Paola Viganò, Grand Prix de l’urbanisme 2013

Paola Viganò
Architecte et urbaniste italienne, européenne de cœur, Paola Viganò approfondit les concepts de « ville diffuse » et de « métropole horizontale », et esquisse un projet biopolitique pour la transition et les territoires.

 

Où êtes-vous née ?

Dans un petit vil­lage du nord de l’Italie, entre les Pré­alpes et les Alpes, situé dans une val­lée orien­tée est-ouest appe­lée Val­te­line. Nous vivions sur le côté enso­leillé. Ce vil­lage est proche de la Suisse, le Gri­sons, qui parle alle­mand et d’anciennes langues comme le romanche. C’est une ques­tion qui m’a tou­jours fas­ci­née : est-ce que le « cli­nal » sépare ou est-ce qu’il rapproche ?

Dans cette région qu’on appelle la Rezia, il y avait beau­coup de choses en com­mun des deux côtés du som­met. J’ai souf­fert de gran­dir dans une val­lée, il y a tou­jours un obs­tacle à la vue. J’aimais mar­cher en mon­tagne de façon à ne pas avoir de bar­rière. D’ailleurs, si j’ai déci­dé d’habiter ailleurs, c’est pour ne plus avoir de mon­tagne qui me bou­chait la vue. Je vou­lais voir.

Mes parents ont alors décidé
qu’il fal­lait que je connaisse le monde

J’y suis res­tée jusqu’à 14 ans. Mes parents ont alors déci­dé qu’il fal­lait que je connaisse le monde, ma mère sur­tout, et ils m’ont envoyée en Tos­cane, à Flo­rence, dans un lieu qui m’a ouvert les yeux. J’ai pas­sé les cinq années du lycée dans une des pog­gi – les col­lines de la ville –, à côté du jar­din de Bobo­li, dans un site d’une grande beau­té. La décou­verte de ce pay­sage m’a ame­née à un autre niveau de com­pré­hen­sion de ce qu’est un territoire.

Situé au som­met de la col­line, le pen­sion­nat était ins­tal­lé dans une ancienne vil­la des Médi­cis trans­for­mée par Napo­léon – un lieu magni­fique du point de vue de l’architecture, dans un style néo­clas­sique, avec son parc et la vue sur les autres col­lines, qui sont ce qu’il y a de plus beau à Flo­rence. Je vivais dans une peinture.

Mais j’ai souf­fert dans ce pen­sion­nat laïc, hors du temps, plus proche d’une pri­son que d’une école. La dis­ci­pline y était dure et hypo­crite. Nous étions dans la deuxième moi­tié des années 1970, l’Italie s’enflammait et nous por­tions un uni­forme pour l’école, un autre pour les jours de sor­tie ou les soi­rées – des uni­formes des­si­nés au XIXe siècle ! Ce huis clos était le lieu même où les conflits pou­vaient explo­ser. M’y envoyer avait été une déci­sion forte de ma mère – tout le monde lui deman­dait : « Mais pour­quoi as-tu fait ça ? » Il fal­lait m’éloigner de la val­lée, à 500 km de dis­tance. Elle ima­gi­nait que le contact avec Flo­rence et ses pay­sages allaient me faire mûrir, dans ce pen­sion­nat où la reine d’Italie était passée.

C’était la fin d’un modèle qui s’est écrou­lé après nous. Nous avions 18 ans et nous devions deman­der aux parents l’autorisation de don­ner un coup de fil. En Ita­lie, dans ces années, les parents crai­gnaient le ter­ro­risme, les enlè­ve­ments et la drogue. Le pen­sion­nat était un lieu pro­té­gé, mais beau­coup du monde exté­rieur finis­sait par entrer. J’étais confron­tée à cette réa­li­té d’une façon dif­fé­rente. Après un an de souf­france, ma mère m’a deman­dé de reve­nir. J’ai refu­sé de reve­nir en arrière.

 

Com­ment vous orien­tez-vous vers l’architecture ?

Avant même le lycée, à la Val­te­line, j’aimais des­si­ner. J’avais la chance d’avoir un espace que je pou­vais agen­cer libre­ment. Je pou­vais y lire, jouer du pia­no ou de la gui­tare, peindre ou des­si­ner sur les murs. Aujourd’hui, je suis très cri­tique sur les loge­ments que le mar­ché pro­pose, qui sont des lieux dis­ci­pli­naires empê­chant toute appro­pria­tion de l’espace. L’influence de mon père a aus­si comp­té, même si mes rela­tions avec lui n’ont pas été simples au moment de l’adolescence. Il avait vou­lu faire l’Académie des beaux-arts à Milan, mais il avait dû renon­cer après la mort de son père. Il tenait l’architecture en grande consi­dé­ra­tion. J’ai absor­bé une part de sa vision de l’architecte.

 

C’est au lycée que vous avez appris le français ?

Oui, avec une pro­fes­seure fran­çaise, une femme très intel­li­gente et très culti­vée. J’aime aus­si l’anglais, langue très inté­res­sante, j’ai étu­dié éga­le­ment l’allemand et l’espagnol. Je me sens plus euro­péenne qu’italienne. J’étais curieuse, je n’étais pas sûre de vou­loir suivre des études d’architecture. J’aimais beau­coup l’histoire, j’imaginais deve­nir une cher­cheuse. Fina­le­ment, j’ai opté pour l’architecture.

J’ai tou­jours aimé l’espace, non seule­ment le des­sin, mais aus­si sa rela­tion avec les hommes, avec les pay­sages. Quand j’avais 8 ou 9 ans, j’allais en mon­tagne sans le dire. Avec une amie, on disait qu’on allait jouer et on allait sur le ver­sant se pro­me­ner à l’intérieur des ruines des mai­sons. Dans ces bâti­ments à l’abandon, nous trou­vions des objets, de la matière pour racon­ter l’histoire de ce qui n’était plus là. Aujourd’hui, on ne lais­se­rait plus deux enfants par­tir seules en explo­ra­tion. Depuis cet âge, j’ai un inté­rêt pour les ter­ri­toires et la façon dont ils sont habités.

