Le nouveau livre d’Ariella Masboungi chroniqué par Alain Bourdin, sociologue, directeur de la Revue internationale d’urbanisme et Christian de Portzamparc, architecte, Grand Prix de l’urbanisme et de l’architecture, Prix Pritzker.
Par Alain Bourdin, sociologue, directeur de la Revue internationale d’urbanisme
Effectivement, « il faut tout de même un certain culot pour intituler un ouvrage “la ville pas chiante” » et cela contraste avec la langue de bois habituelle. Pour autant, c’est un peu une maladresse, car si ce livre n’est ni un manuel ni un ouvrage de doctrine, il offre, bien au-delà de la seule question de l’ennui qu’évoque son titre, le panorama d’un ensemble de questions qui se posent à ceux qui font la ville aujourd’hui en Europe, et de pistes nouvelles que l’on explore.
Au moment où un peu partout dans le monde s’impose le modèle de la « ville générique » comment faire autrement une autre ville, en phase avec la révolution écologique et plus généreuse avec ceux qui y vivent ? Parce qu’elle se trouve hors des grands flux de l’urbanisation, l’Europe a la chance de pouvoir expérimenter de nouvelles approches. Si, ce faisant, elle ne privilégie pas trop les démarches égocentriques, elle pourra apporter – avec modestie – quelque chose au reste du monde. Tel est à mon sens le grand enjeu qui se cache derrière ce titre et que le sous-titre explicite.
Un panorama très riche donc, qui va de la théorie urbaine à la description précise de méthodes ou de situations en passant par les sciences humaines, dans un livre remarquablement bien fait : par l’organisation de son contenu (avec les introductions- synthèses de chaque chapitre) et tout autant par sa réalisation matérielle, avec une iconographie de grande qualité et qui explicite fortement le propos.
Le livre s’organise autour de dix défis qui correspondent à quatre thématiques centrales. D’abord la grande mutation de la manière dont on pense le rapport ville/nature : il ne s’agit plus de faire entrer de la nature dans la ville, mais d’organiser d’abord la nature urbaine puis d’y installer la ville. La deuxième, qui domine l’ensemble du livre, affirme l’historicité, le caractère provisoire et l’imprévisibilité de la ville pour contester fortement tous les modèles de « ville clés en main ». La troisième interroge la dimension sociale de la ville, à travers des questions qui concernent le soin (care) apporté aux habitants, la solidarité, la permissivité, la participation des habitants à la production urbaine. La quatrième se focalise sur l’économie urbaine, avec l’impact de l’évolution du commerce, qui appelle la question des rez-de-chaussée, et ce qui est ici nommé la « réinvention de la ville productive ».
Dix défis pour s’affranchir de la ville générique
Les exemples présentés dans les textes, et surtout dans l’iconographie, nous parlent rarement de planification, de composition urbaine ou de pure architecture. On y trouve quelques friches urbaines (essentiellement industrielles) travaillées par l’urbanisme transitoire, beaucoup d’espaces publics (parcs, places, quais, mais moins de choses sur les rues et les boulevards), des exemples emblématiques d’urbanisme « sur l’eau » dans des espaces portuaires, divers projets concernant l’aménagement des rez-de-chaussée, des opérations de réhabilitation d’immeubles existants, des exemples d’interventions artistiques dans la fabrique de la ville, avec une forte insistance sur l’éphémère, des dispositifs urbains (qualifiables ou non d’évènements) porteurs ou polarisateurs d’animation (comme les machines à Nantes, un marché aux puces à Barcelone, etc.), des exemples d’urbanisme participatif sous diverses formes.
Mais on voit aussi, à côté des inévitables « Grands Voisins », le centre d’accueil de migrants de Tempelhof, à Berlin, ou les essais d’un urbanisme du possible, bottom-up, modeste et agile, dans une métropole blessée : Beyrouth. On remarque également la place faite (notamment en ouverture) aux espaces patrimoniaux et à leur dialogue avec l’espace contemporain. Les auteurs sont majoritairement des architectes, architectes-urbanistes, accompagnés des contributeurs habituels de ce type de livres (paysagistes, élus, aménageurs, quelques chercheurs, etc.). Mais dans cette distribution assez classique, les représentants (jeunes ou non, étrangers ou non) de nouvelles manières de faire pèsent en fait assez lourd, ce que symbolise l’importance donnée à Patrick Bouchain.
Bref, ce livre n’opère pas une rupture brutale avec des publications antérieures, mais donne à voir clairement des évolutions en cours, dont une partie s’inscrit dans des tendances qui s’affirment depuis longtemps. Il vaut aussi par une double quête de libération de la pensée et de l’action. Reste une question : les illustrations nous montrent beaucoup de lieux où l’on s’arrête, pour s’amuser, se reposer, consommer, créer. La ville « pas chiante » serait-elle non (ou non seulement) le contraire de la ville générique, mais celui de la ville en mouvement ? Les textes suggèrent une autre interprétation : une accentuation mise sur « l’habiter », qui implique le logement, l’espace de la proximité, la ville tout entière, dans une relation d’appropriation et de familiarité. Mais un certain fétichisme de la proximité ne doit pas nous faire oublier que c’est « l’air de la ville [qui] rend libre », pas celui du coin de la rue.
