Roland Castro, infatigable agitateur

L’architecte Roland Castro, créateur de « Banlieues 89 », inventeur du remodelage des grands ensembles, missionnaire du Grand Paris, est mort jeudi 9 mars. La rédaction d’Urbanisme l’avait rencontré en 2020. Lors de cet entretien fleuve, cet « infatigable agitateur » y avait revisité son parcours.
Où êtes-vous né ?
Roland Castro/ Je suis né à Limoges, en octobre 1940, après l’exode, ce fameux épisode qui a vu de nombreux habitants du Nord descendre vers le sud. Assez vite, mes parents se sont installés à Saint-Léonard-de-Noblat, une petite bourgade à côté de Limoges. Je suis en vie grâce aux habitants de ce village de France. Le général de Gaulle faisait une distinction entre la France et les Français ; ici, les Français ont été la France. Quand je dis ça, normalement, je me mets à pleurer parce que j’ai une dette monstrueuse à l’égard de mon pays.
Le Limousin a été la terre d’un des plus importants foyers de résistance, marqué par la personnalité de Georges Guingouin, magnifique communiste, et où la directrice de l’école de Saint-Léonard-de-Noblat, qui m’a accueilli, a été reconnue comme Juste parmi les nations. J’y ai été placé en pension à 2 ans et demi, ce qui n’était pas une excellente idée et m’a coûté cher en psychanalyse – c’était un peu tôt pour être enlevé à sa maman. Mais ces gens ont été magnifiques, ordinairement magnifiques.
Je ne gardais de Saint-Léonard-de-Noblat qu’un vague souvenir et j’y suis retourné récemment. C’est un bourg ancien et commerçant, très joli, où les anciennes « fortifs » ont été remplacées par ce que les habitants appellent « le périphérique » : 4 500 habitants et un périphérique… J’ai revu l’endroit où la directrice de l’école a planqué les enfants juifs qu’elle avait recueillis, à 100 mètres de chez mes parents.
Je n’y suis pas resté longtemps. La première fois, j’y suis allé avec ma sœur, qui avait douze ans de plus que moi, j’ai tellement hurlé qu’elle m’a ramené chez mes parents. Le lendemain, ils m’ont remis à l’école, mais c’était absurde et, finalement, je suis resté avec eux. Comme tous les parents juifs, ils faisaient cela pour protéger leurs enfants. Voilà pourquoi j’aime bien Limoges, sa gare, un monument formidable, même si je connais mal la ville.
Mais je suis plutôt de Saint-Léonard-de-Noblat. C’est un endroit très important pour moi. J’ai deux concurrents célèbres qui ont un lien avec Saint-Léonard : Gainsbourg, lui aussi réfugié sur place, et Poulidor, qui y a vécu et qui y est mort.
Qui étaient vos parents ?
Roland Castro/ Avant-guerre, à Paris, mon père était représentant de commerce. À Saint-Léonard, il est allé se faire embaucher à l’usine de porcelaine. En entrant, il a salué tout le monde : « Bonjour, Messieurs. » On lui a répondu : « Ici, c’est pas “messieurs”, c’est “camarades”. » Cette usine fabriquait beaucoup de porcelaine et les ouvriers passaient leur temps à la casser pour éviter que les Allemands ne prennent tout.
Elle m’emmenait souvent dans sa tournée,
à Alfortville, Issy-les-Moulineaux ou Garges-lès-Gonesse.
Cela a été ma première fréquentation du Grand Paris
À la Libération, nous n’avons pas pu réintégrer l’appartement dont nous étions locataires. Beaucoup de familles juives ont connu cette situation. Avant de pouvoir récupérer notre 38 m2, rue Dulong, nous avons habité chez le frère de mon père, rue de Montreuil. On m’a fait sauter deux classes, je ne sais plus lesquelles. Le directeur de l’école de la rue Titon, proche de la rue de Montreuil, avait envoyé à celui de l’école de la rue Legendre une lettre dithyrambique à mon sujet. Je me souviens de ma mère, à ma grande honte, montrant cette lettre à tous les commerçants du quartier, en me désignant du doigt.
Mon père a connu alors des difficultés et il est devenu vendeur chez Dreyfus, au marché Saint-Pierre, à Montmartre. Quant à ma mère, elle était devenue colporteuse. Elle allait vendre des fermetures Éclair chez les Arméniens qui travaillaient pour les juifs du Sentier. Elle m’emmenait souvent dans sa tournée, à Alfortville, Issy-les-Moulineaux ou Garges-lès-Gonesse.
