Jean-Marc Offner, directeur général de l’a’urba
Le directeur général de l’Agence d’urbanisme Bordeaux-Aquitaine, après une formation d’ingénieur-urbaniste et Sciences-Po et un long parcours dans la recherche urbaine, garde ses réflexes de chercheur et sa passion des revues.
Où êtes-vous né ?
Je ne fais pas partie des gens qui sont fiers d’être nés quelque part, cela cause trop de ravages sur la planète, Georges Brassens l’a fort bien formulé. Je suis né à Paris, surtout j’ai vécu à Paris mes vingt premières années et c’est extrêmement marquant pour… un petit Parisien des années 1950 et 1960. J’ai habité dans une rue « chic », la rue du Bac dans le 7e arrondissement, par le hasard des attributions de logements d’une société coopérative HLM fondée par des enseignants après-guerre.
Mon père était prof de lettres, ma mère, de sciences physiques, et je me trouvais entouré des enseignants de l’immeuble. Y habitait, par exemple, Laurent Michard, du célèbre manuel de littérature Lagarde et Michard ! Dans mes souvenirs d’enfance, il y en a un dont je parle volontiers parce que je trouve que c’est une façon très intéressante d’appréhender la ville, les bus à plateformes ouvertes. Et j’allais au collège du secteur, à Montaigne, près du Luxembourg, avec le 83. J’adorais être dans cette espèce de scène ouverte sur la ville.
Après Montaigne, j’arrive au lycée Louis-le-Grand, en seconde, à l’automne 1967. Donc je vis Mai 68 à Louis-le-Grand, au Quartier latin, à 14 ans. Avec tout ce qu’on peut imaginer d’assemblées générales refondant l’enseignement et le monde, avec beaucoup de temps passé à l’Odéon à écouter les intellectuels discuter entre eux. J’étais, comment dire… un spectateur engagé plus qu’un acteur direct. J’ai d’ailleurs pris beaucoup de photos !
Et vous rencontrez l’urbanisme en la personne du philosophe Henri Lefebvre.
Effectivement, c’est plus qu’une anecdote. C’était un petit peu avant Mai 68, Henri Lefebvre vient faire une conférence à Louis-le-Grand, j’y vais. Il parle peu ou prou de la révolution urbaine. Et c’est lui le premier qui met des mots sur ma perception impressionniste que la condition urbaine est quelque chose de spécifique, que la ville est un objet que l’on peut conceptualiser. Il est donc loisible d’expliquer pourquoi on se sent bien ou pas bien dans une ville. Et il devient envisageable de participer à la fabrication de la ville.
Mais comment passez-vous de la révolution urbaine à l’urbanisme ?
Par un étonnant, et long, parcours. Le proviseur de Louis-le-Grand était un grand promoteur des bourses de la Fondation Zellidja : il fallait proposer un thème de voyage d’études et on recevait un petit pécule pour partir explorer le monde et écrire un rapport. Nous sommes alors dans la grande période de l’aménagement du territoire à la française. L’État a décidé de faire s’arrêter en France les vacanciers du nord de l’Europe tentés par l’Espagne, en transformant le littoral Languedoc-Roussillon, plutôt désertique, rempli de moustiques, mais riche de belles plages sur une superbe côte méditerranéenne.
Je me saisis de cette actualité pour proposer un sujet, que je vais intituler : Le littoral Languedoc-Roussillon, nouvel urbanisme, nouvelle politique des loisirs. Et ce titre reflète cette volonté d’articuler une politique publique et une manière d’organiser autrement l’espace, à travers ces six ou sept nouvelles stations touristiques qui vont voir le jour pour la plupart ex nihilo, sorties des sables, façon Le Barcarès ou La Grande-Motte. Mon projet est accepté et, ce qui paraît incroyable a posteriori, tout le monde répond à mes demandes d’entretien !