 

Com­ment se sont pas­sées vos études d’architecte ?

Après y avoir été pri­son­nière pen­dant cinq ans, j’ai déci­dé de res­ter à Flo­rence, il fal­lait que je découvre cette ville. J’ai choi­si d’y faire mes études, et non pas à Venise qui était l’École de l’architecte intel­lec­tuel – intel­let­tuale – et culti­vé – l’archi­tet­to col­to. Man­fre­do Tafu­ri (1935–1994) et Mas­si­mo Cac­cia­ri y ensei­gnaient : on étu­diait l’esthétique, la phi­lo­so­phie, l’histoire, d’une façon très poli­ti­sée. Ber­nar­do Sec­chi, homme d’une grande iro­nie, disait : « Ah oui, tu as étu­dié dans une école où les revues d’architecture n’arrivaient pas. » Pour lui, ce n’était pas le bon endroit. Je n’étais que par­tiel­le­ment d’accord.

À Flo­rence aus­si, il y avait de grands pro­fes­seurs. L’École d’architecture n’était pas orga­ni­sée autour de convic­tions fortes comme à Venise. Mais je trou­vais inté­res­sant de cher­cher des pistes théo­riques dans une école où elles n’étaient pas évi­dentes. Je me sou­viens de l’enseignement de Sal­va­tore di Pas­quale (1931–2004), pro­fes­seur en sciences de la construc­tion, qui pro­po­sait de sor­tir du para­digme de la construc­tion en béton armé.

C’était pas­sion­nant d’aborder la sta­tique des bâti­ments d’un point de vue théo­rique, quand on s’occupe de villes anciennes, construites en briques ou en pierres. Sur la sta­tique des bâti­ments en brique, il n’existait rien. Elle est plus com­pli­quée que celle du béton : une brique iso­lée est une chose, des briques assem­blées forment autre chose, leur com­por­te­ment varie si un bâti­ment est iso­lé ou connec­té à d’autres, comme avec des mai­sons en bandes. Dans les villes moyen­âgeuses comme Sienne, dans l’Italie du centre, des inter­dé­pen­dances se créent entre les bâti­ments, qui peuvent résis­ter aux trem­ble­ments de terre.

J’é­tais fas­ci­née par cette philosophie
de la science de la construction

Un petit groupe de pro­fes­seurs comme Sal­va­tore di Pas­quale, Edoar­do Ben­ve­nu­to (1940–1998), à Gênes, et Anto­ni­no Giuf­frè ont ren­ver­sé la façon de pen­ser la sta­tique des bâti­ments. Edoar­do Ben­ve­nu­to était ingé­nieur, phi­lo­sophe et théo­lo­gien : j’étais fas­ci­née par cette phi­lo­so­phie de la science de la construc­tion, de la ren­contre entre une dis­ci­pline tech­no-scien­ti­fique et l’histoire cri­tique. Avec Ber­nar­do Sec­chi, nous avons réflé­chi sur ce sujet lors de notre « période ita­lienne », au moment où nous éla­bo­rions des plans pour les centres anciens d’Ascoli Pice­no ou de Ber­game, qui conte­naient des guides pour les inter­ven­tions dans ces centres.

Dans cette école consi­dé­rée comme pro­vin­ciale, il y avait des cours d’indus­trial desi­gn qui n’existaient pas ailleurs. Gio­van­ni Klaus Koe­nig (1924–1989) était un desi­gner extrê­me­ment culti­vé et un cri­tique du desi­gn. Ses cours étaient recher­chés : il a intro­duit cette culture dans la pen­sée de l’architecte. Avec Rober­to Sego­ni (1942–2002), qui ensei­gnait aus­si à Flo­rence, il des­si­nait des trains et des trams. Je les ai sui­vis, tous les deux.

L’indus­trial desi­gn a mar­qué l’architecture ita­lienne, y com­pris des théo­ri­ciens de la ville et de l’architecture, comme Andrea Bran­zi qui a des­si­né, en tant qu’indus­trial desi­gner, des objets magni­fiques. Je suis heu­reuse d’avoir pu étu­dier cette culture du desi­gn, de l’objet d’utilisation com­mune, très pré­sente dans la culture archi­tec­tu­rale italienne.

 

À cette époque, le desi­gn ita­lien domi­nait l’Europe…

Il n’y en avait pas d’autre. Ce desi­gn ita­lien était très lié à la petite et moyenne indus­trie. C’est aus­si la période où Vit­to­rio Gre­got­ti publie son gros volume sur l’histoire du pro­duit indus­triel en Ita­lie, un texte fon­da­men­tal. Je dois aus­si par­ler d’un troi­sième pôle de l’École autour de Gian­fran­co Canig­gia (1933–1987), qui avait été l’élève de Save­rio Mura­to­ri (1910–1973). Ber­nar­do Sec­chi avait beau­coup d’estime pour lui. Canig­gia ensei­gnait l’atelier de « com­po­si­tion » archi­tec­tu­rale. Nous devions faire cinq com­po­si­tions au cours des années d’études. Le cours de Canig­gia et de son « école » occu­pait les trois pre­mières années. La pre­mière année était consa­crée à l’étude typo­lo­gique de Flo­rence. Il m’a appris à regar­der les tis­sus de la ville. Ce n’était pas une lec­ture for­melle, il s’intéressait au pro­ces­sus, au pour­quoi de la mai­son en bande flo­ren­tine ancienne de 12 m, de 18 m et jusqu’à 24 m dans la parcelle.