Cela a été ma première fréquentation du Grand Paris. Pour moi, la banlieue a été d’abord ces lieux étranges, ces pavillons dans lesquels il y avait des familles arméniennes et des machines à coudre. On y fabriquait des jupes et des chemisiers. Je me souviens des Arméniens trimbalant partout leurs balluchons noirs, même dans le métro. Je me suis vite émancipé de mes parents.
Ma première rencontre sérieuse avec la pensée a été la lecture des Nourritures terrestres de Gide, l’année du bac. Je ne suis pas le seul dans ce cas. Ces Nourritures m’ont fait arrêter de réviser, alors que nous étions au mois de mars. Je voulais « vivre ». Ma rupture avec mes parents date de là.
Finalement, j’ai eu mon bac à 15 ans, j’en étais très fier. À l’époque, les résultats étaient annoncés publiquement, en commençant par les mentions « Très bien » puis en descendant ; évidemment, je n’ai pas eu de mention. Mon nom est arrivé à la toute fin : « Reçu avec l’indulgence coupable du jury, Roland Castro ».
En philo, j’étais passé avec un examinateur qui a voulu rattraper tout ce qu’il pouvait : il m’avait demandé de lui parler de mon professeur de terminale, au lycée Condorcet, Olivier Revault d’Allonnes (1923–2009), un personnage formidable très important dans ma vie. Un autre enseignant m’a marqué, Monsieur Lobry, mon prof de maths en 6e et en 5e, au collège Condorcet. Résistant, il avait refusé de prêter serment à Pétain et s’était retrouvé montreur d’ours dans les foires. Il faisait des imitations extraordinaires. C’était un anarchiste, un vrai, un personnage formidable.
Mon espace privé a toujours été l’espace public
Il y a dans cette période un évènement théorique important : l’appartement de mes parents, rue Dulong, était tout petit. 38 m2 pour trois pièces et quatre personnes. Je n’avais qu’un fauteuil-lit. La pièce la plus grande était l’entrée, qui ne servait à rien. C’est là que j’ai mesuré l’importance de la ville. Je n’avais aucun endroit à moi, même pas pour cacher mes affaires.
J’ai découvert les bistrots. Mon espace privé a toujours été l’espace public. Cette passion de la ville s’est installée vite, elle était consubstantielle à ma manière d’être un jeune lycéen, puis un étudiant. À l’occasion d’une conférence d’architectes à Beaubourg sur ce thème, j’ai revisité mon territoire : du Petit Condorcet au Grand Condorcet, à Saint-Lazare.
Pour moi, le plus beau bâtiment du monde était le Rex, le cinéma des grands boulevards. J’avais aussi repéré un très beau bâtiment d’Henri Sauvage avec des bow-windows, à proximité de la rue Saint-Lazare. C’était mon univers de déplacement. La rue de Rome, que je prenais quatre fois par jour, était traversée par le chemin de fer. On voit d’ailleurs toujours les arrières des immeubles, qui sont des « Portzamparc » involontaires.
J’adore cette vue sur la voie ferrée et j’ai été très influencé par elle. D’ailleurs, j’adore les collages, j’ai réussi à faire des bâtiments qui changeaient à chaque cage d’escalier ou presque, un peu comme on raconte une histoire. J’avais déjà un peu mon vocabulaire et le monde qui allait être le mien.
C’est pour cette raison que vous choisissez l’architecture ?
Roland Castro/ Quand mon premier patron m’a posé cette question du choix, je lui ai répondu : « Par élimination. » J’étais boulimique, j’avais envie de tout faire, à commencer par des journaux – je n’ai jamais été très prudent. Mais entre Sciences-Po et médecine, par exemple, j’ai choisi l’architecture parce qu’on pouvait gagner de l’argent pendant ses études. J’aimais la sculpture, je dessine toujours beaucoup.
Mais, au fond, l’architecture, c’était davantage le fruit d’une trajectoire familiale : je suis d’une famille sans argent, mais qui ne demandait jamais rien, surtout pas une bourse. Du coup, les études d’architecture, qui permettaient de travailler dans une agence, m’allaient bien. Je venais de tomber amoureux en Angleterre d’une fille qui était sculpteur, cela aussi a compté dans mon choix.
