Paola Viganò, Grand Prix de l’urbanisme 2013
Architecte et urbaniste italienne, européenne de cœur, Paola Viganò approfondit les concepts de « ville diffuse » et de « métropole horizontale », et esquisse un projet biopolitique pour la transition et les territoires.
Où êtes-vous née ?
Dans un petit village du nord de l’Italie, entre les Préalpes et les Alpes, situé dans une vallée orientée est-ouest appelée Valteline. Nous vivions sur le côté ensoleillé. Ce village est proche de la Suisse, le Grisons, qui parle allemand et d’anciennes langues comme le romanche. C’est une question qui m’a toujours fascinée : est-ce que le « clinal » sépare ou est-ce qu’il rapproche ?
Dans cette région qu’on appelle la Rezia, il y avait beaucoup de choses en commun des deux côtés du sommet. J’ai souffert de grandir dans une vallée, il y a toujours un obstacle à la vue. J’aimais marcher en montagne de façon à ne pas avoir de barrière. D’ailleurs, si j’ai décidé d’habiter ailleurs, c’est pour ne plus avoir de montagne qui me bouchait la vue. Je voulais voir.
Mes parents ont alors décidé
qu’il fallait que je connaisse le monde
J’y suis restée jusqu’à 14 ans. Mes parents ont alors décidé qu’il fallait que je connaisse le monde, ma mère surtout, et ils m’ont envoyée en Toscane, à Florence, dans un lieu qui m’a ouvert les yeux. J’ai passé les cinq années du lycée dans une des poggi – les collines de la ville –, à côté du jardin de Boboli, dans un site d’une grande beauté. La découverte de ce paysage m’a amenée à un autre niveau de compréhension de ce qu’est un territoire.
Situé au sommet de la colline, le pensionnat était installé dans une ancienne villa des Médicis transformée par Napoléon – un lieu magnifique du point de vue de l’architecture, dans un style néoclassique, avec son parc et la vue sur les autres collines, qui sont ce qu’il y a de plus beau à Florence. Je vivais dans une peinture.
Mais j’ai souffert dans ce pensionnat laïc, hors du temps, plus proche d’une prison que d’une école. La discipline y était dure et hypocrite. Nous étions dans la deuxième moitié des années 1970, l’Italie s’enflammait et nous portions un uniforme pour l’école, un autre pour les jours de sortie ou les soirées – des uniformes dessinés au XIXe siècle ! Ce huis clos était le lieu même où les conflits pouvaient exploser. M’y envoyer avait été une décision forte de ma mère – tout le monde lui demandait : « Mais pourquoi as-tu fait ça ? » Il fallait m’éloigner de la vallée, à 500 km de distance. Elle imaginait que le contact avec Florence et ses paysages allaient me faire mûrir, dans ce pensionnat où la reine d’Italie était passée.
C’était la fin d’un modèle qui s’est écroulé après nous. Nous avions 18 ans et nous devions demander aux parents l’autorisation de donner un coup de fil. En Italie, dans ces années, les parents craignaient le terrorisme, les enlèvements et la drogue. Le pensionnat était un lieu protégé, mais beaucoup du monde extérieur finissait par entrer. J’étais confrontée à cette réalité d’une façon différente. Après un an de souffrance, ma mère m’a demandé de revenir. J’ai refusé de revenir en arrière.
Comment vous orientez-vous vers l’architecture ?
Avant même le lycée, à la Valteline, j’aimais dessiner. J’avais la chance d’avoir un espace que je pouvais agencer librement. Je pouvais y lire, jouer du piano ou de la guitare, peindre ou dessiner sur les murs. Aujourd’hui, je suis très critique sur les logements que le marché propose, qui sont des lieux disciplinaires empêchant toute appropriation de l’espace. L’influence de mon père a aussi compté, même si mes relations avec lui n’ont pas été simples au moment de l’adolescence. Il avait voulu faire l’Académie des beaux-arts à Milan, mais il avait dû renoncer après la mort de son père. Il tenait l’architecture en grande considération. J’ai absorbé une part de sa vision de l’architecte.
C’est au lycée que vous avez appris le français ?
Oui, avec une professeure française, une femme très intelligente et très cultivée. J’aime aussi l’anglais, langue très intéressante, j’ai étudié également l’allemand et l’espagnol. Je me sens plus européenne qu’italienne. J’étais curieuse, je n’étais pas sûre de vouloir suivre des études d’architecture. J’aimais beaucoup l’histoire, j’imaginais devenir une chercheuse. Finalement, j’ai opté pour l’architecture.