J’ai chan­gé ma façon de regar­der la ville. Quand je me pro­me­nais, je voyais tout : ces par­celles très longues, ces suc­ces­sions de petites cou­rettes, ces rues de ser­vice, j’y voyais les trans­for­ma­tions, les condi­tions maté­rielles des vies et des acti­vi­tés pas­sées. Un de ses livres m’a fait réflé­chir, celui écrit avec Gian­lui­gi Maf­fei, Let­tu­ra dell’edilizia di base (1979), qui ana­lyse les tis­sus de Flo­rence, Rome et Côme. Canig­gia pas­sait du type, de la typo­lo­gie et de la typo-mor­pho­lo­gie à l’organisation ter­ri­to­riale regar­dée comme le pro­duit d’une anthro­pi­sa­tion de la longue durée. Il nous expli­quait com­ment le ter­ri­toire s’était déve­lop­pé par rap­port à la ques­tion du « cli­nal », objet fon­da­men­tal de com­pré­hen­sion du territoire.

Dans le centre de l’Italie, les gens habitent sur le cli­nal, le par­cours a tou­jours lieu sur le cli­nal, il n’est pas dans le fond de la val­lée. C’est l’élément de struc­ture ter­ri­to­riale le plus impor­tant. C’est à par­tir de là que j’ai regar­dé l’échelle ter­ri­to­riale, faite de rela­tions et de par­cours de conti­nui­té, ou au contraire de bar­rières infran­chis­sables. Canig­gia remon­tait à la civi­li­sa­tion étrusque. Les Romains sont les pre­miers à être des­cen­dus dans les plaines, parce qu’ils avaient la force et la tech­nique pour résoudre le pro­blème de l’eau dans les plaines et assé­cher des grands ter­ri­toires – la fameuse grille de drai­nage de la cen­tu­ria­tio qu’on retrouve par­tout en Europe. Les Romains pou­vaient mobi­li­ser de grandes quan­ti­tés de forces de travail.

Face à un sys­tème robuste,
il fal­lait d’abord le comprendre

On ne pour­rait plus refaire ce qu’ils ont réa­li­sé. Aujourd’hui, la typo-mor­pho­lo­gie a dis­pa­ru de l’enseignement, même à Venise. Quand on parle de typo­lo­gie, cela n’a rien à voir. Le « type » dont par­laient Canig­gia et Mura­to­ri, c’était celui du tis­su mineur, quelque chose d’implicite, spon­ta­né, qui vient d’une culture, d’une façon d’habiter, pas d’un pro­jet ou d’un des­sin et qui change dans le temps avec les pra­tiques et les économies.

En deuxième et troi­sième année, il fal­lait réa­li­ser un pro­jet. Canig­gia avait une théo­rie du pro­jet contem­po­rain dans laquelle j’ai eu beau­coup de peine à entrer, jusqu’à ce que je com­prenne qu’il fal­lait trans­gres­ser. Nous tra­vail­lions à trois et, à un moment, nous nous sommes dit : « Ce n’est pas pos­sible, il faut aller au-delà. Alors, ces règles deviennent inté­res­santes. » Canig­gia nous a mis la meilleure note. Face à un sys­tème robuste, il fal­lait d’abord le com­prendre, on ne pou­vait pas juste dire non, il fal­lait argu­men­ter. Canig­gia vou­lait des étu­diants qui met­taient son sys­tème à l’épreuve.

Au moment des deux der­nières com­po­si­tions, il n’y avait plus de Canig­gia, plus de sys­tème, juste des archi­tectes. J’ai trou­vé alors que l’architecture ne pou­vait se résu­mer à « J’aime » ou « Je n’aime pas ». J’ai pour­tant tra­vaillé une année dans l’agence d’un bon archi­tecte à Flo­rence avant d’abandonner – sans théo­rie, on ne pou­vait pas faire d’architecture.

À ce moment-là, Ber­nar­do Sec­chi était en Tos­cane, il ter­mi­nait le plan de Sienne, et com­men­çait un tra­vail sur le centre d’un vil­lage qui fai­sait par­tie de Pra­to, en péri­phé­rie de Flo­rence. Ses deux col­la­bo­ra­teurs habi­taient à Flo­rence, je les connais­sais, ils cher­chaient quelqu’un pour tra­vailler sur ce plan. C’est là que j’ai connu Bernardo.

 

Et vous aban­don­nez l’architecture pour pas­ser à l’urbanisme…

Pen­dant mes cinq années d’études, j’avais ima­gi­né de faire de l’indus­trial desi­gn, de l’histoire de l’architecture. Je vou­lais être archi­tecte. J’ai oublié de dire qu’à Flo­rence, il y avait les radi­cals, un ensemble de groupes comme Super­stu­dio et Archi­zoom dont fai­saient par­tie les archi­tectes Andrea Bran­zi et Adol­fo Nata­li­ni (1941–2020). Nata­li­ni a été mon pro­fes­seur au moment où il com­men­çait à avoir des pro­jets impor­tants et l’aspect radi­cal s’était perdu.

J’ai pas­sé des exa­mens d’urbanisme, que je trou­vais inté­res­sant, sans plus. Je n’ai jamais aban­don­né l’architecture, mais c’est l’urbanisme qui m’a choi­sie. J’ai accep­té ce tra­vail avec Ber­nar­do. Il dési­rait por­ter un regard nou­veau sur la ville. Il n’y avait pas d’Internet, pas de OpenS­treet­Map, juste des cartes, il fal­lait aller sur place repé­rer, ajou­ter des infor­ma­tions, des thèmes inha­bi­tuels comme la qua­li­fi­ca­tion de l’espace ouvert.

À ce moment-là, Ber­nar­do for­ma­li­sait les thèmes de la ville frag­men­taire et de la ville hété­ro­gène. Il col­la­bo­rait à la revue Casa­bel­la et avec Gre­got­ti, ils pas­saient le same­di matin à dis­cu­ter de la direc­tion à prendre. Dans chaque numé­ro, l’article de Ber­nar­do était consi­dé­ré comme le deuxième édi­to­rial. Quand j’étais étu­diante, je le lisais.