Je ne vais pas faire le coup du mec qui a eu la révélation devant le Panthéon, à Rome. Ma vocation était davantage inspirée par des considérations matérielles. Je suis devenu très vite « nègre » d’architecte, « nègre » de luxe – c’était le terme à l’époque, on n’a plus le droit de dire ça, évidemment. Ne parlons pas d’architecture, on ne faisait que des dessins. J’étais fils de pauvre et je suis devenu étudiant riche.
J’ai été admis en 1958 aux Beaux-Arts, à 17 ans, en deux fois.
Roland Castro/ Les années d’archi, comme dit Portzamparc, c’était « l’école négative ». Il a fallu tout déconstruire. En 1966, deux ans avant Mai 68, on a tout cassé. Il y avait eu auparavant, en 1964, l’effondrement d’un bâtiment en construction boulevard Lefebvre, à Paris, qui avait fait 20 morts. Cette histoire a bouleversé tous les étudiants. À l’occasion de cet évènement horrible, l’école a basculé de droite à gauche. On s’est mis à critiquer radicalement ce qu’on nous apprenait. Le directeur des Beaux-Arts en est mort. Il y avait beaucoup de monde à la pointe du combat, Antoine Grumbach, Christian de Portzamparc, Jacques Barda, moi-même…
Nous exigions d’avoir des programmes de logements,
nous critiquions violemment le système
J’ai donc fait les Beaux-Arts, en plus d’être « nègre » d’agence. J’avais beaucoup de travail. C’était la guerre d’Algérie, j’étais un opposant très engagé. J’ai été élu « massier » de mon atelier, chargé de représenter les autres et de gérer les finances communes. Mon programme était simple : la fin de la guerre d’Algérie. Notre préoccupation majeure était celle-là. Nous étions un atelier dit « extérieur ». On gagnait très peu d’unités de valeur. Surtout, nous faisions « four sur four ».
J’ai passé quatre ans à voir tous mes projets refusés ; pourtant, j’aime toujours certains d’entre eux, je ne les ai pas gardés, mais je me souviens d’une époque baroque, j’étais très influencé par Frank Lloyd Wright (1867–1959) et Bruce Goff (1904–1982), cette chevauchée américaine. C’était un système injuste et absurde dans lequel les profs qui avaient du poids faisaient passer leurs étudiants.
Mon patron, Édouard Albert, n’avait pas de poids. Il avait fait la faculté des sciences de Jussieu, un bâtiment que j’aime bien parce qu’il a des qualités, des mesures, des proportions, il n’est pas dans le gigantisme fou du monde moderne, même s’il n’a pas de chair, c’est un bâtiment un peu abstrait, si on peut dire ça d’un bâtiment. On aimait bien Albert, il amenait des poètes, des écrivains, des peintres, il avait installé un climat intellectuel dans l’atelier.
Là-dessus, en 1966, nous avons fait une grève très longue aux Beaux-Arts. Nous exigions d’avoir des programmes de logements, nous critiquions violemment le système. C’est étonnant de voir comment ce sujet est aujourd’hui forclos ; dans les histoires de l’architecture, on n’en parle pas. L’architecture voudrait que tout soit continu. Nous avons commencé à regarder autrement le Mouvement moderne et à le critiquer. Nous avons obtenu gain de cause, avec des programmes de logements au lieu des programmes de riches propriétaires.
Sur le plan universitaire, j’ai tout terminé en un an. J’ai récupéré les unités de valeur qui me manquaient. Du coup, on avait fini nos études quand Mai 68 est arrivé. C’était formidable : les Beaux-Arts en ont été un des lieux centraux, avec l’atelier d’affiches qui a permis une fusion entre les architectes et les peintres.
Vous êtes une figure importante de Mai 68 et des années qui suivent.
Roland Castro/ 68, je propose qu’on n’en parle pas trop, sinon on ne va parler que de ça. En ce qui me concerne, après-Mai, je me suis établi à Nanterre comme étudiant ou plutôt comme révolutionnaire professionnel. J’ai créé une organisation maoïste, Vive la révolution (VLR), et un journal qui, à un moment, aura une influence formidable dans la jeunesse, Tout ! « Ce que nous voulons : tout ! ». Il est sorti au même moment qu’Actuel, avec le même esprit de libération des mœurs. Pendant trois ans, j’ai suspendu mon activité professionnelle.