« L’été 1970 [sur la côte Languedoc-Roussillon], écriture d’un long rapport illustré par mes propres photos, des articles de presse, des cartes et des schémas… »
À 17 ans, je suis ainsi reçu par Pierre Racine, alors directeur de l’ENA et président de la mission interministérielle d’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon. Je rencontre les ingénieurs de la DDE, les directeurs de sociétés d’économie mixte, les architectes, les élus locaux… Après ce voyage de plusieurs semaines à l’été 1970, souvenirs inoubliables d’un parcours à Solex et en auberges de jeunesse, je passe beaucoup de temps à l’écriture d’un long rapport illustré par mes propres photos, des articles de presse, des cartes et des schémas.
J’ai ainsi appréhendé, dans cet espace-temps resserré, une certaine vision de l’urbanisme, à la fois dans sa dimension multidisciplinaire, les architectes, les ingénieurs, les environnementalistes, déjà, les responsables politiques, bien sûr, et dans une perception qu’on appellerait aujourd’hui multiscalaire. Et à partir de ce moment-là, d’ailleurs, je marque dans mes fiches d’orientation que je veux devenir ingénieur-urbaniste !
Vous appartenez à une génération très marquée par Mai 68, y compris à Louis-le-Grand, haut lieu de la contestation, et vous faites un choix réformiste ?
J’avais un côté bon élève, un peu distancié des engagements politiques radicaux de l’époque. Il y a aussi le fait qu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970, la question urbaine devient un enjeu social et politique. D’une certaine manière, ma transgression était là… sans aller jusqu’à choisir une autre voie qu’une école d’ingénieurs !
C’était le temps de « changer la ville pour changer la vie ».
Par exemple, des études d’architecture, je n’y ai jamais pensé. Et Sciences-Po non plus, qui était pourtant à quelques minutes de là où j’habitais. Mais j’avais bien vu et compris cette effervescence autour de l’urbanisme. J’avais repéré deux écoles : l’École des Ponts et Centrale Lille, qui avaient de vraies options urbanisme, pas juste du génie civil un peu humanisé. Et à Centrale Lille, justement après 68, il y a une convergence d’ambitions entre des élèves ingénieurs gauchisants et les grandes têtes socialistes de la région Nord-Pas-de-Calais, pour créer une option urbanisme avec une forte composante de sciences sociales.
Et j’ai même eu droit à Michel Delebarre comme prof de géographie urbaine ! C’était le temps de « changer la ville pour changer la vie ».
Revenons sur cette effervescence de la fin des années 1960 et du début des années 1970.
C’est l’époque de la loi d’orientation foncière (LOF). Des agences d’urbanisme sont mises en place.
Tout un milieu professionnel se développe, avec ceux qu’on appelait d’ailleurs les « contractuels 68 » qui vont essaimer au sein du ministère de l’Équipement. Des revues se créent, et en particulier une qui va beaucoup compter pour moi, la revue Metropolis, dont le n° 1 sort en 1973. J’arrive à y faire le stage ouvrier de ma première année d’école d’ingénieurs. J’avais repéré quelques revues, comme Le Sauvage, édité par Le Nouvel Observateur, très influencé par les Amis de la Terre. Brice Lalonde y écrivait… J’y ai fait un petit tour, mais je suis resté beaucoup plus longtemps à Metropolis.
Que représentait Metropolis par rapport à la revue Urbanisme, créée en 1932.
Metropolis s’était créée contre Urbanisme, qui à l’époque était une revue d’architectes traditionnels, très proches du ministère de la Construction, héritier du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Marc Emery (1934–2014), ancien rédacteur en chef d’Architecture d’aujourd’hui, avait créé Metropolis – Francis Cuillier (1944–2013) y jouait un rôle majeur – pour fédérer ce nouveau milieu des urbanistes, qui portait l’idée que l’urbanisme n’était pas de l’architecture en plus grand, que c’était de l’économie, de l’écologie, de la sociologie, des réseaux… et du planning au sens américain du terme, c’est-à-dire de la planification mais aussi de la concertation, de la controverse…
Ce qu’exprimait la formule de l’advocacy planning. Metropolis va être très importante pour ce milieu ; ainsi que pour moi. Après mon stage, je vais y écrire des dizaines de notes de lecture qui me permettront de m’acculturer de façon très efficace à cet urbanisme qui se développe après la LOF. Les numéros de Metropolis vont explorer, avec un sens étonnant de l’anticipation, des thèmes comme l’écologie urbaine, les enjeux territoriaux des télécommunications, la cartographie satellitaire, la mobilité, dans la continuité de ce que j’avais pressenti sur mon littoral Languedoc-Roussillon.
