« Harlem était la capitale de l’Amérique noire »
Dans Viper’s Dream, le romancier américain Jake Lamar raconte le Harlem du crime et du jazz au mitan du XXe siècle.
Pour marcher sur les traces de ses idoles littéraires telles que James Baldwin ou Richard Wright, Jake Lamar s’est rendu à Paris en 1993… pour ne plus jamais la quitter. Il nous a reçus chez lui, près de la mairie du 18e arrondissement, pour évoquer son nouveau roman, Viper’s Dream. Ce récit de gangster sur fond de jazz retrace, à partir des années 1930, l’ascension d’un jeune Noir de l’Alabama débarqué à Harlem pour devenir musicien. Il se révélera surtout doué pour gérer le trafic de marijuana au service du parrain local.
Pourquoi avoir choisi de planter le décor de votre roman dans le Harlem des années 1930 ?
Viper’s Dream est le premier volet d’une série intitulée « New York Made in France », dont chaque épisode explore un quartier de New York.
J’ai choisi le Harlem des années 1930 à 1960, car cette période correspond à un moment où ce lieu évolue en même temps que le jazz, passant des big bands de Duke Ellington et Count Basie vers le bebop de Charlie Parker et Dizzie Gillespie, pour arriver au jazz beaucoup plus complexe de Thelonious Monk, Miles Davis et John Coltrane. Pour décrire le quartier, j’ai aussi adopté une perspective historique en racontant la petite histoire des tribus qui se sont succédé à Harlem. Tout a commencé avec la tribu amérindienne des Algonquins, puis sont arrivés les Néerlandais, les Anglais, les Juifs, les Italiens, les Latinos, jusqu’à ce que Harlem devienne, au début des années 1920, la capitale de l’Amérique noire. Ceci est arrivé avec la grande migration des Noirs du Sud vers les États du Nord. New York est une ville de tribus avec Chinatown, Little Italy, les Irlandais de Hell’s Kitchen, les Juifs du Lower East Side…
Les quartiers ont été définis par les tribus ethniques.
Comment Harlem est-il finalement devenu un quartier noir ?
Au début du XXe siècle, de plus en plus de Noirs sont arrivés à New York et les gens de l’immobilier et de l’urbanisme y ont vu une nouvelle clientèle, une nouvelle opportunité. Ils ont attiré cette population avec de la pub : « Vous êtes Noirs ? Venez à Harlem ! Vous trouverez un logement et des voisins comme vous. » Ça s’est développé comme ça. Harlem, jusque dans les années 1960, était donc peuplée d’une communauté noire qui mélangeait les riches, les pauvres, les classes moyennes. La ségrégation les obligeait à vivre les uns avec les autres. Le héros du roman, qui vient d’Alabama, termine même son ascension sociale à Sugar Hill, le quartier huppé de Harlem où l’on trouvait les médecins, les athlètes et les musiciens célèbres… et les grands gangsters. Ce n’est qu’avec les mouvements pour les droits civiques que les Noirs qui en avaient les moyens ont commencé à quitter Harlem. J’arrête mon roman en 1961, mais en 1964, avec les émeutes déclenchées à la suite du meurtre d’un jeune Afro-américain par un policier blanc, le quartier s’est davantage dégradé, avec plus de criminalité et toujours moins de services municipaux.
Vous avez pour votre part grandi dans le Bronx. Était-ce différent ?
Je suis né dans une cité du Bronx du Sud qui était un peu triste mais pas dangereuse. Nous n’étions pas pauvres mais, disons, lower middle class. Quand j’ai eu 6 ou 7 ans, mon père avait une meilleure situation et nous avons déménagé, en 1967 ou 1968, dans le quartier du stade de baseball, Yankee Stadium – qui a été décrit par Tom Wolfe dans Le Bûcher des vanités comme une espèce de jungle. Mais c’était en fait un très joli quartier et nous vivions dans un grand appartement, dans un immeuble de style Art déco. Nous étions la deuxième famille noire à s’installer dans le bâtiment. Les autres étaient des Blancs d’origines irlandaise, juive, italienne ou grecque. Les dix années suivantes, nous avons observé le phénomène appelé white flight, qu’on pourrait traduire par « la fuite des Blancs ». Et notre immeuble est devenu complètement noir et latino. En plus, le Yankee Stadium était resté fermé pendant deux ans pour rénovation, ce qui a fait disparaître tous les commerces du coin. Les services municipaux se sont alors dégradés et la criminalité a augmenté. Nous avons finalement quitté le quartier pour aller dans un secteur plus favorisé, au nord du Bronx, à Riverdale.
Votre roman rappelle qu’au début des années 1930, les Blancs, s’ils n’y habitaient pas, fréquentaient cependant Harlem pour sa vie nocturne.