Cette obser­va­tion lente, répé­tée, du matin au soir,
m’a appris à lire l’espace

Mon pre­mier tra­vail a donc été ce rele­vé. Pen­dant des mois, j’ai tra­vaillé seule avec des cartes et des cou­leurs. Ce rele­vé disait tout de ce petit centre à la marge de la ville, y com­pris ses limites et ses pro­blèmes, qui vont explo­ser quelques années plus tard. Il raconte une Ita­lie faite de crois­sance incré­men­tale, de ces petites entre­prises qui s’inscrivent dans un espace habi­té, un peu d’agriculture, un mor­ceau de pay­sage ancien, des cours d’eaux bouleversés…

Pra­to était un cas excep­tion­nel. Le dis­trict tex­tile de la grande indus­trie avait explo­sé dans les années 1950 et la grande indus­trie s’était trans­for­mée en des cen­taines de petites entre­prises, liées entre elles. De l’autre côté de la plaine, une école d’économistes autour de Gia­co­mo Becat­ti­ni (1927–2017) s’est mise à étu­dier les dis­tricts industriels.

On sor­tait d’une Ita­lie des grands pôles indus­triels, on regar­dait naître une Ita­lie dif­fé­rente. Et moi, j’étais seule dans ce vil­lage, avec mes crayons de cou­leur, il fal­lait sur­tout ne rien oublier. J’ai fini par connaître tout le monde, j’échangeais avec les habi­tants, je leur deman­dais d’entrer chez eux pour noter les espaces de vie et m’enraciner dans la situa­tion. Cette obser­va­tion lente, répé­tée, du matin au soir, m’a appris à lire l’espace. Elle a été une école du regard.

Ensuite, je dis­cu­tais le résul­tat avec Ber­nar­do et ses col­la­bo­ra­teurs, avec les cartes de la plaine où je repré­sen­tais les grandes struc­tures ter­ri­to­riales. C’est là qu’avec Ber­nar­do, on s’est com­pris. Il était sur­pris que quelqu’un qui sor­tait de l’École de Flo­rence ait une telle lec­ture. Il était éton­né. De là est née notre ami­tié pro­fonde. Il m’a pro­po­sé de venir à Milan.

Ber­nar­do était sur­tout un grand pro­fes­seur, il n’avait jamais eu d’agence. Ses col­la­bo­ra­teurs sont eux-mêmes deve­nus des pro­fes­seurs : Patri­zia Gabel­li­ni, Cris­ti­na Bian­chet­ti, Ste­fa­no Boe­ri… Je suis par­tie pour Milan et, très vite, la ques­tion de fon­der une agence s’est posée. Entre­temps, j’ai tra­vaillé en Ligu­rie, où Ber­nar­do réa­li­sait un plan ter­ri­to­rial. J’étais sor­tie de l’école sans savoir ce qu’était un plan, encore moins un plan ter­ri­to­rial – il n’y avait pas beau­coup de per­sonnes qui savaient ce que c’était.

Ber­nar­do fai­sait celui du val di Magra et de La Spe­zia. Il avait consti­tué sur place une équipe, en choi­sis­sant de jeunes archi­tectes enca­drés par deux col­la­bo­ra­teurs plus expé­ri­men­tés. Il n’en était pas content. Il m’a deman­dé d’y aller. Je me suis mise à ce tra­vail que je ne connais­sais pas. Avec les jeunes, nous avons vite trou­vé une bonne entente. Mais les deux chefs ne com­pre­naient pas ce que je fai­sais. Je me sou­viens du sens de la liber­té que cette expé­rience m’a appor­tée : essayer de mener à bien un tra­vail sans savoir ce qu’il aurait dû être. Avec Ber­nar­do et Artu­ro Lan­za­ni, nous avons ter­mi­né le plan à Milan en 1992 ou 1993.

Ce plan n’a pas eu la faveur des élus, ce qui nous a déçus, ils ont gar­dé la lec­ture, mais ont reje­té le reste qui était une des pre­mières ten­ta­tives de faire de la ville dif­fuse un pro­jet. On avait recon­nu des règles de construc­tion et d’insertion à l’intérieur du tis­su dis­per­sé en for­ma­tion. Ber­nar­do par­lait de la ratio­na­li­té mini­male, celle de la petite mai­son qui s’installait là parce qu’il y avait déjà un élé­ment d’organisation ter­ri­to­riale, une voi­rie, de l’eau, ou du soleil… Les concepts venaient du ter­rain, des choses qu’on touchait.

 

Aujourd’hui, vous dites que la ville dif­fuse n’est plus le concept cen­tral. Reste-t-elle opératoire ?

Elle n’a pas dis­pa­ru, elle est dif­fé­rente de celle que nous avons décrite au début des années 1990. Fran­ces­co Indo­vi­na a mis les deux mots ensemble, « ville » et « dif­fuse » ; avant, on par­lait de « ter­ri­toire dif­fus », d’« urba­ni­sa­tion dif­fuse ». C’est à par­tir de l’expansion d’après-guerre que cette ville prend une forme dif­fé­rente et que l’on s’interroge sur ses carac­té­ris­tiques. Ce n’est pas un concept abs­trait, il est né de situa­tions concrètes.