J’ai toujours aimé l’espace, non seulement le dessin, mais aussi sa relation avec les hommes, avec les paysages. Quand j’avais 8 ou 9 ans, j’allais en montagne sans le dire. Avec une amie, on disait qu’on allait jouer et on allait sur le versant se promener à l’intérieur des ruines des maisons. Dans ces bâtiments à l’abandon, nous trouvions des objets, de la matière pour raconter l’histoire de ce qui n’était plus là. Aujourd’hui, on ne laisserait plus deux enfants partir seules en exploration. Depuis cet âge, j’ai un intérêt pour les territoires et la façon dont ils sont habités.
Comment se sont passées vos études d’architecte ?
Après y avoir été prisonnière pendant cinq ans, j’ai décidé de rester à Florence, il fallait que je découvre cette ville. J’ai choisi d’y faire mes études, et non pas à Venise qui était l’École de l’architecte intellectuel – intellettuale – et cultivé – l’architetto colto. Manfredo Tafuri (1935–1994) et Massimo Cacciari y enseignaient : on étudiait l’esthétique, la philosophie, l’histoire, d’une façon très politisée. Bernardo Secchi, homme d’une grande ironie, disait : « Ah oui, tu as étudié dans une école où les revues d’architecture n’arrivaient pas. » Pour lui, ce n’était pas le bon endroit. Je n’étais que partiellement d’accord.
À Florence aussi, il y avait de grands professeurs. L’École d’architecture n’était pas organisée autour de convictions fortes comme à Venise. Mais je trouvais intéressant de chercher des pistes théoriques dans une école où elles n’étaient pas évidentes. Je me souviens de l’enseignement de Salvatore di Pasquale (1931–2004), professeur en sciences de la construction, qui proposait de sortir du paradigme de la construction en béton armé.
C’était passionnant d’aborder la statique des bâtiments d’un point de vue théorique, quand on s’occupe de villes anciennes, construites en briques ou en pierres. Sur la statique des bâtiments en brique, il n’existait rien. Elle est plus compliquée que celle du béton : une brique isolée est une chose, des briques assemblées forment autre chose, leur comportement varie si un bâtiment est isolé ou connecté à d’autres, comme avec des maisons en bandes. Dans les villes moyenâgeuses comme Sienne, dans l’Italie du centre, des interdépendances se créent entre les bâtiments, qui peuvent résister aux tremblements de terre.
J’étais fascinée par cette philosophie
de la science de la construction
Un petit groupe de professeurs comme Salvatore di Pasquale, Edoardo Benvenuto (1940–1998), à Gênes, et Antonino Giuffrè ont renversé la façon de penser la statique des bâtiments. Edoardo Benvenuto était ingénieur, philosophe et théologien : j’étais fascinée par cette philosophie de la science de la construction, de la rencontre entre une discipline techno-scientifique et l’histoire critique. Avec Bernardo Secchi, nous avons réfléchi sur ce sujet lors de notre « période italienne », au moment où nous élaborions des plans pour les centres anciens d’Ascoli Piceno ou de Bergame, qui contenaient des guides pour les interventions dans ces centres.
Dans cette école considérée comme provinciale, il y avait des cours d’industrial design qui n’existaient pas ailleurs. Giovanni Klaus Koenig (1924–1989) était un designer extrêmement cultivé et un critique du design. Ses cours étaient recherchés : il a introduit cette culture dans la pensée de l’architecte. Avec Roberto Segoni (1942–2002), qui enseignait aussi à Florence, il dessinait des trains et des trams. Je les ai suivis, tous les deux.
L’industrial design a marqué l’architecture italienne, y compris des théoriciens de la ville et de l’architecture, comme Andrea Branzi qui a dessiné, en tant qu’industrial designer, des objets magnifiques. Je suis heureuse d’avoir pu étudier cette culture du design, de l’objet d’utilisation commune, très présente dans la culture architecturale italienne.
À cette époque, le design italien dominait l’Europe…
Il n’y en avait pas d’autre. Ce design italien était très lié à la petite et moyenne industrie. C’est aussi la période où Vittorio Gregotti publie son gros volume sur l’histoire du produit industriel en Italie, un texte fondamental. Je dois aussi parler d’un troisième pôle de l’École autour de Gianfranco Caniggia (1933–1987), qui avait été l’élève de Saverio Muratori (1910–1973). Bernardo Secchi avait beaucoup d’estime pour lui. Caniggia enseignait l’atelier de « composition » architecturale. Nous devions faire cinq compositions au cours des années d’études. Le cours de Caniggia et de son « école » occupait les trois premières années. La première année était consacrée à l’étude typologique de Florence. Il m’a appris à regarder les tissus de la ville. Ce n’était pas une lecture formelle, il s’intéressait au processus, au pourquoi de la maison en bande florentine ancienne de 12 m, de 18 m et jusqu’à 24 m dans la parcelle.
