Dani Karavan, sculpteur de paysages
Un entretien avec le grand artiste israélien, Dani Karavan, disparu en mai.
On lui doit de nombreuses œuvres installées dans des lieux publics en Israël, aux États-Unis, au Japon, en Corée et en Europe. En France, on connaît notamment son Axe majeur à Cergy Pontoise.
Où êtes-vous né ?
Dani Karavan/ Je suis né à Tel-Aviv, en 1930. Mes parents sont arrivés ici quand ils avaient 18 ans, en 1920, comme pionniers. Ils venaient de la ville de Lvov (en Pologne, aujourd’hui en Ukraine), appelée aussi Lemberg, au XIXe siècle, au temps de l’annexion par l’Autriche-Hongrie. Ils se sont installés sur la plage de Tel-Aviv, c’était possible à l’époque de planter une tente dans laquelle ils ont vécu quelque temps. Ensuite, ils sont partis s’installer au bord du lac de Tibériade.
Quand j’avais 8 ans, je me suis rendu sur place : il y avait encore de petites cabanes comme la leur, c’était vraiment très petit à l’intérieur. Puis ils sont retournés à Tel-Aviv. Mes parents étaient des sionistes, mais pas des militants. Ma mère avait des idées gauchistes, mon père n’était pas politisé, il n’a jamais été lié à un parti. Il a d’abord travaillé à la construction des rues, puis il a entendu parler d’un poste à la mairie dans la section des jardins. Comme il aimait beaucoup la végétation, il a bifurqué vers ce travail : il est devenu jardinier. Puis la place de chef paysagiste s’est libérée, et on lui a proposé ce poste. Il était autodidacte, il n’avait jamais étudié le paysagisme dans une école, mais il était l’un de ceux qui connaissaient le mieux la végétation de Palestine. Il a pourtant souffert de ne pas avoir les diplômes nécessaires. C’est lui qui a « colorié » Tel-Aviv en vert, qui a planté les parcs, les rues, les boulevards. Il fait très chaud ici, tout le monde cherche de l’ombre. Mon père a créé beaucoup d’ombre à Tel-Aviv. Ensuite, il a conçu quelques parcs qui sont devenus des exemples classiques de jardins israéliens.
Je crois avoir créé mes premiers bas-reliefs avec mes pieds
Nous habitions une petite maison que mon père avait construite lui-même. Comme mes parents avaient un prêt à rembourser, ils louaient des chambres. Nous vivions avec trois autres familles, chacune dans une pièce, et nous partagions la salle de bains et la cuisine. Ma sœur partageait la chambre de mes parents et je dormais sur un lit d’appoint dans la cuisine. À l’étroit, mais c’était comme ça. Et nous avions toujours des amis à la maison.
De chez moi, je pouvais voir le lever du soleil sur les montagnes au-dessus de Jérusalem. C’était aux confins de la construction de Tel-Aviv, aujourd’hui on est au centre-ville.
Il n’y avait que quelques maisons autour, et puis le sable. Je marchais pieds nus la plupart du temps, ce sont ces sensations différentes qui m’ont marqué, le sable très chaud, le sable mouillé. Je crois avoir créé mes premiers bas-reliefs avec mes pieds.
Pourquoi avoir choisi des études artistiques ?
Dani Karavan/ J’étais un très mauvais écolier. Des années plus tard, on a découvert la dyslexie, mais à l’époque on ne connaissait pas ce trouble, on pensait que j’étais paresseux.
J’ai beaucoup souffert à l’école, ce n’était pas un plaisir, même si j’y avais beaucoup d’amis. J’étais très sensible à la poésie, mais comme je faisais beaucoup de fautes d’orthographe, mes essais poétiques faisaient rire tout le monde. J’ai compris que je devais arrêter. Après, j’ai voulu faire de la musique et j’ai eu une petite flûte à bec. J’ai écrit quelques morceaux sans savoir les notes, en les remplaçant par des numéros, puis j’ai voulu que mon père m’achète une clarinette. Je me souviens encore du magasin, avec de très beaux instruments. Mon père ne gagnait pas beaucoup d’argent mais il était prêt à faire un effort. Le vendeur l’a mis en garde, c’est bien la clarinette mais il faut prendre des leçons deux fois par semaine – on est reparti sans clarinette : mon père était sûr que je n’aurais pas une telle discipline, il savait que je n’aimais pas les devoirs. Un de mes amis faisait partie d’un atelier de peinture.