Les années 1968–1971 ont constitué l’acmé du mouvement gauchiste ; ensuite, ce fut le début de la descente aux enfers.
J’ai fermé VLR avant que l’organisation n’entre dans un infernal cycle de provocation/répression. Cette décision, je l’ai prise seul et elle m’a beaucoup coûté. Elle m’a renvoyé comme toujours à une sorte de naïveté volontaire quant à la question politique. VLR a été la première organisation post-68 qui se soit autodissoute. Après ma petite enfance, c’est le deuxième grand évènement de ma vie.
Je me suis alors remis à l’architecture. Avec une bande issue de l’atelier Albert, Lorenzo Maggio, Guy Duval, Antoine Stinco et Abdelkrim Driss, nous avons créé le Groupement architecture urbanisme (GAU), avec deux architectes plus âgés, Jean-Jacques Faysse et Bernard Ogé, dont nous étions les collaborateurs. Rapidement, nous nous sommes associés avec eux. Le document que nous avons produit pour le projet de La Roquette a été très important. Je me souviens d’un architecte allemand, venant à Paris et me demandant de lui montrer mon quartier. Et je lui ai répondu : « Mais mon quartier, c’est un dessin. » Il était devenu tellement iconique qu’on pouvait l’imaginer construit.
On a gagné alors des concours, notamment le premier concours urbain de l’époque : le centre de La Roche-sur- Yon, un projet formidable, mais qui va rencontrer l’opposition des Monuments historiques et qui ne se fera pas. Avec Antoine Grumbach, nous commençons à faire des études de remodelage urbain, à Haussonville, près de Nancy, en 1974. Ce projet va échouer parce que nous avions oublié de demander leur avis aux sociologues.
On a vu arriver Christian de Portzamparc,
en retard comme toujours,
pour les manifs comme pour les concours
Mais on peut y voir nombre de principes que nous allons développer par la suite. Pendant cette période, nous concevons un palais des congrès moderne, au centre de Vichy, dans le parc thermal. À Villeneuve-sur-Lot, avec Michel Cantal-Dupart, qui m’a appris beaucoup de choses, nous avons fait un immense boulot genre « plan du Grand Paris » à l’échelle de la ville, qui devait servir de bible pour qu’on y vive bien. Et puis, aux élections municipales de 1977, La Roche-sur-Yon passe de droite à gauche, Villeneuve-sur-Lot passe de gauche à droite, et le maire de Vichy découvre qu’il n’a pas l’argent pour faire fonctionner l’équipement. Pour nous, tout s’arrête.
On avait également gagné un concours important, celui du PAN (Plan architecture nouvelle), qui aurait dû donner lieu une commande, comme c’était la règle. À la place, on nous a mis en concours pour un projet près de Tolbiac. C’était la dernière opportunité qui nous restait. Notre projet n’était pas mal. Et puis, on a vu arriver Christian de Portzamparc, en retard comme toujours, pour les manifs comme pour les concours. Il a posé sa maquette sur le plan où nous avions déjà installé la nôtre. J’ai dit à l’organisateur : pas la peine de réunir le jury, j’ai félicité Christian et j’ai dit à mes associés : « On est morts. »
C’était un gros cassage de gueule, la structure s’est brisée en mille morceaux. Je me suis retrouvé seul, après avoir dégoté à Angoulême une mission d’un jour par semaine.
Sur place, je me suis retrouvé à faire de nombreux petits aménagements urbains, des placettes, l’annexe des vestiaires du stade, trois abribus pour battre Decaux. Vingt projets, en tout 1 000 m². J’aime bien cette histoire, même si ce n’était pas le chantier le plus rentable du monde. En même temps, j’ai appris plein de choses sur les espaces et la manière dont ils se posent dans la ville. Les trois places que j’ai réalisées sont toujours là.