Aujourd’hui, je l’intègre à celui de « métro­pole hori­zon­tale ». Il faut réflé­chir à des rela­tions peu hié­rar­chi­sées. Nous avons par­lé d’isotropie, d’un ter­ri­toire qui a les mêmes qua­li­tés dans toutes ses par­ties. L’idée d’un ter­ri­toire sans hié­rar­chie fas­cine depuis tou­jours l’urbaniste et l’architecte. Sans elle, on pense qu’il n’y a pas d’ordre ; non, il existe d’autres règles qui vont dans des direc­tions dif­fé­rentes et orga­nisent un sys­tème, peut-être aveugle, puisque per­sonne n’a le point de vue glo­bal, mais qui pose des règles de coexis­tence et ratio­na­li­té : « Je ne vais pas me mettre là où il y a un dan­ger, je vais pro­fi­ter d’une cana­li­sa­tion. » C’est un épar­pille­ment orga­ni­sé, même s’il ne l’a pas été au tra­vers d’un pro­jet pro­cé­dant d’intentions uni­voques, comme tous les pro­jets d’urbanisme.

Reve­nir à une rela­tion d’horizontalité entre les territoires,
entre les espaces et les individus

Cela a été pos­sible aus­si parce que les pou­voirs étaient d’accord. En Véné­tie, région blanche, catho­lique, démo­crate-chré­tienne, le par­ro­co, le res­pon­sable de la paroisse, le maire, le direc­teur de la banque et le méde­cin l’ont sou­te­nu. Ce sys­tème a pro­duit de la richesse dans des régions très pauvres. Aujourd’hui, elles figurent par­mi les plus riches d’Europe grâce à cet enra­ci­ne­ment dis­per­sé, à la force du loca­lisme. C’est aus­si là que les popu­lismes prospèrent.

Ce n’est pas un modèle à reprendre, mais la « ville dif­fuse » montre qu’il est pos­sible d’imaginer des règles d’organisation entre les ter­ri­toires qui ne soient pas apla­ties dans les rap­ports entre le centre et sa péri­phé­rie. Il ne s’agit pas de faire de la pla­nète une métro­pole hori­zon­tale, rem­plie de petites mai­sons avec jar­din, mais de reve­nir à une rela­tion d’horizontalité entre les ter­ri­toires, entre les espaces et les individus.

La ques­tion est celle de l’articulation des lieux, de leur varié­té et de la redis­tri­bu­tion des oppor­tu­ni­tés. Cela néces­site un trans­port en com­mun pen­sé comme tel, une logique dif­fé­rente de ser­vices, une autre approche du tra­vail. Der­rière, il y a un pro­jet qu’on peut mener à bien pour construire une métro­pole hori­zon­tale. Même en Suisse, l’idée est aujourd’hui de mettre les métro­poles, sur­tout Zurich et Genève, sur l’agenda glo­bal, et d’y concen­trer les investissements.

On oublie pour­tant que, pen­dant des années, on a inves­ti pour que les gens qui habi­taient dans les mon­tagnes et dans les val­lées puissent y res­ter. D’un côté, il y a la décen­tra­li­sa­tion, de l’autre, la prise de conscience de la trans­for­ma­tion de l’espace urbain vers une forme dif­fé­rente de ville. La ques­tion de la métro­pole hori­zon­tale doit être vue comme un pro­ces­sus de réin­ter­pré­ta­tion de l’existant et de son recy­clage face aux nou­veaux enjeux.

 

En France, la poli­tique d’aménagement du ter­ri­toire a repo­sé sur des métro­poles d’équilibre (Lille, Rennes, Nantes, Bor­deaux, Tou­louse ou Mont­pel­lier), elle a plu­tôt réussi…

La situa­tion fran­çaise était fort dés­équi­li­brée. Ces villes étaient des péri­phé­ries ; main­te­nant, elles ont des péri­phé­ries autour. La ques­tion de la métro­pole hori­zon­tale se pose à dif­fé­rentes échelles. Il existe de nom­breux leviers pour réa­li­ser une métro­pole hori­zon­tale, mais on ne peut pas la réa­li­ser au nom d’une métro­po­li­sa­tion pola­ri­sée ou du seul modèle de la ville com­pacte. La métro­pole hori­zon­tale n’est ni com­pacte, ni dif­fuse, elle consiste à dire : par­tons des condi­tions actuelles. Même les gens qui ont un cer­tain niveau de reve­nus ne peuvent plus habi­ter dans les grandes villes, de plus en plus exclusives.

Évo­quer les « gilets jaunes » ne veut pas dire par­ta­ger leurs actions ou leurs posi­tions poli­tiques. Je veux sim­ple­ment dire qu’ils ne relèvent pas d’un agen­da dif­fé­rent. Tou­te­fois, leurs ter­ri­toires ne sont pas à l’ordre du jour, il n’y a pas de finan­ce­ment, pas de pro­jet, pas de vision. On n’a pas com­pris qu’une par­tie impor­tante de la tran­si­tion éco­lo­gique et socio-éco­no­mique se joue là et qu’il existe des marges de manœuvre dans ces territoires.

Presque tout le monde vient de ce monde-là. Ce n’est pas une autre pla­nète. On pré­fère les trai­ter comme s’ils étaient dif­fé­rents. D’un point de vue intel­lec­tuel, ce n’est pas hon­nête. La métro­pole hori­zon­tale a été une hypo­thèse pro­po­sée dans le cadre de la démarche « Bruxelles 2040 ». La force de la métro­po­li­sa­tion de Bruxelles est récente, elle suit des décen­nies de crise totale. Grâce à l’Europe et aux finan­ce­ments qui lui sont liés, de nou­velles popu­la­tions sont arri­vées, Bruxelles est rede­ve­nue attrac­tive ; elle com­mence même à exclure, beau­coup moins que d’autres villes euro­péennes néan­moins, ceux qui arrivent trouvent assez faci­le­ment à se loger.

