
(Photo de couverture : Balade urbaine, GaudiLab/Shutterstock).
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