J’ai changé ma façon de regarder la ville. Quand je me promenais, je voyais tout : ces parcelles très longues, ces successions de petites courettes, ces rues de service, j’y voyais les transformations, les conditions matérielles des vies et des activités passées. Un de ses livres m’a fait réfléchir, celui écrit avec Gianluigi Maffei, Lettura dell’edilizia di base (1979), qui analyse les tissus de Florence, Rome et Côme. Caniggia passait du type, de la typologie et de la typo-morphologie à l’organisation territoriale regardée comme le produit d’une anthropisation de la longue durée. Il nous expliquait comment le territoire s’était développé par rapport à la question du « clinal », objet fondamental de compréhension du territoire.
Dans le centre de l’Italie, les gens habitent sur le clinal, le parcours a toujours lieu sur le clinal, il n’est pas dans le fond de la vallée. C’est l’élément de structure territoriale le plus important. C’est à partir de là que j’ai regardé l’échelle territoriale, faite de relations et de parcours de continuité, ou au contraire de barrières infranchissables. Caniggia remontait à la civilisation étrusque. Les Romains sont les premiers à être descendus dans les plaines, parce qu’ils avaient la force et la technique pour résoudre le problème de l’eau dans les plaines et assécher des grands territoires – la fameuse grille de drainage de la centuriatio qu’on retrouve partout en Europe. Les Romains pouvaient mobiliser de grandes quantités de forces de travail.
Face à un système robuste,
il fallait d’abord le comprendre
On ne pourrait plus refaire ce qu’ils ont réalisé. Aujourd’hui, la typo-morphologie a disparu de l’enseignement, même à Venise. Quand on parle de typologie, cela n’a rien à voir. Le « type » dont parlaient Caniggia et Muratori, c’était celui du tissu mineur, quelque chose d’implicite, spontané, qui vient d’une culture, d’une façon d’habiter, pas d’un projet ou d’un dessin et qui change dans le temps avec les pratiques et les économies.
En deuxième et troisième année, il fallait réaliser un projet. Caniggia avait une théorie du projet contemporain dans laquelle j’ai eu beaucoup de peine à entrer, jusqu’à ce que je comprenne qu’il fallait transgresser. Nous travaillions à trois et, à un moment, nous nous sommes dit : « Ce n’est pas possible, il faut aller au-delà. Alors, ces règles deviennent intéressantes. » Caniggia nous a mis la meilleure note. Face à un système robuste, il fallait d’abord le comprendre, on ne pouvait pas juste dire non, il fallait argumenter. Caniggia voulait des étudiants qui mettaient son système à l’épreuve.
Au moment des deux dernières compositions, il n’y avait plus de Caniggia, plus de système, juste des architectes. J’ai trouvé alors que l’architecture ne pouvait se résumer à « J’aime » ou « Je n’aime pas ». J’ai pourtant travaillé une année dans l’agence d’un bon architecte à Florence avant d’abandonner – sans théorie, on ne pouvait pas faire d’architecture.
À ce moment-là, Bernardo Secchi était en Toscane, il terminait le plan de Sienne, et commençait un travail sur le centre d’un village qui faisait partie de Prato, en périphérie de Florence. Ses deux collaborateurs habitaient à Florence, je les connaissais, ils cherchaient quelqu’un pour travailler sur ce plan. C’est là que j’ai connu Bernardo.
Et vous abandonnez l’architecture pour passer à l’urbanisme…
Pendant mes cinq années d’études, j’avais imaginé de faire de l’industrial design, de l’histoire de l’architecture. Je voulais être architecte. J’ai oublié de dire qu’à Florence, il y avait les radicals, un ensemble de groupes comme Superstudio et Archizoom dont faisaient partie les architectes Andrea Branzi et Adolfo Natalini (1941–2020). Natalini a été mon professeur au moment où il commençait à avoir des projets importants et l’aspect radical s’était perdu.
J’ai passé des examens d’urbanisme, que je trouvais intéressant, sans plus. Je n’ai jamais abandonné l’architecture, mais c’est l’urbanisme qui m’a choisie. J’ai accepté ce travail avec Bernardo. Il désirait porter un regard nouveau sur la ville. Il n’y avait pas d’Internet, pas de OpenStreetMap, juste des cartes, il fallait aller sur place repérer, ajouter des informations, des thèmes inhabituels comme la qualification de l’espace ouvert.