Mais le rap­port entre Bruxelles et son ter­ri­toire reste dif­fi­cile, puisqu’elle n’a pas le pou­voir de s’imposer sur les régions autour. Les petits vil­lages fla­mands situés à côté ne veulent rien savoir de l’expansion, ils veulent res­ter ruraux. Bruxelles est « pri­son­nière » à l’intérieur des Flandres, alors qu’elle devient une métro­pole très attrac­tive, ce qui génère des ten­sions inévi­tables. Son aire métro­po­li­taine est la plus proche d’une métro­pole hori­zon­tale, qui accepte son carac­tère dif­fus et de ne pas être au centre de tout. Mar­cel Smets a par­lé de « ban­lieue radieuse » à pro­pos de la moder­ni­sa­tion de la Bel­gique, comme d’un modèle dif­fé­rent, qui assume la dis­per­sion du tra­vail et de l’habitat.

C’est deve­nu un sujet de recherche. Au cours des der­nières années, lorsque j’ai ensei­gné aux États-Unis, à Har­vard, puis à l’université de Vir­gi­nie, ensuite à Venise et à Lau­sanne, j’ai fait tra­vailler les étu­diants sur cette idée, à une petite échelle (3 km sur 3). Ce tra­vail a don­né lieu à une expo­si­tion, orga­ni­sée avec Mar­ti­na Bar­cel­lo­ni Corte et Chia­ra Cava­lie­ri, et à une série de livres (le deuxième vient de sor­tir : Hori­zon­tal Metro­po­lis: a Radi­cal Pro­ject).

Il est indis­pen­sable de faire émerger
ces savoirs, loca­li­sés, situés,
ces réflexions sur la ville territoire
en Europe et ailleurs

Il éclair­cit cer­tains aspects du concept à par­tir d’explorations de pro­jet. Nous l’avons conçu avec un atlas, des vidéos des lieux et des inter­views d’habitants et de grands témoins. Après avoir mon­tré l’exposition à Lau­sanne, à la Bien­nale de Venise et aux Beaux-Arts de Bruxelles, nous l’avons emme­née à la récente bien­nale d’architecture et d’urbanisme de Shenz­hen (décembre 2019) et de là elle devrait par­tir sur Hong Kong. C’est une manière de tes­ter et d’élargir la recherche dans dif­fé­rents contextes, avec des work­shops inter­na­tio­naux et de nou­velles maquettes, d’autres atlas, comme à Bruxelles. Nous vou­lons faire la même chose à Hong Kong, où la ques­tion de la métro­pole hori­zon­tale est très politique.

En 2018 est sor­ti le pre­mier livre de cette tri­lo­gie (The Hori­zon­tal Metro­po­lis. Bet­ween Urba­nism and Urba­ni­za­tion), qui repre­nait une confé­rence orga­ni­sée en 2015, dont les conclu­sions avaient été tirées par Tho­mas Sie­verts, vingt ans après la publi­ca­tion de son livre, Zwi­schens­tadt. Dans quelques mois sor­ti­ra le troi­sième, une antho­lo­gie de textes qui met­tra en évi­dence une tra­di­tion de recherche non encore officielle.

À par­tir de l’idée de Jean-Jacques Rous­seau d’une Suisse conçue comme une grande ville, on arrive aux années 1990, quand Indo­vi­na, Sec­chi, Smets, Sie­verts et d’autres ajoutent leurs lec­tures. Ce livre parle de la généa­lo­gie de cette vision de l’espace habi­té, qui intègre l’agriculture et le sys­tème natu­rel, de la mul­ti­fonc­tion­na­li­té des lieux, des espaces, des sols.

Dans le train pour venir à Paris, j’ai relu le magni­fique texte intro­duc­tif à Il faut défendre la socié­té, de Michel Fou­cault. Il parle de l’importance de faire émer­ger des « savoirs assu­jet­tis », d’un côté, le savoir de l’érudition qui va en pro­fon­deur, de l’autre, les savoirs « dis­qua­li­fiés par la hié­rar­chie des connais­sances » pour orga­ni­ser la cri­tique des dis­cours domi­nants. Il est indis­pen­sable de faire émer­ger ces savoirs, loca­li­sés, situés, ces réflexions sur la ville ter­ri­toire en Europe et ailleurs.

Quand Sie­verts parle de la Ruhr, Indo­vi­na et Sec­chi de la Véné­tie, McGee de l’Asie, ce ne sont pas des concepts géné­raux, même si cha­cun ouvre à une géné­ra­li­sa­tion, mais la concep­tua­li­sa­tion de condi­tions concrètes. En met­tant ces contri­bu­tions ensemble, nous fai­sons émer­ger une pen­sée arti­cu­lée et riche autour de ques­tions cru­ciales sur la ville d’aujourd’hui, et donc celle du futur.

Ces recherches ont construit une façon ori­gi­nale d’affronter la ques­tion urbaine et ter­ri­to­riale. Je ne sais pas si ce sera la conclu­sion de ma réflexion sur la ville dif­fuse, mais elle suf­fi­ra quelque temps…

 

Pou­vez-vous par­ler des pro­jets que vous menez en France ?

Le pro­jet urbain à la fran­çaise a beau­coup de qua­li­tés. Bon ou mau­vais, il a trans­for­mé les villes, il a affron­té des ques­tions comme celles des sites pol­lués, il s’est pré­oc­cu­pé du chan­ge­ment éco­no­mique. Mais il ne suf­fit pas à trai­ter le thème de la ville.

Dans le cas de Rennes, nous avons essayé de réagir au confor­misme de la ZAC, à l’effet cata­logue de son archi­tec­ture ; je ne sais pas si nous avons réso­lu la ques­tion, mais nous avons essayé d’éviter de répli­quer des modèles. Parce que quelqu’un a dit un jour que la ville du XVIIIe siècle était le som­met de la civi­li­sa­tion, il fau­drait répli­quer ce modèle. La ville est faite de bien d’autres choses.

La ZAC de La Cour­rouze n’est pas comme les autres. Le lieu devait nous dire com­ment mener le pro­jet. Nous avons pro­fi­té de la richesse de la végé­ta­tion, notam­ment de très beaux arbres. D’un côté, il y avait un patri­moine à sau­ve­gar­der ; de l’autre, des zones tota­le­ment béton­nées. Il fal­lait construire de nou­veaux sols, des lieux habitables.