Un jour, j’y suis allé avec lui et ça m’a beaucoup plu. Je n’avais même pas 14 ans. Mon père était d’accord, même s’il trouvait que je changeais d’avis trop souvent. J’ai commencé à peindre avec un professeur qui s’appelait Aaron Avni. Ce peintre figuratif qui appartenait à l’École de Paris nous demandait de peindre des natures mortes de façon très précise ; pour tout dire, c’était un peu ennuyeux. Ensuite, la peinture a connu une révolution en Israël, avec une avant-garde composée d’artistes comme Avigdor Stematsky (1908–1989) et Yehezkel Streichman (1906–1993). J’étais très heureux, je me sentais bien, j’ai passé trois années dans l’atelier de Streichman & Stematsky jusqu’à la guerre d’indépendance. Il y avait aussi Marcel Janco (1895–1984), très connu pour avoir fait partie du groupe Dada à Zürich.
Vous-même avez participé à la fondation du kibboutz Harel, en 1948. Quel était votre état d’esprit ?
Dani Karavan/ J’étais membre d’un mouvement de jeunesse de gauche, favorable à la création d’un État binational, ce sont des idées très éloignées de celles d’aujourd’hui. Je fais toujours partie de ce mouvement et je reste persuadé qu’il existe une solution, non pas binationale mais avec deux pays. En 1948, à la fin de la guerre d’indépendance, nous avons créé le kibboutz Harel sur la route entre Tel-Aviv et Jérusalem, près de Latroun. Cette route s’appelait Derech Burma (la route de Birmanie), en référence au conflit avec les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Le kibboutz a été fondé par des membres du Harel Palmach, un groupe militaire sioniste, lié à la gauche israélienne dont faisait partie Yitzhak Rabin. Cette période de ma vie a été celle où j’ai été le plus heureux. Au kibboutz, c’était un socialisme total, nous avions une vie incroyable, où toutes les décisions étaient prises à la majorité.
Et vous êtes devenu naturellement un artiste…
Dani Karavan/ Quand j’étais membre du kibboutz, j’ai commencé mon chemin artistique avec des petits projets comme la peinture, des décorations pour la salle à manger commune, le décor pour la fête des 5 ans du kibboutz. En même temps, j’ai travaillé comme illustrateur d’un hebdomadaire de jeunesse et quand j’avais un peu de temps, j’ai peint les paysages autour du kibboutz. J’ai connu ma femme, Hava, au kibboutz. Elle venait de Pologne et avait passé la période de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Peu après notre mariage, notre kibboutz a été dissous pour des raisons politiques. Je voulais faire de l’art public, dans des lieux publics et pas pour des personnes privées et des galeries.
J’ai décidé d’aller étudier les fresques en Italie. Faute d’argent, je suis parti seul à Florence en 1956. J’y ai passé un an. J’habitais en face de la maison de Michel Ange, au 65 via Ghibellina. Chaque jour, j’écrivais une lettre à Hava et je guettais le facteur par la fenêtre pour voir s’il y avait une lettre d’elle. J’ai suivi des cours de fresques et de dessins de nu. C’était une période très importante pour moi. J’ai pu aussi faire de la gravure. Quand je suis retourné en Israël, j’ai commencé à faire des décors de théâtre. Mon premier travail a eu une très bonne presse. Puis une compagnie yéménite de danse m’a proposé de faire le décor d’un très joli spectacle, Le livre de Ruth. La chorégraphe américaine Martha Graham (1894–1991) visitait alors Israël et elle est venue à la première. Elle a beaucoup aimé mon décor et m’a invité à venir en réaliser un pour elle à New York. C’était incroyable. J’étais pour la première fois à New York. J’habitais dans la maison d’un ami. Je garde un souvenir très fort d’un dimanche, au petit matin, je me promenais, toutes les rues étaient vides, j’étais au milieu des gratte-ciel et je me suis mis à chanter.
Et vous vous êtes tourné vers la sculpture…
Dani Karavan/ Je ne me destinais pas à être peintre, je voulais être sculpteur. Au début des années 1960, j’ai reçu une commande publique pour faire un bas-relief sur un mur de 16 m de long, à l’Institut Weizmann des sciences, à Rehovot, près de Tel-Aviv, puis l’architecte Yaacov Rechter (1924–2001) m’a demandé de créer des bas-reliefs pour le palais de justice de Tel-Aviv. Comme c’était du site-specific (même si ce terme n’existait pas encore à l’époque), de la création in situ, les bas-reliefs devaient être coulés en même temps que le béton de la construction ; j’étais obligé d’être très ponctuel, mes moules devaient être prêts avant le coulage, car le béton ne peut pas attendre. Puis Yaacov Rechter m’a demandé de réaliser la cour du palais de justice et j’ai choisi un béton blanc alors que l’architecture était en béton gris et brut. Ce fut ma première œuvre environnementale et ça a été un grand succès.