Après Centrale Lille, vous revenez à Paris…
J’étais devenu ingénieur-urbaniste, mais je n’avais pas trop envie d’être un « vrai » ingénieur. Il fallait que je poursuive mon ouverture aux sciences sociales.
Sciences-Po, à l’époque, se faisait en trois ans, mais avec un diplôme d’ingénieur, on rentrait en deuxième année. Et, en deux ans, on faisait quasiment l’équivalent d’une licence de sociologie, de sciences politiques et d’économie… Ce seront deux années de grand bonheur intellectuel.
Deux profs m’ont marqué : Pierre Birnbaum, qui assurait un cours éblouissant sur le pouvoir local. Et puis Jean-Pierre Portefait, l’un des créateurs du Béru, bureau d’études pionnier qui a beaucoup alimenté la réflexion du ministère de l’Équipement sur la LOF, qui a inspiré le rapport Mayoux de 1979 sur l’habitat périurbain. En même temps que Sciences-Po, j’ai fait un DEA en sciences de l’information, avec un mémoire sur le vocabulaire de l’urbanisme – qui m’avait valu une lettre de Pierre Bourdieu – avant de commencer à chercher du travail.
Mon idéal était de devenir chargé d’études à l’Apur. En plus, j’avais repéré qu’ils avaient la plus belle vue de Paris, boulevard Morland ! Je m’y voyais bien. Je m’étais abonné à des tas de revues, dont celle de l’Apur, Paris Projet, que je lisais avec passion. Et puis, fin 1977, revenu d’un voyage mouvementé dans les ksours du M’zab, au Sahara algérien, haut lieu de pèlerinage de nombreux architectes, je tombe sur une petite annonce dans Le Monde : « Institut de recherche des transports (IRT) cherche ingénieur intéressé par les sciences sociales ». J’y réponds et suis embauché. L’IRT, à l’époque, était un organisme sous tutelle du ministère de l’Équipement, basé à Arcueil.
C’est à l’IRT que vous devenez un chercheur ?
J’arrive à la division Transports urbains et, d’une certaine manière, oui, j’y apprends mon métier de chercheur dans un environnement à la fois bienveillant et compétent, avec en particulier deux chercheurs : Jean-Pierre Orfeuil, qui est devenu un grand ami et un compagnon de route fidèle en affaires de mobilité urbaine, et Alain Tarrius, avec lequel j’ai beaucoup pratiqué les méthodes sociologiques. Il est connu aujourd’hui pour ses travaux pionniers sur les migrants, « les fourmis d’Europe », sur la mondialisation par le bas…
J’y ai aussi compris l’évidence de l’importance de la mobilité dans les questions urbaines et territoriales. Et j’étais connecté au milieu intellectuel du programme « Crise de l’urbain, futur de la ville » de la RATP. Avec des séminaires inoubliables à Cerisy, où tout le gratin des sciences sociales intéressé par l’urbain, géographes, historiens, sociologues, se retrouvait sous la férule d’Édith Heurgon.
Vous devenez un spécialiste des transports urbains. Vous écrivez même un livre avec Christian Lefèvre. Comment revenez-vous à l’urbanisme ?
À la fin des années 1980, Gabriel Dupuy, professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris (IUP) basé à Créteil, me repère et me propose de faire un cours que j’intitule pompeusement « Théorie et pratique de l’interaction transport/urbanisme ». Au même moment, toute une effervescence parcourt le CNRS autour des questions urbaines, avec ce qui deviendra la section « Espaces, territoires, société ».