Ce pro­jet a été un point de pas­sage vers un « urba­nisme du sol vivant ». Dans les années 1930, en Suède et aux Pays-Bas, des expé­riences simi­laires ont été menées d’invention d’une nou­velle nature. Ces réfé­rences nous ont don­né le cou­rage d’aller dans cette direc­tion. Depuis l’IBA de Ber­lin, à la fin des années 1980, la ville est ima­gi­née faite d’un maillage de blocs et d’îlots. Nous vou­lions faire autrement.

Le pro­jet de La Cour­rouze est construit autour et avec l’espace ouvert, en uti­li­sant la ges­tion de l’eau comme un dis­po­si­tif pour des­si­ner ces espaces. On a recons­truit une nou­velle nature bre­tonne, pauvre en sols fer­tiles, un pay­sage de rochers, quelques arbres, beau­coup d’ajoncs. Dans d’autres par­ties, des sols fer­tiles ont géné­ré un autre pay­sage. On habite la forêt, les jar­dins, l’espace public structure.

Ce quar­tier n’en est pas un, il fait par­tie du centre-ville, on va à pied à la gare, on n’est pas dans la cam­pagne, ce n’est pas un quar­tier auto­nome, c’est une par­tie de ville. Depuis dix-sept ans, ce pro­jet est une école, une expé­rience, un mor­ceau de vie par­ta­gé avec nos coéqui­piers, Charles Dard, Pierre Bazin, Amco et Ter­ri­toires qui accom­pagnent Rennes Métro­pole. Nous avons encore quelques années devant nous.

J’espère que ce pro­jet démon­tre­ra qu’une pen­sée dif­fé­rente est pos­sible. Son slo­gan était « Vivre en ville, habi­ter et tra­vailler dans un parc » ; le parc, on com­mence à le voir, des habi­tants l’habitent, les pre­miers com­merces s’installent, le métro arri­ve­ra cette année. La ville se met en place plus len­te­ment que les arbres qui étaient déjà là. Main­te­nant, « vivre en ville » et « habi­ter et tra­vailler dans un parc » doivent construire un mor­ceau de ville intéressant.

« Mont­pel­lier 2040 », ce pro­jet met­tait l’accent sur le recy­clage urbain et la valo­ri­sa­tion de l’énergie grise comme stra­té­gie éten­due à toute la ville : la ville comme res­source renou­ve­lable. Ce tra­vail a été mené avec beau­coup de par­ti­ci­pa­tion citoyenne, nous avons tra­vaillé avec la Ville dans des espaces mis à dis­po­si­tion. La volon­té exis­tait de sor­tir de l’urbanisme des ZAC. Mont­pel­lier a construit son pres­tige sur ce type d’interventions. Notre vision pro­po­sait de s’occuper du reste. Qu’est-ce que Mont­pel­lier ? Une grande péri­phé­rie qui néces­site un nou­veau regard.

Nous avons vou­lu élar­gir le pro­jet à l’aire métro­po­li­taine, mais la muni­ci­pa­li­té avait d’autres pré­oc­cu­pa­tions. C’est l’année (2013), où j’ai reçu le Grand Prix de l’urbanisme. Le chan­ge­ment poli­tique a fait que le pro­jet a été aban­don­né. Brest, enfin, pose la ques­tion d’une ville dont la posi­tion géo­gra­phique en fait un objet unique. Elle veut faire de sa situa­tion incroyable un atout, en repen­sant, entre autres, quelques sites de la Marine mili­taire. Or celle-ci prend son temps, les mili­taires ont accep­té de rétro­cé­der une par­tie de la base, mais sans fixer de date.

Lire aussi : « Brest un plan guide pour le cœur de la métropole »

La réap­pro­pria­tion de l’aber de la Pen­feld et sa mise au centre du cœur de la métro­pole per­met­tront de regar­der dif­fé­rem­ment les deux berges, celle de la ville recons­truite et des quar­tiers anciens comme les fau­bourgs Saint-Mar­tin et celle de Recou­vrance, l’ancienne par­tie bre­tonne et la plus pauvre.

La ville est déjà là, elle se rap­proche de la Pen­feld, elle se regarde, cela donne des idées sur les espaces tout au long, une magni­fique cor­niche poten­tielle encore non valo­ri­sée, et en pro­fon­deur, à l’intérieur des tis­sus urbains.

Nous avons expli­qué à la Métro­pole le risque de se concen­trer sur un site décon­nec­té, dif­fi­cile d’accès, au pied d’une falaise instable et le thème s’est élar­gi. Le « cœur de métro­pole » et le plan-guide pour­raient être un labo­ra­toire de la tran­si­tion, qui n’intéresse pas seule­ment une rue, quelques bâti­ments, ce qu’on ajoute ; son pro­jet est trans­ver­sal, ce qui oblige à réor­ga­ni­ser les équipes de pro­jet, les ser­vices, les politiques.

Dans notre pre­mière année, nous avons réa­li­sé le plan-guide, qui a été un beau moment avec les Bres­tois, et nous avons construit un dia­logue à par­tir duquel il fau­dra ima­gi­ner ce labo­ra­toire. On est au début. Tout le monde parle du risque du chan­ge­ment cli­ma­tique, de tran­si­tion, de la néces­si­té de s’adapter. Mais il faut des poli­tiques concrètes.

Tout doit chan­ger, mais un pro­jet urbain reste un pro­jet ponc­tuel. On doit arri­ver à mobi­li­ser tous les sec­teurs de la construc­tion de la ville. On a besoin de pro­jets pilotes, de pro­to­types, pas pour résoudre le pro­blème mais pour tes­ter, parce qu’on ne sait pas exac­te­ment com­ment faire. Toutes les res­sources doivent être orien­tées dans ce sens.