Par Christian de Portzamparc, architecte, Grand Prix de l’urbanisme et de l’architecture, Prix Pritzker
Tout vient de ce titre. Il existe du chiant de l’ennuyeux, du fatiguant, de l’inhospitalier dans les villes qui se construisent. Il existe la ségrégation des cités d’après-guerre et la ségrégation dans les centres historiques, le silence des quartiers de bureaux et l’extrême éloignement dans les périphéries. Penser à designer ce que nous détestons dans les villes, dans les lieux nouveaux ; nommer ce que nous ne voulons surtout pas produire, voilà ce qui ferait un programme actuel de l’urbanisme.
Là-dessus, nous avons tous nos avis, nos détestations, nos critiques. Et nous avons tous notre idée du laid. Mais les témoins de ce livre se gardent de faire une critique du chiant, Ariella Masboungi et Antoine Petitjean ont voulu que des acteurs et auteurs de lieux urbains montrent comment ils ont réussi à faire du « pas chiant », comment ils ont créé des lieux vivants, des lieux où doit se dérouler la « vraie vie ».
Parcourant d’abord les pages, ce sont les photos, les noms et les lieux qui me sont apparus plutôt que les titres de chapitres. Et j’ai d’abord pensé : « Oui, au fond, il n’y a que des cas, des cas particuliers, c’est une vérité… par nature, les lieux sont tous uniques et les gens tous uniques, et des villes toutes spécifiques. » Et je me disais que c’est bien ce particulier, ce lieu, que doit inventorier, analyser, comprendre le paysagiste, l’urbaniste, l’architecte, qui va concevoir, animer parfois, pour imaginer les lieux de tous. Cet urbanisme dont nous avons besoin ne doit pas trop généraliser. Il devrait être comme la littérature, le cinéma, il doit comprendre le particulier. Je ne voyais pas trop de doctrine générale.
Ensuite, en lisant bien les propos, on comprend que chaque acteur-auteur dans ce livre essaye bien légitimement de tirer de son expérience des leçons généralisables, pour distinguer peu à peu l’important de l’apparent, le mécanisme qui produit le « pas chiant », quitte à être moins « pointus » sur leur lieu et le motif. Mais la ville « pas chiante » reste plurielle, elle ne produit pas de règles. Il n’y a pas ici de charte de la ville « pas chiante » qui viendrait s’ajouter à toute la sainte et nécessaire table de la loi de la transition écologique, qui risque de nous corseter de normes neuves que l’on prendra pour la solution suffisante.
Un nouvel urbanisme existe
Le livre montre qu’un nouvel urbanisme existe, qu’il est ici révélé, comme le ferait une enquête scientifique sur un état de l’urbanisme. C’est ce qui fait de ce livre un fait décisif. Nous savons que cette enquête est un travail patient mené au cours de tous les ateliers organisés par Arielle Masboungi à travers l’Europe et la France, avec des prolongements à Manhattan. Nous sommes sortis de la période négative des Trente Glorieuses, que des professionnels d’un type nouveau sont avisés, qu’ils ont du plaisir à faire des lieux où pourrait naître la meilleure vie.
On voit qu’ils sont créateurs de fictions comme les cinéastes, les écrivains ; de fictions qui provoqueront les scènes de la vie réelle. Chacun semble prendre garde au danger de l’ordre un peu plus qu’au danger de la liberté. Les règlements sont en général vus comme les producteurs de la ville chiante, cette généralisation est évidemment dangereuse. Tous les auteurs pensent à la mixité, aux mutations possibles, aux rencontres inattendues, chacun guette les accidents, les hasards. Tous veulent constituer un récit proche des gens, et refusent de les caser en catégories sociales.
Depuis 1923 et la fameuse « ville sans lieu » de Le Corbusier, la suprématie du programme a été l’axe de pensée des modernes durant tout le XXe siècle. C’était le programme déterministe. Il est trop naïf et injuste de le critiquer, c’est nous-mêmes, c’est notre civilisation technique, jamais nous n’avons été si savants. Mais là où la vision déterministe du planificateur ne marche pas, ou a échoué, nous voulons au contraire un urbanisme qui ne part pas d’un programme pour définir les lieux, mais part des lieux du site des activités en place pour trouver des programmes, et « confiture exquise au bon poète », c’est accueillir l’aléatoire, l’imprévu.
Le livre est un labyrinthe traversant des quartiers, des jardins, de l’agriculture urbaine aux assemblées publiques d’architecture. On dira qu’il y a pas mal de moraline et de belles volontés de solidarité, qui paraissent se ressembler, et on dira que cela ne s’incarne que dans quelques lieux. Mais c’est notre aurore, et il suffit de quelques endroits enjoués pour réveiller une ville, attirer les enthousiasmes. Le livre en montre avec des citadins nombreux, parcourant les jardins, les avenues et se délectant ; ces lieux sont vrais, chacun est unique et l’énergie de vivre et d’inventer ne s’en remet pas aux seules institutions.
La thèse, s’il y en avait une, serait alors que la ville pas chiante serait possible là où des acteurs ont résisté aux décisions non prises, et aux mécanismes « naturels » de ce déterminisme administré que produit l’addition des compétences administratives, commerciales, techniques, politiques qui font la ville. Faire pas chiant serait une résistance. Attention, n’en faisons pas un héroïsme, il y a d’abord du plaisir, de la passion, de la chance à pouvoir, à avoir le pouvoir d’imaginer un meilleur futur.
Ariella Masboungi et Antoine Petitjean, Le Moniteur, 2021
204 pages, 24 euros