« Mettez-nous des carrelages moirés,
pas des carrelages unis, on voit moins la saleté. »
Je commence alors à remonter sur le cheval, je me remets en association avec Antoine Stinco et ensemble on gagne le concours de la Bourse du travail de Saint-Denis. À ce moment-là, j’avais fait beaucoup de projets, mais, en dehors de petites choses, je n’avais rien construit. J’avais 40 ans et la Bourse du travail était mon premier bâtiment. Ce projet me ressemble, avec une histoire par façade, une manière de prendre le projet par chacun de ses côtés. Nous avons dû faire beaucoup de concertations. On a fait une erreur, je m’en veux. Les femmes de ménage nous ont dit : « Mettez-nous des carrelages moirés, pas des carrelages unis, on voit moins la saleté. » Et on les a écoutées. C’était de la démagogie.
Un beau gris eut été tellement mieux. Ce bâtiment emprunte en partie au constructivisme soviétique. Pour son inauguration, Michèle Champenois a fait un papier dans Le Monde, dans lequel elle parle d’un style « Gauloises rouges ». Il me ressemble pas mal, ce bâtiment, parce qu’il est bavard. Très bavard. En réalité, j’exagère en disant que je n’avais rien construit, J’avais fait deux ou trois bâtiments chez Faysse. J’avais notamment réalisé, rue Erlanger, un immeuble de rapport que je trouve vraiment bien, avec des grands bow-windows et d’immenses terrasses plantées. Il n’est pas à mon nom, mais il me ressemble : il est goulu.
Dès la fin des années 1970, avec Michel Cantal-Dupart, vous commencez à travailler sur les cités de banlieue.
Roland Castro/ Avec Cantal, nous avons réalisé une enquête sur toutes les formes d’habitat, en retrouvant les bons exemples depuis le début du siècle. De cette mission, nous avons tiré un livre Cinquante ans d’habitat. Une conclusion s’imposait, nous avons fait une conférence avec Grumbach à l’Union des HLM, « L’avenir du passé » : il y a eu une immense perte de savoir entre, d’un côté, les cités-jardins et les HBM et, de l’autre, le Mouvement moderne.
On peut parler d’un effondrement de la pensée, c’était comme si on avait enlevé de l’histoire de l’architecture toute une catégorie d’avancées que Le Corbusier a vilipendées, mais pas seulement lui, qu’on ne voyait plus. Aujourd’hui encore, quand ils visitent les cités-jardins, je pense notamment à celle de Suresnes, l’une des plus abouties, les gens sont étonnés qu’on ait réussi à faire à l’époque des choses aussi avenantes et pleines d’aménités.
Si je réfléchis à ma propre histoire, dès les Beaux-Arts, j’ai un tropisme pour ces cités-jardins. J’ai tout de suite dit, il faut garder les HBM, j’avais cette certitude. Mais il a fallu que je commence à travailler sur le remodelage pour trouver une issue parce que l’approche ne pouvait pas être uniquement nostalgique. On s’entendait bien avec Stinco, mais on s’est séparé. J’ai gagné alors le concours des 5 000 maisons solaires dont j’étais architecte en chef.
Et juste après, arrivent 1981 et l’élection de François Mitterrand, le 10 mai.
Roland Castro/ Le 11, j’ai écrit un poème : « Chacun dans son métier doit conduire le changement. » Et j’ai lancé : « La victoire de Mitterrand, sur le front urbain, c’est la fin des banlieues. » Je venais de l’inventer, mais cela a eu des conséquences deux ans plus tard : Cantal-Dupart et moi sommes devenus en novembre 1983 responsables de la mission « Banlieues 89 » auprès du Premier ministre, Pierre Mauroy.
Au début des années 1980, l’agence était très en pointe. Nous avions eu une mention au concours de La Défense, une mention au concours du ministère des Finances à Bercy, et surtout une mention pour les jardins de la Villette. Lors de la présentation des projets, Mitterrand, à qui l’on montre vingt dessins sur cinq cent cinquante, dit, en parlant du mien : « C’est dans celui-là que j’aimerais me promener. » Tout le monde lui explique que nous sommes dans la deuxième liste, que nous n’avons pas été retenus parmi les neuf finalistes. Mitterrand était furieux ! J’ai toujours la nostalgie de ce jardin, un vrai jardin, pas un machin sec et méchant, très années 1980, comme aujourd’hui.