Cela implique de par­ler de la qua­li­té de l’habitat avec celle des sols, des mobi­li­tés et de mixi­té… Ces thèmes sont connus. D’un point de vue scien­ti­fique, beau­coup a été dit sur les stra­té­gies d’atténuation et d’adaptation. Ce qui manque, même pour les scien­ti­fiques, c’est l’expérimentation dans l’espace urbain, qui révèle les syner­gies ou les résis­tances, qui nous amène à tra­vailler différemment.

Nous venons de ter­mi­ner une étude pros­pec­tive pour le Grand Genève, une ini­tia­tive lan­cée par la Fon­da­tion Braillard diri­gée par Panos Mant­zia­ras. Le modèle a été celui de la consul­ta­tion du Grand Paris, avec sept équipes sélec­tion­nées. J’y ai par­ti­ci­pé avec Habi­tat, un nou­veau centre de recherches inter­dis­ci­pli­naire sur l’urbain, fon­dé avec des col­lègues de l’École poly­tech­nique fédé­rale de Lau­sanne (EPFL).

L’envie et la néces­si­té existent de construire quelque chose
qui se confronte avec la gra­vi­té du réel

Un centre uni­ver­si­taire ne peut pas être absent d’une réflexion sur le futur, c’est l’occasion pour mettre l’espace et son pro­jet au centre du tra­vail inter­dis­ci­pli­naire. Genève est un cas extrême, une ville sans ter­ri­toire. Il existe même des zones agri­coles en France appar­te­nant à la Ville ou au Can­ton. On dit que le ter­ri­toire autour de Genève serait dépen­dant d’elle ; je pense le contraire. Sans ce ter­ri­toire, Genève ne pour­rait pas résoudre ses pro­blèmes de loge­ment, de ser­vices, de mobi­li­té, de conges­tion, d’agriculture. Le pro­jet s’intitule « Du sol et du tra­vail : la tran­si­tion, un nou­veau pro­jet biopolitique ».

Je ter­mine un livre sur ce sujet qui s’interroge sur un nou­veau pro­jet spa­tial et social en cours de construc­tion. Dans son der­nier article, Ber­nar­do, en repre­nant Fou­cault, a par­lé de l’urbanisme moderne comme fai­sant par­tie d’un plus vaste pro­jet bio­po­li­tique. On a cri­ti­qué le pro­jet moderne, et avec lui beau­coup de choses impor­tantes comme l’ambition qu’il avait d’offrir un bien-être géné­ra­li­sé, de des­si­ner un espace d’émancipation.

Beau­coup des trans­for­ma­tions récentes ne sont plus réa­li­sées avec cet objec­tif, ni celui de la sécu­ri­té des popu­la­tions. Cela a du sens de par­ler d’un nou­veau pro­jet bio­po­li­tique. On ne peut pas se conten­ter de cri­ti­quer le vieux pro­jet moderne, ou le pro­jet bio­po­li­tique néo­li­bé­ral contem­po­rain de façon abs­traite et académique.

Nous arri­vons à un moment très impor­tant pour l’urbanisme, où l’envie et la néces­si­té existent de construire quelque chose qui se confronte avec la gra­vi­té du réel. La tran­si­tion est un pro­jet bio­po­li­tique. Arri­ve­ra-t-on à être influents, à convaincre et à avoir des occa­sions d’expérimentation ? Le mieux serait de faire de ce pro­jet un objet de construc­tion concret, expli­cite et public.

 

Quelles sont vos villes préférées ?

Pour moi, la ville est un ter­ri­toire. Pas au sens poli­tique du terme (comme en anglais), ni dans le sens de l’homogénéité d’une région. Ter­ri­toire est un mot plus ouvert et d’une séman­tique com­plexe. J’aime, par exemple, les ter­ri­toires des villes. À Flo­rence, j’étais amou­reuse des col­lines plus que de Flo­rence. Sans elles, la ville serait moins inté­res­sante. À Rome, j’aime la rela­tion entre les monu­ments, l’architecture et les pay­sages qui l’irriguent.

Dans la ville où j’habite, Milan, ce n’est pas si évident. C’est une belle ville. Mais quand je sors, je suis un des navi­gli, les grands canaux, et je me retrouve dans le grand parc agri­cole, au sud de la ville. C’est pour cela que Brest me fas­cine, c’est une ville-pay­sage, on ne peut la déta­cher de la rade ni des val­lons, les plans incli­nés qui des­cendent vers la Pen­feld – des moments extra­or­di­naires à l’intérieur d’une ville bâtie.

Bos­ton, qui n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment belle, est pour­tant magni­fique par sa rela­tion avec le fleuve et les forêts. Sans le sys­tème de parcs d’Olmsted, Bos­ton serait une ville morne. À Lau­sanne, le Léman est l’espace que je fré­quente le plus. La lagune de Venise est une « méta­phore pla­né­taire », comme le disait Pie­ro Bevi­lac­qua. Je suis heu­reuse d’habiter dans des villes qui pos­sèdent des grands élé­ments de géo­gra­phie en leur sein.

Mais le ter­ri­toire n’est pas la grande échelle, il touche à notre rela­tion au monde, sen­sible et cor­po­relle, chaque détail est utile à le défi­nir. Le ter­ri­toire est aus­si une archive d’images, qui peuvent avoir plus de force que la réa­li­té elle-même. Un pro­jet, c’est, pour moi, la mise en rela­tion de tous ses dif­fé­rents territoires.

 

Antoine Lou­bière et Jean-Michel Mestres

 

Pho­tos : Pao­la Viganò © Fabri­zio Stipari

ZAC de La Cour­rouze, Rennes et Saint-Jacques-de-la-Lande, 2003- Maî­trise d’ouvrage : Rennes Métro­pole-SEM Ter­ri­toires & Déve­lop­pe­ment. 

 

 

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