Et en 1992, c’est au CNU (Conseil national des universités) que se crée une nouvelle section « Aménagement de l’espace et urbanisme », qui va émanciper l’urbanisme des disciplines traditionnelles comme la géographie ou la sociologie. Il devient possible de faire des thèses en urbanisme et d’être un chercheur CNRS dans ce domaine, déclaré officiellement interdisciplinaire.
C’est dans ce contexte que se crée, en 1985, le Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts). Son créateur et premier directeur est Pierre Veltz, alors responsable de la recherche à l’École des Ponts avec, à ses côtés, Gabriel Dupuy, sur les aspects urbanisme et réseaux, et Henri Coing, sociologue connu pour ses travaux sur la rénovation urbaine du 13e arrondissement à Paris.
Gabriel Dupuy me propose de rejoindre le Latts, qui était un laboratoire très stimulant avec des gens étonnants, en particulier ceux que j’appelle les ingénieurs défroqués, dont Pierre Veltz, mais aussi Antoine Picon, ingénieur des Ponts, historien, des ingénieurs des travaux publics de l’État qui se transformaient en politistes ou en sociologues, et puis les universitaires et les chercheurs CNRS, dont Michel Marié qui va m’ouvrir les portes de la revue Espaces et sociétés.
On retrouve le monde des revues que vous n’avez jamais lâché.
Oui, j’arrive au comité de rédaction d’Espaces et sociétés, à un moment où la revue essaye de se renouveler, Raymond Ledrut (1919–1987), pionnier de la sociologie urbaine (à Toulouse) va passer la main à Jean Remy, sociologue belge. C’est là où j’ai actualisé mes connaissances, dans des comités de rédaction où s’empoignait une bonne partie de la sociologie urbaine francophone. C’est là où je fais la connaissance d’Alain Bourdin, qui me mobilisera plus tard dans l’aventure POPSU ; de Michel Bassand, autre pionnier des questions métropolitaines, avec lequel je coordonnerai un numéro sur les mobilités. Je continuerai ensuite à collaborer avec lui et avec Vincent Kaufmann, tous deux enseignants à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
Comment faites-vous la connaissance de François Ascher ?
Dès les années 1980, mais surtout quand je deviens en 1996 directeur du département Aménagement, transport, environnement de l’École des Ponts et qu’il est directeur de l’Institut français d’urbanisme. Ces organismes sont regroupés à Marne-la-Vallée, à la Cité Descartes. C’est à ce moment-là que nous créons ensemble des DEA, dont l’un s’intitule « Mutations urbaines et gouvernance territoriale ».
Avec François, on passait beaucoup de temps à faire de l’ingénierie pédagogique. J’avais cette fonction aux Ponts de chef de département. J’étais ainsi amené à recruter les enseignants. C’est comme ça que j’échange avec Christian Devillers, avec David Mangin.
Sur quels thèmes avez-vous travaillé au Latts ?
Je vais avoir une activité standard de chercheur avec un paquet transport/mobilité que je ne renie pas, un deuxième sur la gouvernance urbaine et un troisième sur les réseaux (à la fois les macrosystèmes techniques, la notion de réseau, la dérégulation des services universels…).
Alors, ma deuxième coquetterie intellectuelle – après mon titre de lauréat de Sciences-Po –, c’est d’être probablement le seul chercheur français à avoir écrit dans les deux revues de référence de disciplines assez autonomes : dans L’Espace géographique, où j’ai publié mon article désormais bien connu sur « Les effets structurants du transport : mythe politique, mystification scientifique » et puis dans La Revue française de science politique, un papier sur les territoires de l’action publique locale.
Vous évoquez deux revues académiques. Où en étiez-vous de vos relations avec Metropolis ?
J’ai continué assez longtemps mon compagnonnage avec Metropolis, jusqu’à m’occuper des derniers numéros, en 2002, après plus d’une centaine de numéros. Il s’agissait de valoriser les travaux du programme de recherche sur les transports Predit. D’ailleurs, cela reste une de mes obsessions que de valoriser la recherche urbaine, de développer des circuits courts entre démarche scientifique et action publique.
Comment êtes-vous arrivé au comité de rédaction d’Urbanisme en 1995 ?