En France, c’est très compliqué
d’être autre chose qu’un spécialiste
En même temps, il y a eu le choc des banlieues. En juillet 1983, Mitterrand a fini par me recevoir. À partir du moment où j’ai eu une mission du président, je me suis retrouvé avec un drôle de statut, puisque j’étais à la fois maître d’ouvrage et maître d’œuvre. Mitterrand s’en moquait. Il voyait qu’on avait mis la main à la pâte, avant même d’avoir la mission. On a reçu en plus la commande du Grand Paris. On va imaginer le premier Grand Paris, qui fera l’objet d’une exposition à Beaubourg et dans lequel on retrouve énormément de concepts qui sont aujourd’hui opérationnels.
« Le Grand Paris » de Banlieues 89
Mais Banlieues 89 nous a mis en banlieue et, d’une certaine façon, nous a fait sortir de la liste des architectes à qui on confie les projets importants : on a été « cornérisés ». Je ne regrette rien, mais j’ai eu régulièrement envie de me bagarrer pour un opéra, un grand bâtiment public, comme architecte. J’ai envie d’être architecte, pas simplement réparateur, transformateur, remodeleur.
Je suis extrêmement fier du remodelage, j’ai inventé un concept qui marche et qui donne la possibilité à plein de lieux de pouvoir se transformer. Mais il me reste un regret. En France, c’est très compliqué d’être autre chose qu’un spécialiste. C’est très difficile de faire quelque chose que tu n’as jamais fait. C’est pareil dans les concours d’architecture : pour être retenu, il faut avoir déjà fait quelque chose qui ressemble.
J’ai mené une vie d’architecte public, j’ai porté publiquement des projets et des concepts, je me suis battu pour que ces projets disent des choses et, en même temps, j’ai une nostalgie de l’œuvre. Bon, je ne suis pas mort et je continue à penser qu’on peut réunir ces deux pieds. Mais j’ai fatalement un pied politico-pratique, lié à ce que j’ai voulu faire, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Si j’avais voulu juste être un architecte normal, je n’aurais pas été m’emmerder à remodeler les barres des années 1960.
Au début des années 1990, vous entrez dans une phase de remodelage opérationnel : le quai Rohan à Lorient, la Caravelle à Villeneuve-la-Garenne…
Roland Castro/ J’avais 51 ans. J’ai écrit une lettre bien déprimée à mes contemporains dans laquelle j’expliquais avoir passé plus de temps à démontrer plutôt qu’à montrer. Cette lettre ne partira jamais, mais je l’ai écrite, elle marque un malaise. Je m’en souviens, c’était un très mauvais été pour moi, l’été 1991 ; pourtant mon musée de la BD à Angoulême venait de recevoir une étoile au Guide vert de Michelin, l’hôtel du département de la Vendée que j’avais fait était lui aussi recensé au Guide vert. C’est une vraie consécration d’être dans le Guide vert, bien plus qu’un article dans une revue d’archi. Et, en même temps, j’étais insatisfait.
Et puis, j’arrive à Lorient. Et là, pour la première fois de ma vie, j’ai eu le sentiment que ce que je faisais servait à quelque chose. On a amélioré la vie de centaines de familles, nous avons eu une popularité incroyable dans le quartier du quai de Rohan, une nouvelle fierté s’était installée qui était bouleversante.
C’est à Lorient que j’ai découvert que ce que nous faisions avec Sophie Denissof était non seulement utile, mais indispensable. À cette époque, j’ai aussi beaucoup parlé publiquement. J’ai dit à Mitterrand : « Ce que nous avons fait a fait reculer Le Pen. » Il m’a répondu : « C’est formidable, Roland. » Mais je me suis aperçu plus tard que ça ne l’arrangeait pas du tout de faire reculer Le Pen. Il n’y avait donc aucune raison qu’il trouve les crédits nécessaires pour que ça marche. J’ai alors décidé d’une diète médiatique. Je me suis remis à un travail plus sérieux. J’ai dessiné une quarantaine de projets de remodelage, j’en ai construit une dizaine. Il y en a un que je trouve exceptionnel : de grandes barres tours à Liège transformées en gratte-ciel. C’est un de ceux que je préfère.
« Avant/après », remodelage de la barre République dans le quartier du quai de Rohan, à Lorient
Pouvez-vous expliciter cette notion de remodelage ?