À la suite de cette réussite, Micha Peri (1923–1998), qui était l’ingénieur du palais de justice, m’a proposé de construire un monument dans le désert, à la mémoire des membres de la brigade du Néguev, tués pendant la guerre de 1948. J’avais à peine 32 ans et je ne sais pas comment j’ai fait. Ce monument a rencontré un très grand succès, même s’il a été aussi critiqué : pour certains critiques d’art, une sculpture composée de plusieurs éléments n’était pas de la sculpture ; ce n’était pas non plus de l’architecture, puisqu’on ne pouvait pas l’habiter. Cela échappait à leur vision. Pourtant, très vite, ce monument du Néguev a fait l’objet d’une publication aux États-Unis, puis dans L’Architecture d’aujourd’hui, à Paris, et dans l’Architettura, de Bruno Zevi, en Italie.
Comment avez-vous procédé ?
Dani Karavan/ Je ne suis pas parti d ’un concept ou d ’une idée que j’avais en tête et que je voulais installer sur le site. Ce n’est jamais comme cela que je travaille. Je pars du lieu. Au début, le monument devait être construit dans un autre endroit, qui était plat. J’ai commencé par faire des maquettes du monument. Ce premier projet était très différent. J’étais un peu influencé par la sculpture de Giacometti. Finalement, comme ce n’était pas possible de construire sur ce premier emplacement, nous en avons cherché un autre et j’ai trouvé cette petite colline qui dominait le désert et la ville de Beer-Sheva. Quand j’ai commencé à faire des nouvelles maquettes pour ce nouvel endroit, le commanditaire ne comprenait pas leur intérêt. Il fallait que je lui explique que mon premier projet n’était pas approprié pour le nouvel emplacement. Aujourd’hui, le site-specific est très à l a mode et il est évident qu’un projet est fait pour un lieu spécifique.
Puis en 1976, j’ai représenté Israël à la Biennale de Venise. J’ai réalisé une installation en béton blanc, intitulée Environnement pour la Paix, aux formes géométriques et minimalistes. Les visiteurs étaient invités à marcher pieds nus sur cette installation. Pour l’entrée de la Biennale, j’ai créé une sculpture en béton blanc que j’ai posée au sol. Je me souviens que dans le pavillon allemand, l’artiste Joseph Beuys (1921–1986) proposait une installation sur le sujet de la destruction. Nos œuvres étaient en totale opposition. À cette occasion, j’ai fait la connaissance de Pierre Restany (1930–2003), critique d’art et commissaire du Pavillon français, qui avait beaucoup travaillé avec Yves Klein. Il a été fasciné par mon travail qu’il découvrait.
Nous sommes devenus très proches, il m’a accompagné, il a écrit sur mon travail, il était devenu un frère. À son décès, Paris a changé complètement pour moi.
C’est le lieu qui crée mon travail
Quand vous faites un bas-relief ou un monument dans le désert, vous cherchez un sens, une signification ?
Dani Karavan/ Je pars toujours d’un lieu, d’un dialogue avec ce lieu, j’essaie de comprendre ce qu’il demande, c’est le lieu qui crée mon travail. Par exemple, pour le mémorial de Walter Benjamin, à Portbou, j’ai imaginé, au départ, un tunnel en béton blanc, un matériau que j’utilise beaucoup dans mes œuvres. Mais j’ai senti que ça ne marchait pas. Le lieu m’a dit non. Je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de rouille sur les pierres à côté et je suis allé vers le métal, j’ai choisi le Corten pour réaliser le tunnel qui descend vers la mer.
Avant d’en arriver là, je suis allé plusieurs fois sur le site pour comprendre. Walter Benjamin a probablement été enterré dans une fosse commune à côté du cimetière. J’ai regardé tout autour et un jour j’ai vu un tourbillon dans la mer en contrebas, j’ai compris que c’était l’endroit où devait être construit le mémorial. La nature raconte la tragédie de cet homme. Seulement, il fallait décider comment cadrer le tourbillon et comment descendre du cimetière vers la mer.
Le projet est né comme ça. C’est devenu un lieu que des gens du monde entier viennent voir.
Passages, sculpture hommage à Walter Benjamin (1990–1994), Portbou, Espagne © Jaume Blassi
C’est une expérience forte pour le visiteur.
Dani Karavan/ Je n’en étais pas conscient en le concevant, mais je reçois beaucoup d’échos de gens qui visitent le site. J’ai eu beaucoup de chance car je n’ai jamais cherché un projet, je ne peux pas puisque c’est le lieu qui me guide et, qu’en général, un lieu appartient à quelqu’un. Je ne peux pas lui demander d’y faire une œuvre.
Après la Biennale de Venise, j’ai été invité à la documenta de Kassel, qui était le panthéon de l’Art moderne. Ça m’a ouvert beaucoup de portes et j’ai commencé à recevoir des commandes importantes. J’ai été invité à faire une grande exposition personnelle au Fort du Belvédère, à Florence. L’architecte Peter Busmann m’a proposé de créer une sculpture monumentale pour la place du musée Ludwig d’Art contemporain à Cologne.