À ce moment-là, Bernardo formalisait les thèmes de la ville fragmentaire et de la ville hétérogène. Il collaborait à la revue Casabella et avec Gregotti, ils passaient le samedi matin à discuter de la direction à prendre. Dans chaque numéro, l’article de Bernardo était considéré comme le deuxième éditorial. Quand j’étais étudiante, je le lisais.
Cette observation lente, répétée, du matin au soir,
m’a appris à lire l’espace
Mon premier travail a donc été ce relevé. Pendant des mois, j’ai travaillé seule avec des cartes et des couleurs. Ce relevé disait tout de ce petit centre à la marge de la ville, y compris ses limites et ses problèmes, qui vont exploser quelques années plus tard. Il raconte une Italie faite de croissance incrémentale, de ces petites entreprises qui s’inscrivent dans un espace habité, un peu d’agriculture, un morceau de paysage ancien, des cours d’eaux bouleversés…
Prato était un cas exceptionnel. Le district textile de la grande industrie avait explosé dans les années 1950 et la grande industrie s’était transformée en des centaines de petites entreprises, liées entre elles. De l’autre côté de la plaine, une école d’économistes autour de Giacomo Becattini (1927–2017) s’est mise à étudier les districts industriels.
On sortait d’une Italie des grands pôles industriels, on regardait naître une Italie différente. Et moi, j’étais seule dans ce village, avec mes crayons de couleur, il fallait surtout ne rien oublier. J’ai fini par connaître tout le monde, j’échangeais avec les habitants, je leur demandais d’entrer chez eux pour noter les espaces de vie et m’enraciner dans la situation. Cette observation lente, répétée, du matin au soir, m’a appris à lire l’espace. Elle a été une école du regard.
Ensuite, je discutais le résultat avec Bernardo et ses collaborateurs, avec les cartes de la plaine où je représentais les grandes structures territoriales. C’est là qu’avec Bernardo, on s’est compris. Il était surpris que quelqu’un qui sortait de l’École de Florence ait une telle lecture. Il était étonné. De là est née notre amitié profonde. Il m’a proposé de venir à Milan.
Bernardo était surtout un grand professeur, il n’avait jamais eu d’agence. Ses collaborateurs sont eux-mêmes devenus des professeurs : Patrizia Gabellini, Cristina Bianchetti, Stefano Boeri… Je suis partie pour Milan et, très vite, la question de fonder une agence s’est posée. Entretemps, j’ai travaillé en Ligurie, où Bernardo réalisait un plan territorial. J’étais sortie de l’école sans savoir ce qu’était un plan, encore moins un plan territorial – il n’y avait pas beaucoup de personnes qui savaient ce que c’était.
Bernardo faisait celui du val di Magra et de La Spezia. Il avait constitué sur place une équipe, en choisissant de jeunes architectes encadrés par deux collaborateurs plus expérimentés. Il n’en était pas content. Il m’a demandé d’y aller. Je me suis mise à ce travail que je ne connaissais pas. Avec les jeunes, nous avons vite trouvé une bonne entente. Mais les deux chefs ne comprenaient pas ce que je faisais. Je me souviens du sens de la liberté que cette expérience m’a apportée : essayer de mener à bien un travail sans savoir ce qu’il aurait dû être. Avec Bernardo et Arturo Lanzani, nous avons terminé le plan à Milan en 1992 ou 1993.
Ce plan n’a pas eu la faveur des élus, ce qui nous a déçus, ils ont gardé la lecture, mais ont rejeté le reste qui était une des premières tentatives de faire de la ville diffuse un projet. On avait reconnu des règles de construction et d’insertion à l’intérieur du tissu dispersé en formation. Bernardo parlait de la rationalité minimale, celle de la petite maison qui s’installait là parce qu’il y avait déjà un élément d’organisation territoriale, une voirie, de l’eau, ou du soleil… Les concepts venaient du terrain, des choses qu’on touchait.
Aujourd’hui, vous dites que la ville diffuse n’est plus le concept central. Reste-t-elle opératoire ?
Elle n’a pas disparu, elle est différente de celle que nous avons décrite au début des années 1990. Francesco Indovina a mis les deux mots ensemble, « ville » et « diffuse » ; avant, on parlait de « territoire diffus », d’« urbanisation diffuse ». C’est à partir de l’expansion d’après-guerre que cette ville prend une forme différente et que l’on s’interroge sur ses caractéristiques. Ce n’est pas un concept abstrait, il est né de situations concrètes.