Roland Castro/ Remodeler, c’est arriver à mettre un peu de sensualité, un peu de plaisir dans des choses épouvantablement rigides, rigoureuses et absurdes. Il s’agit, à l’échelle de la cité, de trouver des moyens de tailler pour retrouver du ciel. Une des choses qui rend les cités insupportablement agressives et lourdes, c’est l’absence de ciel, alors qu’elles sont très peu denses.
je souhaite que le remodelage
devienne un système réglementaire
Remodeler, c’est une manière de prendre les choses telles qu’elles sont pour arriver à en faire des objets plus poreux, plus attractifs, plus surprenants. Mais cette démarche n’a de valeur que si elle a un rapport avec une fierté d’usage. En plus, on ne détruit pas. Je me souviens d’être rentré par hasard à Lorient, chez un vieux monsieur, fou de joie depuis le remodelage. « Vous ne faites rien contre le vieillissement ? », me dit-il. Je crois que j’ai donné du rab à cet homme.
Le remodelage intègre un peu de démolition, mais sans faire table rase.
Roland Castro/ Il remet en cause autant que possible le système du Mouvement moderne des barres et des tours, posées en fonction de l’orientation du soleil. C’est une déconstruction du système, mais qui met en valeur le patrimoine. En général, ce patrimoine est grand. En le remodelant, on ne perd pas cette grandeur qui a une valeur urbaine.
Leurs logements, au moins une partie d’entre eux, comportaient de vastes espaces traversants.
Roland Castro/ Oui, mais ces grands appartements sont les plus durs à faire évoluer. Dans le Mouvement moderne, plus on avance dans le temps, plus les architectes essaient d’être un peu « sculpteurs » et plus c’est difficile à transformer. C’était plus facile avec les barres parallèles de Lorient. La trame est extrêmement simple.
Aujourd’hui, je souhaite que le remodelage devienne un système réglementaire, qu’on puisse décrire les conditions de validité d’un tel projet, son coût… J’ai défendu ce terme de « remodelage », mais j’ai été battu puisqu’il a été remplacé par celui de démolition/construction, qui est une catastrophe. Il manque un texte de loi qui stipule qu’on puisse partir de l’existant et réinventer une nouvelle intelligence du projet.
Toujours cette envie de politique ?
Roland Castro/ J’aimerais bien que ces questions – très liées à ma vie politique, architecturale et urbaine – soient réglées, afin que je puisse m’occuper davantage de ma vie architecturale singulière. Tout au long de cette histoire, il y a eu des moments qui m’ont pris et ont pulvérisé l’architecte en moi, c’est vrai des années 1968–1971, et mon œuvre. Je pense à ce qui s’est passé après 1981 autour de Banlieues 89 qui va me transformer en « architecte des banlieues », alors que je n’étais pas du tout vu comme ça.
Je suis à un moment de ma vie où l’on croit encore qu’on va continuer à construire ; c’est comme ça que les architectes se voient mourir. Et il y a des concepts que j’aimerais voir inscrits dans des circulaires administratives, notamment celui de remodelage. Cela me laisserait du temps pour faire autre chose. Le remodelage demande tellement d’énergie que peu d’architectes ont suivi. Par moments, certains ont eu la tentation de dire : « Bon, il n’y a que Roland qui peut y arriver. »
À Oullins, près de Lyon, dans un tissu urbain R +3, j’ai projeté quatre petits campaniles qui vont inventer un centre. Roland Bernard, le maire de gauche qui me les a commandés, a eu son nom donné à cette place par son successeur de droite. Mais, pour arriver à ce résultat, il a fallu une énergie folle. J’ai eu toutes les cabales contre ce projet : les curés à cause de la proximité d’une église, les Monuments historiques, l’architecte conseil de la DDE, les architectes locaux… Ces 80 logements, ce sont deux ans de ma vie.
Demandez à Sophie Denissof ce qu’a représenté Oullins : c’était l’épuisement absolu pour un projet qui est finalement bien. Je l’ai revu récemment, j’en suis fier. Que ce soit en architecture ou sur la question urbaine, j’adore ce que j’ai fait, de plus en plus d’ailleurs. Je me suis acclimaté à ce que j’ai produit et aux conditions dans lesquelles je l’ai produit. Mais l’archi n’est pas tout pour moi, j’ai écrit des livres, j’ai conçu des journaux – après Tout !, j’en ai fait un autre en 1987 qui s’appelait Légende du siècle.
Justement, qu’avez-vous envie de faire à l’aube de vos 80 ans ?