Par l’intermédiaire de Bernard Écrement, qui était le gérant de la revue, nommé par la Caisse des Dépôts. Je le connaissais de Metropolis, où il avait fait partie du noyau dur des premières années, venant de ce même milieu d’urbanistes, puisque Bernard a été le premier directeur de la première agence d’urbanisme à Rouen. Donc j’arrive avec lui à Urbanisme, où je fais la connaissance de Thierry Paquot, que Bernard Écrement a choisi comme éditeur-rédacteur en chef.
Est-ce qu’on peut dire qu’Urbanisme prend alors le relais de Metropolis, d’une certaine façon ?
Oui, on peut le formuler ainsi. Mais Metropolis était une revue surtout à destination des techniciens, des professionnels, même si elle pouvait être lue par d’autres, en particulier par les élus. Le côté culture urbaine que Thierry Paquot a apporté à Urbanisme n’a jamais été présent en tant que tel dans Metropolis. En revanche, l’idée d’un monde de l’urbanisme dépassant celui de l’architecture, le côté très international, la place dévolue aux sciences sociales, la participation de chercheurs, ces ingrédients permettent bien une sorte de passage de relais de Metropolis à Urbanisme.
Quelle place a pris alors Urbanisme dans votre paysage professionnel et intellectuel ?
Avec Thierry Paquot, puis avec son successeur, Antoine Loubière, la revue Urbanisme devient pour moi un vecteur important d’écriture. J’ai accéléré mon rythme de production d’articles dans la revue, puisque ça correspond bien à la fois au format et au public, pour faire passer quelques idées sur les questions de mobilité, de planification, de métropolisation, de dispositifs d’actions publiques, etc. Et j’y fais de belles rencontres, avec Ariella Masboungi, avec Olivier Mongin.
Est-ce que le fait de participer à Metropolis et à Urbanisme a contribué à vous préparer à prendre la direction d’une agence d’urbanisme ?
En partie. J’avais abandonné mon rêve adolescent d’être chargé d’études à l’Apur au profit du monde de la recherche, mais sans académisme exagéré et en contact avec l’action publique. Les questions urbaines et le monde de l’urbanisme continuaient à m’intéresser et c’est vrai que Metropolis et Urbanisme m’ancraient là-dedans. L’enseignement à l’École des Ponts aussi, avec les profs autour et, à la fin de ma période au Latts, ma participation à la consultation internationale du Grand Paris, initiée par Sarkozy. J’interviens dans cette grande aventure, aussi étonnante que passionnante, via l’équipe Descartes, avec Yves Lion, David Mangin et François Leclercq.
Il y a aussi l’Institut de la ville en mouvement créé par François Ascher, avec Mireille Apel-Muller, venue du concours Europan.
Il faut saluer à juste titre l’inventivité de ce dispositif, une sorte de bricolage brillant pour combiner les démarches : science, art, culture, expérimentation… Je cite souvent le Festival international des taxis à Lisbonne, en 2007. Déjà, l’idée que les taxis étaient un vrai sujet et qu’on pouvait en faire un thème de colloque académique mais aussi une fête populaire, avec le taxi le mieux décoré de Lisbonne, un concours de courts-métrages… C’était à la fois joyeux – François disait souvent qu’il fallait s’amuser – et subtil en termes de production de connaissances multiples. Avec l’IVM, en compagnie de Bernard Reichen et Alfred Peter, j’ai aussi parcouru la Chine de long en large, pour des expertises un peu décalées dans plusieurs grandes villes, en particulier à Chongqing, plus grande commune du monde, près du barrage des Trois-Gorges.
Quelle est votre conception du rôle de l’architecture et des architectes ?
Fondamentalement, je crois qu’il faut faire en sorte que les acteurs de la ville, ceux qui interviennent sur les territoires, arrivent à intégrer le fait qu’ils s’occupent d’objets très spécifiques, tout simplement parce qu’ils possèdent une dimension spatiale, et que cette spatialité devrait être structurante de la manière de penser l’action publique locale. Des distances, des échelles, des périmètres… Et, symétriquement, il faut faire comprendre aux spatialistes, aux concepteurs, que leurs objets à eux s’inscrivent dans des processus de décision ayant à voir avec la chose publique, avec des intérêts collectifs, avec des systèmes d’acteurs. Je trouve que c’est un vrai sujet compliqué.