Aujourd’hui, je l’intègre à celui de « métropole horizontale ». Il faut réfléchir à des relations peu hiérarchisées. Nous avons parlé d’isotropie, d’un territoire qui a les mêmes qualités dans toutes ses parties. L’idée d’un territoire sans hiérarchie fascine depuis toujours l’urbaniste et l’architecte. Sans elle, on pense qu’il n’y a pas d’ordre ; non, il existe d’autres règles qui vont dans des directions différentes et organisent un système, peut-être aveugle, puisque personne n’a le point de vue global, mais qui pose des règles de coexistence et rationalité : « Je ne vais pas me mettre là où il y a un danger, je vais profiter d’une canalisation. » C’est un éparpillement organisé, même s’il ne l’a pas été au travers d’un projet procédant d’intentions univoques, comme tous les projets d’urbanisme.
Revenir à une relation d’horizontalité entre les territoires,
entre les espaces et les individus
Cela a été possible aussi parce que les pouvoirs étaient d’accord. En Vénétie, région blanche, catholique, démocrate-chrétienne, le parroco, le responsable de la paroisse, le maire, le directeur de la banque et le médecin l’ont soutenu. Ce système a produit de la richesse dans des régions très pauvres. Aujourd’hui, elles figurent parmi les plus riches d’Europe grâce à cet enracinement dispersé, à la force du localisme. C’est aussi là que les populismes prospèrent.
Ce n’est pas un modèle à reprendre, mais la « ville diffuse » montre qu’il est possible d’imaginer des règles d’organisation entre les territoires qui ne soient pas aplaties dans les rapports entre le centre et sa périphérie. Il ne s’agit pas de faire de la planète une métropole horizontale, remplie de petites maisons avec jardin, mais de revenir à une relation d’horizontalité entre les territoires, entre les espaces et les individus.
La question est celle de l’articulation des lieux, de leur variété et de la redistribution des opportunités. Cela nécessite un transport en commun pensé comme tel, une logique différente de services, une autre approche du travail. Derrière, il y a un projet qu’on peut mener à bien pour construire une métropole horizontale. Même en Suisse, l’idée est aujourd’hui de mettre les métropoles, surtout Zurich et Genève, sur l’agenda global, et d’y concentrer les investissements.
On oublie pourtant que, pendant des années, on a investi pour que les gens qui habitaient dans les montagnes et dans les vallées puissent y rester. D’un côté, il y a la décentralisation, de l’autre, la prise de conscience de la transformation de l’espace urbain vers une forme différente de ville. La question de la métropole horizontale doit être vue comme un processus de réinterprétation de l’existant et de son recyclage face aux nouveaux enjeux.
En France, la politique d’aménagement du territoire a reposé sur des métropoles d’équilibre (Lille, Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse ou Montpellier), elle a plutôt réussi…
La situation française était fort déséquilibrée. Ces villes étaient des périphéries ; maintenant, elles ont des périphéries autour. La question de la métropole horizontale se pose à différentes échelles. Il existe de nombreux leviers pour réaliser une métropole horizontale, mais on ne peut pas la réaliser au nom d’une métropolisation polarisée ou du seul modèle de la ville compacte. La métropole horizontale n’est ni compacte, ni diffuse, elle consiste à dire : partons des conditions actuelles. Même les gens qui ont un certain niveau de revenus ne peuvent plus habiter dans les grandes villes, de plus en plus exclusives.
Évoquer les « gilets jaunes » ne veut pas dire partager leurs actions ou leurs positions politiques. Je veux simplement dire qu’ils ne relèvent pas d’un agenda différent. Toutefois, leurs territoires ne sont pas à l’ordre du jour, il n’y a pas de financement, pas de projet, pas de vision. On n’a pas compris qu’une partie importante de la transition écologique et socio-économique se joue là et qu’il existe des marges de manœuvre dans ces territoires.
Presque tout le monde vient de ce monde-là. Ce n’est pas une autre planète. On préfère les traiter comme s’ils étaient différents. D’un point de vue intellectuel, ce n’est pas honnête. La métropole horizontale a été une hypothèse proposée dans le cadre de la démarche « Bruxelles 2040 ». La force de la métropolisation de Bruxelles est récente, elle suit des décennies de crise totale. Grâce à l’Europe et aux financements qui lui sont liés, de nouvelles populations sont arrivées, Bruxelles est redevenue attractive ; elle commence même à exclure, beaucoup moins que d’autres villes européennes néanmoins, ceux qui arrivent trouvent assez facilement à se loger.
Mais le rapport entre Bruxelles et son territoire reste difficile, puisqu’elle n’a pas le pouvoir de s’imposer sur les régions autour. Les petits villages flamands situés à côté ne veulent rien savoir de l’expansion, ils veulent rester ruraux. Bruxelles est « prisonnière » à l’intérieur des Flandres, alors qu’elle devient une métropole très attractive, ce qui génère des tensions inévitables. Son aire métropolitaine est la plus proche d’une métropole horizontale, qui accepte son caractère diffus et de ne pas être au centre de tout. Marcel Smets a parlé de « banlieue radieuse » à propos de la modernisation de la Belgique, comme d’un modèle différent, qui assume la dispersion du travail et de l’habitat.
