Ariella Masboungi a initié, au sein du Club Ville Aménagement, une étude sur ce qu’elle a nommé « territoires oubliés », notion provocante dans un pays qui soutient tous ses territoires, mais qui trouve des échos dans les pays voisins concernant les territoires peu denses en perte de vitesse, où se créent, en France comme ailleurs, des stratégies locales et des projets inventifs.
Proposer au Club Ville Aménagement de réfléchir aux « territoires oubliés » a été un pari osé. En effet, ces territoires sont étrangers à l’essentiel de ses membres et l’appellation pouvait sembler provocante, comme l’avait été le thème précédent, « La ville pas chiante ». Pourtant, une appellation provocante, dans un monde où les propos plus sages sont de mise, a plus de chances de toucher le monde de l’urbanisme, et au-delà si possible… « La ville pas chiante » a également des liens avec « territoires oubliés », car se pratique dans ces derniers une forme d’intervention continue sur l’existant, qui rejoint largement l’enjeu de la ville jamais finie, apte à faire palimpseste, qui réutilise le bâti existant, invente ses programmes et capte les initiatives locales.
Le thème n’est pas sans lien non plus avec une autre étude menée au sein du Club, « Agir sur les grands territoires », qui abordait d’autres échelles de la pensée urbaine et de l’aménagement, en élargissant la focale urbaine à des échelles territoriales amples, seules en mesure de répondre aux enjeux du développement durable et de l’équité territoriale. « Territoire oubliés » prolonge ainsi la préoccupation d’une vision du devenir du territoire français dans son ensemble. Cette démarche, menée à l’époque avec David Mangin, doit beaucoup à ceux qui ont révélé la ville diffuse, Bernardo Secchi et Paola Viganò, sans considérer que les territoires dits oubliés recouvrent entièrement ceux de la ville diffuse.
La découverte de la Stratégie nationale pour les territoires intérieurs italiens (SNAI, Strategia nazionale per le aree interne), exposée au Forum des projets urbains en 2019, a joué un rôle catalyseur pour lancer le sujet, en ce qu’elle présentait des territoires et problématiques, qui échappaient largement au public d’aménageurs, promoteurs et autres du forum. Il faut également citer la référence aux travaux de Patrick Bouchain, et l’exploration de son travail pour réaliser l’ouvrage lié à son Grand Prix de l’urbanisme en 20194, ainsi que les travaux des urbanistes de la nouvelle génération, notamment ceux figurant au Palmarès des jeunes urbanistes, qui amènent à conforter l’intuition que le « petit » peut nourrir le « grand », que ce qui s’expérimente sur des territoires peu denses peut offrir des enseignements aux territoires denses.
Ainsi s’élabore cette réflexion qui trouve des échos en Europe et sans doute au-delà. Après la découverte de l’action nationale italienne est explorée la démarche espagnole, qui relève de la même préoccupation, une grande partie du pays étant désertifiée, et dont l’effort porte notamment sur les territoires transfrontaliers. Suit la démarche portugaise qui lie étroitement la lutte pour l’équilibre socio-économique et contre le réchauffement climatique à l’action nationale sur les territoires dits intérieurs, avec là aussi un focus sur les zones frontalières. Les Suisses ne sont pas en reste avec la structure EspaceSuisse, très mobilisée sur les territoires peu denses, et une solidarité entre territoires qui gagnent et ceux en perte de vitesse, avec des professionnels au service des bourgs et villages en déshérence.
Le sujet « territoires oubliés » précise l’approche grands territoires en se polarisant sur les territoires en déshérence, souvent en souffrance, dans un contexte politique, environnemental, urbain, et socio-économique amenant à considérer que c’est un sujet majeur qui exige une connaissance plus scientifique du contexte et de la situation, ainsi qu’un repérage des actions en cours, mais aussi une offre d’ingénierie et de modes de faire qui aideraient au passage à l’acte pour une action plus structurée et efficace sur ces territoires. Ce sujet prend une pertinence accrue au regard des crises environnementale, sociale et économique qui s’expriment lourdement sur ces territoires et qui pourraient ainsi trouver là des réponses fortes et plus efficaces que les « grands projets » des villes et métropoles.
Photo © Benoît Alazard
Ariella Masboungi, architecte urbaniste (Grand Prix de l’urbanisme 2016), avec la contribution de Guillaume Hébert, architecte urbaniste (Une Fabrique de la Ville)