Et c’est ce qui m’intéresse dans l’École urbaine de Sciences-Po, créée il y a maintenant cinq ans avec Patrick Le Galès, parce qu’il est important de former de futurs professionnels qui arrivent à articuler cette double dimension. D’où le titre de mon enseignement : « Action publique et raisons spatiales, la décision à l’épreuve du territoire ». D’où aussi ma définition de l’urbanisme comme ajustement, régulation des distances, ce qui autorise à diversifier fortement la boîte à outils de l’urbaniste.
Vue aérienne en 2017 du secteur des bassins à flot et du hangar G2 (au fond et à droite) où siège l’agence © a’urba
Et comment devenez-vous directeur de l’a’urba, l’Agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine ?
Par l’intermédiaire de la deuxième petite annonce à laquelle j’ai répondu dans ma vie, toujours dans Le Monde, « agence d’urbanisme recherche son directeur général ». Il s’agissait de l’a’urba, Francis Cuillier partait à la retraite. La procédure de sélection sera longue, avec un dispositif très ouvert, j’insiste là-dessus parce qu’il me semble que c’est contredire l’esprit des agences d’urbanisme que d’avoir des recrutements trop fermés.
Ce sont des organisations subtiles et agiles, mais leur inventivité et leur efficacité sont à l’aune de leur fragilité. Et si le directeur n’est pas assuré de sa légitimité, intellectuellement et politiquement, sa mission devient impossible. Pour porter les partenariats multiples, pour défendre des sujets orphelins, pour dialoguer directement avec les élus, pour oser l’impertinence.
Et vous cochiez toutes les cases, côté légitimité et compétences.
En tout cas en compétences type agence. Et à la surprise générale et à ma propre surprise, in fine, deux candidats restent en lice : un directeur d’agence, architecte, qui a fait sa carrière dans les agences d’urbanisme, et puis moi, qui apparais comme l’outsider.
Alain Juppé, alors maire de Bordeaux, et Vincent Feltesse, président (socialiste) de la Communauté urbaine et président de l’agence d’urbanisme, ont la bonne idée d’être d’accord pour me choisir, parce qu’ils voulaient donner un nouveau souffle à l’agence. Francis Cuillier avait très brillamment développé l’agence d’urbanisme : il arrive en 1995 recruté par Jacques Chaban-Delmas. Dès son élection, Alain Juppé le mobilise pour son projet urbain. Francis fait grandir l’agence, la re-légitime très fortement, parachève ce parcours avec le Grand Prix de l’urbanisme.
C’était une époque où les services de la Communauté urbaine étaient relativement peu développés, où Juppé avait besoin d’une expertise pour accompagner son projet. Puis à Bordeaux comme ailleurs ensuite, les services des collectivités se sont renforcés. Il fallait trouver une autre manière, surtout pour les agences les plus anciennes, d’insuffler un second ou un troisième élan. Être dans la stratégie, dans la prospective, dans l’innovation, sans cesser de produire de l’information territoriale, de jouer les médiateurs, d’étendre les champs d’intervention et de faire le job des PLU et des SCoT.
Mais c’était un pari pour vous aussi à la fois de manager une équipe d’agence et de s’installer à Bordeaux, où vous n’aviez jamais vécu.
Oui, c’était un pari. J’avais beaucoup vendu l’idée que lorsqu’on a dirigé un laboratoire avec des tutelles multiples, avec des chercheurs compliqués, individualistes, on pouvait tout diriger en termes de management. Quant à Bordeaux, j’y suis arrivé sur le tard de ma vie citadine.