C’est devenu un sujet de recherche. Au cours des dernières années, lorsque j’ai enseigné aux États-Unis, à Harvard, puis à l’université de Virginie, ensuite à Venise et à Lausanne, j’ai fait travailler les étudiants sur cette idée, à une petite échelle (3 km sur 3). Ce travail a donné lieu à une exposition, organisée avec Martina Barcelloni Corte et Chiara Cavalieri, et à une série de livres (le deuxième vient de sortir : Horizontal Metropolis: a Radical Project).
Il est indispensable de faire émerger
ces savoirs, localisés, situés,
ces réflexions sur la ville territoire
en Europe et ailleurs
Il éclaircit certains aspects du concept à partir d’explorations de projet. Nous l’avons conçu avec un atlas, des vidéos des lieux et des interviews d’habitants et de grands témoins. Après avoir montré l’exposition à Lausanne, à la Biennale de Venise et aux Beaux-Arts de Bruxelles, nous l’avons emmenée à la récente biennale d’architecture et d’urbanisme de Shenzhen (décembre 2019) et de là elle devrait partir sur Hong Kong. C’est une manière de tester et d’élargir la recherche dans différents contextes, avec des workshops internationaux et de nouvelles maquettes, d’autres atlas, comme à Bruxelles. Nous voulons faire la même chose à Hong Kong, où la question de la métropole horizontale est très politique.
En 2018 est sorti le premier livre de cette trilogie (The Horizontal Metropolis. Between Urbanism and Urbanization), qui reprenait une conférence organisée en 2015, dont les conclusions avaient été tirées par Thomas Sieverts, vingt ans après la publication de son livre, Zwischenstadt. Dans quelques mois sortira le troisième, une anthologie de textes qui mettra en évidence une tradition de recherche non encore officielle.
À partir de l’idée de Jean-Jacques Rousseau d’une Suisse conçue comme une grande ville, on arrive aux années 1990, quand Indovina, Secchi, Smets, Sieverts et d’autres ajoutent leurs lectures. Ce livre parle de la généalogie de cette vision de l’espace habité, qui intègre l’agriculture et le système naturel, de la multifonctionnalité des lieux, des espaces, des sols.
Dans le train pour venir à Paris, j’ai relu le magnifique texte introductif à Il faut défendre la société, de Michel Foucault. Il parle de l’importance de faire émerger des « savoirs assujettis », d’un côté, le savoir de l’érudition qui va en profondeur, de l’autre, les savoirs « disqualifiés par la hiérarchie des connaissances » pour organiser la critique des discours dominants. Il est indispensable de faire émerger ces savoirs, localisés, situés, ces réflexions sur la ville territoire en Europe et ailleurs.
Quand Sieverts parle de la Ruhr, Indovina et Secchi de la Vénétie, McGee de l’Asie, ce ne sont pas des concepts généraux, même si chacun ouvre à une généralisation, mais la conceptualisation de conditions concrètes. En mettant ces contributions ensemble, nous faisons émerger une pensée articulée et riche autour de questions cruciales sur la ville d’aujourd’hui, et donc celle du futur.
Ces recherches ont construit une façon originale d’affronter la question urbaine et territoriale. Je ne sais pas si ce sera la conclusion de ma réflexion sur la ville diffuse, mais elle suffira quelque temps…
Pouvez-vous parler des projets que vous menez en France ?
Le projet urbain à la française a beaucoup de qualités. Bon ou mauvais, il a transformé les villes, il a affronté des questions comme celles des sites pollués, il s’est préoccupé du changement économique. Mais il ne suffit pas à traiter le thème de la ville.
Dans le cas de Rennes, nous avons essayé de réagir au conformisme de la ZAC, à l’effet catalogue de son architecture ; je ne sais pas si nous avons résolu la question, mais nous avons essayé d’éviter de répliquer des modèles. Parce que quelqu’un a dit un jour que la ville du XVIIIe siècle était le sommet de la civilisation, il faudrait répliquer ce modèle. La ville est faite de bien d’autres choses.
La ZAC de La Courrouze n’est pas comme les autres. Le lieu devait nous dire comment mener le projet. Nous avons profité de la richesse de la végétation, notamment de très beaux arbres. D’un côté, il y avait un patrimoine à sauvegarder ; de l’autre, des zones totalement bétonnées. Il fallait construire de nouveaux sols, des lieux habitables.