C’était dû à l’explosion du jazz après la Première Guerre mondiale, ce que Francis Scott Fitzgerald a appelé le Jazz Age. La clientèle du Cotton Club [mythique salle de concert de Harlem, NDLR] était même exclusivement blanche. Mais après les émeutes en 1943 – un policier blanc avait tué un soldat noir –, les Blancs ne voulaient plus aller à Harlem. Et les clubs de jazz ont commencé à s’installer au milieu de Manhattan, sur la 52e rue, dans le New York blanc. À Harlem, les clubs comme l’Apollo Theatre ou le Savoy Ballroom n’étaient alors plus fréquentés que par les Noirs.
Que savez-vous du Harlem d’aujourd’hui ?
Je connais peu le quartier aujourd’hui et j’ai peu d’amis à Manhattan : tout le monde a déménagé à Brooklyn à cause des prix meilleur marché. Mais pour être allé à Harlem en 2014, j’ai trouvé le quartier assez varié, avec certaines rues encore dégradées et certaines autres boboïsées. La gentrification est train d’arriver, mais ce n’est pas aussi rapide que dans Brooklyn ou le Queens.
Ça reste un peu tendu.
Le nouveau maire de New York, Eric Adams, est afro-américain.
Est-ce un symbole important à vos yeux ?
Eric Adams est intéressant car c’était un policier. Il a sûrement exploité cette image pour donner l’idée qu’il était Noir mais sécuritaire, tough on crime. Il faut revenir un peu arrière pour comprendre.
Dans les années 1960, le maire était une figure « kennedyesque » du nom de John Lindsay, un républicain progressiste. À cette époque, la ville était surnommée Fun City, car elle proposait beaucoup de divertissements, même si elle connaissait une montée de la criminalité. Après Lindsay, il y a eu Abraham Beame, dont le mandat a été marqué par la dégradation de la ville. Puis lui a succédé Ed Koch, avec la notion de tribu qui est revenue en force. La ville est devenue de plus en plus dure jusque dans les années 1980. Le premier maire noir de New York, David Dinkins, est arrivé aux responsabilités en 1990, peu après une affaire de meurtre gratuit d’un jeune Noir par un gang d’Italiens. C’était un moment explosif à New York. Dinkins était démocrate et donnait l’impression de pouvoir apaiser la situation. Mais il a hérité d’une ville en pleine crise financière et en proie aux hostilités raciales. Quatre ans plus tard, le républicain Rudy Giuliani l’a remplacé.
Le mandat du premier maire noir de New York a donc été considéré comme un échec. Eric Adams ne se réclame pas de Bill de Blasio [maire de 2014 à 2021, NDLR], pourtant démocrate comme lui, mais du républicain Michael Bloomberg [maire de 2002 à 2013] qui avait insufflé un sentiment de paix et de sécurité à New York en passant pour un « Giuliani light ». Eric Adams est noir, centriste, mais parle plus de sécurité que de programmes sociaux.
Quand êtes-vous arrivé à Paris et pourquoi avoir choisi d’y vivre ?
À l’âge de 12 ou 13 ans, j’ai été bouleversé par la lecture de La Conversion de James Baldwin, dans lequel il raconte son enfance difficile à Harlem. Ça m’a évoqué ma propre enfance dans le Bronx. J’ai demandé à mon enseignante qui était Baldwin, et sa première réponse a été : « Il habite Paris. »
Ce qui me semblait très exotique. Peu après, j’ai lu Black Boy de Richard Wright, également un récit autobiographique sur son enfance, qui m’a aussi bouleversé. Et j’ai découvert que Wright a aussi vécu à Paris. Tout comme Ernest Hemingway, Henry Miller, F. Scott Fitzgerald…
C’est là que j’ai commencé à me dire que je serai peut-être un jour écrivain, et peut-être à Paris. Après la publication de mon premier livre en 1992, j’ai gagné un prix littéraire sous la forme d’une bourse étalée sur trois ans. C’était comme si j’avais gagné au Loto.
Je pouvais vivre de mes écrits et je me suis dit : « C’est ma chance, je vais à Paris. »
J’ai vécu en colocation avec un ami à Vincennes et j’ai eu la chance de rencontrer très vite le poète Ted Joans, issu de la Beat generation, à l’occasion d’une lecture dans une librairie du 6e arrondissement. À Paris, Joans avait son café préféré, Le Rouquet, sur le boulevard Saint-Germain, où il recevait ses amis chaque lundi, mercredi et vendredi de 16 h à 18 h. J’ai donc commencé à fréquenter la table de Ted Joans, où je me suis tissé un réseau.
J’ai alors décidé de rester une deuxième année à Paris. Je me suis installé dans un studio de la rue du Mont-Cenis, à Montmartre, qui me sert encore aujourd’hui de bureau. Je pensais retourner aux États-Unis à la fin de la troisième année de ma bourse.
Mais j’ai rencontré la femme de ma vie, et je suis resté.