J’ai sur la ville de Montaigne et de Montesquieu
un regard de professionnel plus que d’habitant
Le charme de la ville de pierre est prenant, le centre ancien et ses nombreux quartiers-paroisses, les quais, la Garonne et sa courbe (d’où la dénomination « port de la lune ») qui offre à cette petite grande ville qu’est Bordeaux un immense paysage. Une ville en soi monumentale, au sens où la ville elle-même est un monument, avec cette façade décor des quais sur le fleuve et l’omniprésence de la pierre. Et comme la ville est basse, le ciel est toujours visible, c’est une qualité urbaine rare dans nos cités européennes, même si au quotidien on n’y fait pas explicitement attention.
J’ai sur la ville de Montaigne et de Montesquieu un regard de professionnel plus que d’habitant. Et ce regard relève qu’en vingt ans, Bordeaux est passée d’une ville grise et peu animée, en tout cas dans sa vie urbaine, tournant le dos au fleuve, à une ville blanche ou blonde – la pierre de Bordeaux est blonde – grâce au ravalement des façades, à une ville très animée où l’espace public a été reconquis sur la voiture ; même s’il reste encore du travail en la matière. Bordeaux était historiquement une ville étudiante, mais la croissance des effectifs dans l’enseignement supérieur en fait une ville jeune. Il n’y a rien de mieux qu’un étudiant pour booster l’animation urbaine. Ensuite viendront le classement Unesco, les touristes.
L’ouverture sur la Garonne avec les quais réaménagés par Michel Corajoud est magnifiquement réussie. Moins photographié mais de plus en plus apprécié, le Parc aux Angéliques conçu par Michel Desvigne encourage le développement de la rive droite. Certes, ces aménagements se font plus tard que dans d’autres villes françaises ou étrangères. Mais le retard a permis une rupture beaucoup plus franche. Parce que l’astuce de Juppé est d’accepter un bazar monstrueux durant quelques années pour créer un vrai choc de transformation en faisant en même temps trois lignes de tramway – dont l’une dessert la rive droite des communes populaires, c’est très important dans la géopolitique locale –, les quais et la reconquête du centre ancien. Reste la pluie finalement, même si quelques Parisiens peuvent croire qu’il ne pleut pas à Bordeaux et qu’on est au bord de la mer !
L’ère Juppé s’est terminée de fait aux dernières élections municipales. Et maintenant que faut-il faire à Bordeaux ?
C’est effectivement une question pour la nouvelle municipalité, et pour l’équipe métropolitaine. Le sujet qui pour ma part m’intéresse est celui des marges de manœuvre de l’action publique. On voit ces grands projets à Bordeaux comme à Toulouse, à Strasbourg, à Nantes, qui ne sont pas achevés mais bien lancés. Euratlantique (grande opération d’intérêt national liée à l’arrivée de la LGV) se terminera… les opérations de la rive droite aussi, peut-être avec quelques évolutions.
Mais il faudra passer à autre chose. Et je pense qu’on a besoin d’une réflexion prospective qui accepte que l’on ne maîtrise pas tout, que le pouvoir local n’est pas tout-puissant, parce que souvent les choses se passent ou s’expliquent ailleurs : les taux d’intérêt pour l’immobilier, les stratégies de l’industrie automobile, les critères des choix résidentiels, les politiques européennes…
C’est en comprenant mieux les mécanismes de transformation que l’on se procure des espaces de liberté pour l’inventivité locale. Pour le coup, les agences d’urbanisme ont le rôle de mettre en avant ces marges de manœuvre, par exemple autour de l’idée, pas franchement dans l’air du temps, de métropolisation heureuse, hospitalière, en complémentarité avec les campagnes urbaines. C’est la perspective développée par le programme de recherche POPSU, de coopérations interterritoriales permettant d’élaborer les nécessaires transitions à la carte par des trajectoires métropolitaines diversifiées.
Une question importante qui se pose pour les métropoles, peut-être plus pour les anciennes communautés urbaines du reste, est de faire de la stratégie. La Communauté urbaine de Bordeaux a passé vingt ans à s’occuper, surtout, des réseaux d’assainissement et des bassins de rétention pour éviter les inondations, puis vingt ans à faire des lignes de tramway. Ce qui est très bien dans cette fameuse culture technique de l’intercommunalité de tuyaux, mais ne débouche pas naturellement sur des stratégies métropolitaines aptes à affronter les enjeux contemporains, écologiques, démographiques, économiques, numériques.