Roland Castro/ Devant vous, je rationalise, je remets de la rationalité dans une vie faite d’à‑coups. Je réfléchis : « D’où viens-je ? Où vais-je ? » J’ai installé une poétique urbaine qui fonctionne et un projet métropolitain d’oasis à la fois intense et agreste. Agricole et industriel, dézoné et mélangé. De cela, je suis sûr et je veux continuer à faire le « Paris en grand » d’après la peste.
J’ai envie de continuer à m’occuper
de la question des grandes métropoles
J’ai oublié de vous parler de mon projet d’École des hautes études urbaines à Lyon en 1989, du Mouvement d’utopie concrète (MUC) que j’avais lancé en 2004 et de mon tour de France l’été 2006, pour ma candidature à l’élection présidentielle de 2007, de tout le travail mené avec Silvia Casi pendant la consultation internationale du Grand Pari(s) de l’agglomération parisienne à partir de 2008… et de myriades de projets avortés, beaucoup de grains éparpillés, donc beaucoup de désirs inassouvis, un Opéra, un grand musée, « le » Plan de Paris en grand.
J’ai envie de continuer à m’occuper de la question des grandes métropoles, de « Paris en grand » avec la mission que m’ont confiée Anne Hidalgo et Patrick Ollier, à la suite de mon rapport pour le Président, dans lequel je développe le droit à l’urbanité pour tous comme un nouvel élément, central, du contrat social.
J’aimerais mettre en circulation trois ou quatre concepts, qui désenclaveraient la tête des architectes et des maîtres d’ouvrage, à partir des quelques quartiers que j’ai faits avec Nexity, dont le patron Alain Dinin est devenu mon ami, j’aimerais aussi qu’on mette les scénaristes urbains au centre de la conception des villes.
J’aimerais aussi créer une opinion publique sympathique, une nouvelle effervescence intellectuelle… J’ai longtemps cru que les masses faisaient l’histoire ; depuis, je me suis aperçu que les personnes comptaient beaucoup. Je pense, par exemple, au journal que j’ai fait entre 1987 et 1992, Légende du siècle, qui essayait de fabriquer un espace d’émulation intellectuelle.
Je ne vous l’ai pas encore dit, je rêve à nouveau de faire un journal qui entrerait en guerre contre Amazon. J’ai même réfléchi à un modèle économique… Je cherche le fil de mes 80 ans. Je ne serai jamais un sage comme Edgar Morin. Fils de pauvre, comme le dit Dupont-Moretti : « J’ai peur qu’on m’oublie. » Jamais je ne soignerai ma boulimie. Je fais mienne la formule de Beckett : « Il faut continuer. »
Quelles sont vos villes préférées ?
Roland Castro/ New York est une ville que j’adore, qui me fascine, mais qui n’est pas ma préférée. Mes villes préférées sont Prague, Rome et Paris. Prague et Rome, parce qu’elles vous prennent très fort, qu’elles vous retiennent, qu’elles vous bouffent littéralement. On ne quitte jamais Rome sans nostalgie. C’est « clicheton » mais j’assume.
Plus tard, j’ai découvert Prague et j’ai compris le mot de Kafka : « Prague ne nous lâchera pas, la petite mère a des griffes. » Il y a quelque chose d’unique dans sa manière de strier le ciel. Je trouve formidable la façon qu’ont ces deux villes de me tenir sensuellement.
Et puis, il y a Paris, la ville de la politique et de la littérature. Avec son fleuve qui a un statut d’une très grande poésie, comme s’il était la grande avenue de la ville, avec ses deux côtés, rive droite et rive gauche, et qui dégage des ciels insensés. C’est une ville dont on comprend pourquoi elle marche bien : tous les grands évènements politiques, municipaux, muséaux, théâtraux se déroulent à l’intérieur d’une corde parallèle à la Seine, à 1 kilomètre de chaque côté. Absolument tout. Et puis, il y a ces très grandes perpendiculaires de ciel, formidables, magiques.
Antoine Loubière et Jean-Michel Mestres
Photo : Roland Castro © François Darmigny
« Le Grand Paris » de Banlieues 89, projet de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart, 1983 © Roland Castro
Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, à Angoulême © Castro Denissof associés
« Avant/après », remodelage de la barre République dans le quartier du quai de Rohan, à Lorient © Benoît Fougeirol
Un commentaire
KANLANFAI KANKPE
12 mars 2023 à 23h38
Très intéressant!!!