Ce projet a été un point de passage vers un « urbanisme du sol vivant ». Dans les années 1930, en Suède et aux Pays-Bas, des expériences similaires ont été menées d’invention d’une nouvelle nature. Ces références nous ont donné le courage d’aller dans cette direction. Depuis l’IBA de Berlin, à la fin des années 1980, la ville est imaginée faite d’un maillage de blocs et d’îlots. Nous voulions faire autrement.
Le projet de La Courrouze est construit autour et avec l’espace ouvert, en utilisant la gestion de l’eau comme un dispositif pour dessiner ces espaces. On a reconstruit une nouvelle nature bretonne, pauvre en sols fertiles, un paysage de rochers, quelques arbres, beaucoup d’ajoncs. Dans d’autres parties, des sols fertiles ont généré un autre paysage. On habite la forêt, les jardins, l’espace public structure.
Ce quartier n’en est pas un, il fait partie du centre-ville, on va à pied à la gare, on n’est pas dans la campagne, ce n’est pas un quartier autonome, c’est une partie de ville. Depuis dix-sept ans, ce projet est une école, une expérience, un morceau de vie partagé avec nos coéquipiers, Charles Dard, Pierre Bazin, Amco et Territoires qui accompagnent Rennes Métropole. Nous avons encore quelques années devant nous.
J’espère que ce projet démontrera qu’une pensée différente est possible. Son slogan était « Vivre en ville, habiter et travailler dans un parc » ; le parc, on commence à le voir, des habitants l’habitent, les premiers commerces s’installent, le métro arrivera cette année. La ville se met en place plus lentement que les arbres qui étaient déjà là. Maintenant, « vivre en ville » et « habiter et travailler dans un parc » doivent construire un morceau de ville intéressant.
« Montpellier 2040 », ce projet mettait l’accent sur le recyclage urbain et la valorisation de l’énergie grise comme stratégie étendue à toute la ville : la ville comme ressource renouvelable. Ce travail a été mené avec beaucoup de participation citoyenne, nous avons travaillé avec la Ville dans des espaces mis à disposition. La volonté existait de sortir de l’urbanisme des ZAC. Montpellier a construit son prestige sur ce type d’interventions. Notre vision proposait de s’occuper du reste. Qu’est-ce que Montpellier ? Une grande périphérie qui nécessite un nouveau regard.
Nous avons voulu élargir le projet à l’aire métropolitaine, mais la municipalité avait d’autres préoccupations. C’est l’année (2013), où j’ai reçu le Grand Prix de l’urbanisme. Le changement politique a fait que le projet a été abandonné. Brest, enfin, pose la question d’une ville dont la position géographique en fait un objet unique. Elle veut faire de sa situation incroyable un atout, en repensant, entre autres, quelques sites de la Marine militaire. Or celle-ci prend son temps, les militaires ont accepté de rétrocéder une partie de la base, mais sans fixer de date.
Lire aussi : « Brest un plan guide pour le cœur de la métropole »
La réappropriation de l’aber de la Penfeld et sa mise au centre du cœur de la métropole permettront de regarder différemment les deux berges, celle de la ville reconstruite et des quartiers anciens comme les faubourgs Saint-Martin et celle de Recouvrance, l’ancienne partie bretonne et la plus pauvre.
La ville est déjà là, elle se rapproche de la Penfeld, elle se regarde, cela donne des idées sur les espaces tout au long, une magnifique corniche potentielle encore non valorisée, et en profondeur, à l’intérieur des tissus urbains.
Nous avons expliqué à la Métropole le risque de se concentrer sur un site déconnecté, difficile d’accès, au pied d’une falaise instable et le thème s’est élargi. Le « cœur de métropole » et le plan-guide pourraient être un laboratoire de la transition, qui n’intéresse pas seulement une rue, quelques bâtiments, ce qu’on ajoute ; son projet est transversal, ce qui oblige à réorganiser les équipes de projet, les services, les politiques.
Dans notre première année, nous avons réalisé le plan-guide, qui a été un beau moment avec les Brestois, et nous avons construit un dialogue à partir duquel il faudra imaginer ce laboratoire. On est au début. Tout le monde parle du risque du changement climatique, de transition, de la nécessité de s’adapter. Mais il faut des politiques concrètes.
Tout doit changer, mais un projet urbain reste un projet ponctuel. On doit arriver à mobiliser tous les secteurs de la construction de la ville. On a besoin de projets pilotes, de prototypes, pas pour résoudre le problème mais pour tester, parce qu’on ne sait pas exactement comment faire. Toutes les ressources doivent être orientées dans ce sens.