Les Cahiers de la métropole bordelaise, que j’ai créés peu après mon arrivée à l’agence, participent de cette nécessaire acculturation.
J’explique parfois qu’un des boulots de l’agence d’urbanisme, c’est d’aider Bordeaux, la métropole et la Gironde à penser leurs mutations, forcément liées, à savoir faire avec leur attractivité respective. C’est d’ailleurs pour ça que le dialogue métropole/département me semble tout à fait important, même s’il n’est institutionnellement pas dans les habitudes locales.
Métropole et densité ne sont pas vraiment dans l’air du temps.
On entend une petite musique malthusienne, elle a plusieurs explications. D’abord l’augmentation de la population habitante, qui casse en certains lieux un pacte implicite entre le résident et le maire autour des densités acceptables : je suis venu pour ma maison et mon jardin, vous n’allez pas me construire un vis-à-vis d’immeubles collectifs. Mais il y a une autre explication, la perception de saturation de l’espace public, due à une présence croissante des « passants » que sont les étudiants et les touristes.
Du point de vue de l’urbanisme opérationnel, des modes d’intervention sont à inventer, qui ne reproduisent pas le dispositif du grand projet, mais qui ne privilégient pas non plus la routine de l’urbanisation diffuse, plus ou moins finement encadrée par les documents d’urbanisme.
Des petits projets bien pensés ; en faisant de l’urbanisme et pas de l’immobilier, c’est-à-dire en pensant aux espaces publics, à la voirie, à la nature en ville, aux services ; en articulant le court terme au long terme, par une planification stratégique repensée dans ses méthodes… Et une planification qui sache, avec l’aide des trames paysagères et des réseaux de déplacement, penser et dessiner les grands territoires.
Alors, les villes préférées…
Je pourrais citer Bordeaux ! Mais je l’ai dit, j’ai un regard trop professionnel sur « la belle endormie » réveillée. Ni l’œil du touriste émerveillé, ni la vision de l’habitant chauvin. Alors, j’aime des villes dans lesquelles j’ai beaucoup été. Il faut des apprentissages, y séjourner plusieurs fois. En l’occurrence, j’ai été à plusieurs reprises en Chine et j’aime beaucoup Shanghai. Il y a deux très grandes villes qui me font vibrer, c’est Shanghai et Istanbul, toutes les deux sur des sites géographiques stupéfiants, avec les grands paysages de l’eau, Istanbul avec en plus le relief que Shanghai n’a pas ; et chacune à sa manière son cosmopolitisme.
La skyline de Shanghai. Photo : J.-M. Offner
À Shanghai, ce qui est extrêmement intéressant, c’est d’abord la multiplicité des tissus et des ambiances urbaines, on fait cinq cents mètres ou quelques dizaines de minutes en métro, et l’on passe des gratte-ciel de Pudong (la Jin Mao Tower reste mon préféré) aux quartiers de la Concession française avec ses platanes, et aux derniers vieux quartiers ou au ghetto juif. C’est époustouflant de diversité. L’urbain pur et dur : altérité et intensité d’usage de l’espace public.
Quand je parle sur les villes,
je parle toujours un peu de Venise
Et il y a une facilité de vie quotidienne très pensée, on peut recharger son téléphone portable partout, il y a des toilettes gratuites et propres dans toutes les stations de métro, la signalétique permet de se repérer facilement ! Je parlerais volontiers d’ergonomie du quotidien, qui fait comprendre que l’« humanité » d’une ville n’est pas affaire de taille.
Je n’oublie pas Paris, bien sûr. Et puis j’aime toutes les villes italiennes, et singulièrement Venise, forcément. Comme Italo Calvino l’écrit dans Les Villes invisibles : « Quand je parle sur les villes, je parle toujours un peu de Venise. »
Antoine Loubière, rédacteur en chef
Photo : Jean-Marc Offner © Marcella Barbieri