Le célèbre musicien et producteur Quincy Jones a déclaré : « C’est à Paris que je me suis senti libre en tant qu’artiste et en tant que Noir pour la première fois de ma vie. »
Qu’en pensez-vous ?
En tant que Noir américain, je ne suis pas stigmatisé tous les jours, tout le temps.
Quand on habite aux États-Unis, c’est une réalité qu’on accepte. En arrivant en France, j’ai réalisé que je ne me sentais pas surveillé dans les magasins, que les vieilles dames n’avaient pas peur de moi, que les chauffeurs de taxi s’arrêtaient pour me prendre. Cela dit, j’ai été plusieurs fois contrôlé par la police sans aucune raison évidente sinon la couleur de ma peau. Cela arrivait surtout quand j’étais plus jeune. Mais je comprends ce que vivent ici les Africains, les Antillais et les Maghrébins, à cause de cette notion de contrôle.
Le quartier du 18e arrondissement où vous vivez concentre beaucoup de problématiques parisiennes : l’aspect communautaire à la Goutte d’Or, le tourisme intensif sur la butte Montmartre, la gentrification galopante, les consommateurs de crack du métro Marcadet- Poissonniers… Comment jugez-vous l’évolution de votre lieu de vie ?
À mes yeux, le quartier connaît un changement plutôt paisible. Avec ma femme, nous étions des pionniers de la boboïsation des lieux. Moi écrivain, elle chanteuse et comédienne, nous avons acheté notre appartement en 1998.
Nous étions le plus jeune couple de l’immeuble. Maintenant, nous sommes parmi les plus vieux. C’était très résidentiel, à l’époque, très calme.
Ça a changé. Les prix augmentent depuis plus de dix ans et je découvre des endroits dans la rue du Mont-Cenis, où j’ai mon studio, qu’on ne pouvait pas imaginer avant : des bars avec des dégustations, des huîtres… Mais je n’ai pas le sentiment que la population ait été remplacée, repoussée vers d’autres quartiers. Bien sûr, les loyers ont augmenté mais ça reste un quartier assez mixte. À New York, quand je vivais à Chelsea, juste au-dessus de Greenwich Village, il y avait un pâté de maisons d’immeubles anciens complètement occupés par des Latinos. Du jour au lendemain, ils ont tous disparu. Les immeubles ont été rasés et remplacés par un grand bâtiment investi par des Blancs riches. Ça, c’est un exemple de gentrification violente et préméditée. Ça n’arriverait pas ici. Il y a encore des commerçants qui sont là depuis très longtemps, certains cafés, certains kiosques… L’identité du quartier n’a pas radicalement changé. En revanche, la rue des Abbesses, plus haut sur la butte, est complètement transformée.
Dans les années 1990, les cafés comme Le Sancerre ou Le Vrai Paris n’étaient pas très chics. Aujourd’hui, ils sont très beaux, très fleuris, et beaucoup de petits commerçants ont disparu, remplacés par des boutiques chics. Le changement a été plus violent dans ce coin du 18e. Vers chez moi, c’est un changement en slow motion.
Avez-vous conscience de la fascination que New York exerce sur beaucoup de Parisiens, et particulièrement le quartier de Brooklyn dont l’esthétique infuse énormément de bars et de commerces à travers leurs agencements, leurs décorations, leurs vitrines, leurs typographies ?
Absolument ! On voit maintenant des coffee shops, des petits cafés où l’on ne sert pas d’alcool mais du jus de fruits, du thé, des pâtisseries… On se croirait à Park Slope [un quartier de Brooklyn, NDLR] ! C’est assez frappant. Mais c’est aussi un signe que le quartier reste résidentiel, avec l’envie de créer des lieux de convivialité, adaptés aux familles.
Ça ne vous agace pas, en tant qu’Américain, qu’on vous propose des concepts de commerces new-yorkais, alors que vous êtes à l’origine venu en France pour profiter des concepts parisiens ?
Vous savez, j’ai longtemps dit que Starbucks ne parviendrait pas à s’implanter en France. Il y en avait dans les grandes villes occidentales bien avant Paris et je pensais qu’ici, on avait déjà plein de cafés, et qu’on ne le buvait pas avec du latte mais plutôt avec du calvados !
Ç’a été un vrai choc pour moi que Starbucks arrive ici, beaucoup plus que l’apparition des petits cafés à la Brooklyn.
Starbucks, c’était ça le début du vrai changement.
NEW YORK MADE IN FRANCE
Viper’s Dream est le premier volet d’une série de romans à paraître chez Rivages/Noir sous le label « New York made in France ».
Chaque récit sera écrit par un auteur différent qui explorera à chaque fois un nouveau quartier de Big Apple.
Le prochain, qui se situera dans le Queens, sortira en juin 2022 et sera signé Karim Madani.
Par la suite, Vincent Ostria plantera son décor à Brooklyn Heights et Dominique Forma à Times Square.
Photo Jake Lamar © Rodolphe Casso