Cela implique de parler de la qualité de l’habitat avec celle des sols, des mobilités et de mixité… Ces thèmes sont connus. D’un point de vue scientifique, beaucoup a été dit sur les stratégies d’atténuation et d’adaptation. Ce qui manque, même pour les scientifiques, c’est l’expérimentation dans l’espace urbain, qui révèle les synergies ou les résistances, qui nous amène à travailler différemment.
Nous venons de terminer une étude prospective pour le Grand Genève, une initiative lancée par la Fondation Braillard dirigée par Panos Mantziaras. Le modèle a été celui de la consultation du Grand Paris, avec sept équipes sélectionnées. J’y ai participé avec Habitat, un nouveau centre de recherches interdisciplinaire sur l’urbain, fondé avec des collègues de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
L’envie et la nécessité existent de construire quelque chose
qui se confronte avec la gravité du réel
Un centre universitaire ne peut pas être absent d’une réflexion sur le futur, c’est l’occasion pour mettre l’espace et son projet au centre du travail interdisciplinaire. Genève est un cas extrême, une ville sans territoire. Il existe même des zones agricoles en France appartenant à la Ville ou au Canton. On dit que le territoire autour de Genève serait dépendant d’elle ; je pense le contraire. Sans ce territoire, Genève ne pourrait pas résoudre ses problèmes de logement, de services, de mobilité, de congestion, d’agriculture. Le projet s’intitule « Du sol et du travail : la transition, un nouveau projet biopolitique ».
Je termine un livre sur ce sujet qui s’interroge sur un nouveau projet spatial et social en cours de construction. Dans son dernier article, Bernardo, en reprenant Foucault, a parlé de l’urbanisme moderne comme faisant partie d’un plus vaste projet biopolitique. On a critiqué le projet moderne, et avec lui beaucoup de choses importantes comme l’ambition qu’il avait d’offrir un bien-être généralisé, de dessiner un espace d’émancipation.
Beaucoup des transformations récentes ne sont plus réalisées avec cet objectif, ni celui de la sécurité des populations. Cela a du sens de parler d’un nouveau projet biopolitique. On ne peut pas se contenter de critiquer le vieux projet moderne, ou le projet biopolitique néolibéral contemporain de façon abstraite et académique.
Nous arrivons à un moment très important pour l’urbanisme, où l’envie et la nécessité existent de construire quelque chose qui se confronte avec la gravité du réel. La transition est un projet biopolitique. Arrivera-t-on à être influents, à convaincre et à avoir des occasions d’expérimentation ? Le mieux serait de faire de ce projet un objet de construction concret, explicite et public.
Quelles sont vos villes préférées ?
Pour moi, la ville est un territoire. Pas au sens politique du terme (comme en anglais), ni dans le sens de l’homogénéité d’une région. Territoire est un mot plus ouvert et d’une sémantique complexe. J’aime, par exemple, les territoires des villes. À Florence, j’étais amoureuse des collines plus que de Florence. Sans elles, la ville serait moins intéressante. À Rome, j’aime la relation entre les monuments, l’architecture et les paysages qui l’irriguent.
Dans la ville où j’habite, Milan, ce n’est pas si évident. C’est une belle ville. Mais quand je sors, je suis un des navigli, les grands canaux, et je me retrouve dans le grand parc agricole, au sud de la ville. C’est pour cela que Brest me fascine, c’est une ville-paysage, on ne peut la détacher de la rade ni des vallons, les plans inclinés qui descendent vers la Penfeld – des moments extraordinaires à l’intérieur d’une ville bâtie.
Boston, qui n’est pas particulièrement belle, est pourtant magnifique par sa relation avec le fleuve et les forêts. Sans le système de parcs d’Olmsted, Boston serait une ville morne. À Lausanne, le Léman est l’espace que je fréquente le plus. La lagune de Venise est une « métaphore planétaire », comme le disait Piero Bevilacqua. Je suis heureuse d’habiter dans des villes qui possèdent des grands éléments de géographie en leur sein.
Mais le territoire n’est pas la grande échelle, il touche à notre relation au monde, sensible et corporelle, chaque détail est utile à le définir. Le territoire est aussi une archive d’images, qui peuvent avoir plus de force que la réalité elle-même. Un projet, c’est, pour moi, la mise en relation de tous ses différents territoires.
Antoine Loubière et Jean-Michel Mestres
Photos : Paola Viganò © Fabrizio Stipari
ZAC de La Courrouze, Rennes et Saint-Jacques-de-la-Lande, 2003- Maîtrise d’ouvrage : Rennes Métropole-SEM Territoires & Développement.
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