Et j’ai été invité à Cergy-Pontoise pour créer l’Axe majeur, sur près de 3 km, entre le quartier Saint-Christophe et une île artificielle sur l’Oise. La proposition était tellement extraordinaire que je n’y croyais pas. J’ai insisté pour rencontrer les gens sur place, je voulais être sûr que c’était vrai. C’était l’idée de deux architectes-urbanistes de la ville, Michel Jaouën et Bertrand Warnier. Quand tout a été confirmé, j’ai pu commencer à travailler avec l’Établissement public d’aménagement (EPA) en 1980. Le nouveau directeur de l’EPA a changé en 1981. Il n’était pas très favorable au projet mais j’ai été soutenu par Monique Faux, une femme extraordinaire qui était conseillère artistique au ministère de la Culture et au Secrétariat général des villes nouvelles. S’il y a de l’art public dans les villes nouvelles, c’est grâce à elle. L’Axe majeur lui avait fait une grande impression. J’ai aussi eu la chance que Joseph Belmont (1928–2008), le directeur de l’architecture au ministère de l’Équipement, devienne un partisan de l’Axe majeur. Il disait n’avoir jamais rencontré d’artiste attaché à une telle monumentalité. Je lui ai expliqué que ce n’était pas un parti pris, que je révélais des choses qui faisaient déjà partie des lieux. À Cergy, ce n’était pas possible de concevoir autre chose que du monumental, mais il fallait garder l’échelle humaine. Quand je fais une maquette, je mets toujours un homme à la même échelle.
© Christian Souffron/CACP
Il y a deux choses fondamentales : intégrer dans la nature et rester à l ’échelle humaine.
Le projet se développait très bien, il est devenu le symbole de la ville en fédérant les citoyens de la ville et des quartiers. Les habitants se sont approprié l’Axe majeur. Mais, presque quarante ans depuis sa genèse, l’Axe n’est toujours pas achevé, la passerelle n’arrive pas jusqu’à l’île, et l’île qui devait accueillir un observatoire astronomique est aujourd’hui envahie par la végétation. Ce devait être une sculpture, pas un jardin. La forme architecturale est très importante. Cette expérience est très pénible pour moi.
On fêtera les 50 ans de Cergy au printemps 2019 et on reparlera de l’Axe. Sur place, il y a beaucoup d’amis de l’Axe majeur, des habitants qui veulent protéger le projet artistique, avec une association qui défend cette réalisation.
Je rêve de pouvoir finir cette œuvre.
Par ailleurs, c’est grâce à l’Axe majeur que j’ai commencé à travailler au Japon. Monique Faux a organisé une grande exposition au Japon sur le sujet de l’art public et m’a invité à participer à cette exposition dans une dizaine de musées japonais. Pour les Japonais, l’art public avait jusque-là la forme d’une petite sculpture que l’on mettait ici ou là, dans la ville. À la suite de cette exposition, j’ai reçu des commandes pour Sapporo, au nord, et pour Murou, au sud, près de Nara, des projets importants que j’ai dédiés à Isamu Noguchi, l’un des pionniers de l’art public, qui avait lui aussi réalisé des décors pour Martha Graham.
Monument du Néguev (1963–1968), sculpture environnementale, Beer-Sheva, Israël © David Rubinger
Vous vous définissez comme un sculpteur mais pour voir vos sculptures, il faut se déplacer, marcher, monter, descendre, arpenter…
Dani Karavan/ Je suis un sculpteur. Je pense que le paysage fait partie de la sculpture. Pour moi, Le Nôtre est un grand sculpteur. À partir du moment où vous intervenez dans la nature, où vous plantez un arbre, de la végétation, vous faites d’une certaine façon de la sculpture. Donc, il faut marcher. Quand vous allez dans un musée, c’est la même chose, il faut faire beaucoup de kilomètres à pied pour voir les œuvres. Quand on veut voir de l’art, les pieds souffrent. C’est la même chose pour mon travail. Le découvrir nécessite toujours de faire un chemin. C’est indispensable pour cadrer la vue, qui est quelque chose de très important pour moi. Quand vous arrivez à cadrer la vue, les visiteurs se concentrent et ils trouvent toujours quelque chose de nouveau à découvrir.
Quelques jours après l’inauguration du monument de Néguev, j’ai reçu un appel téléphonique d’un des membres de la commission qui a été complètement scandalisé que les gens montent et marchent sur ma sculpture. Il a fallu que je le calme et que je lui dise que c’était mon intention.
Mémorial aux Sinti et aux Roms assassinés (2000–2012), Berlin, Allemagne © Marko Priske
Beaucoup de vos œuvres sont marquées par la question de la mémoire et celle des droits de l’Homme. C’est le cas du Mémorial des Sinti et des Roms à Berlin.
Dani Karavan/ La paix et les droits de l’Homme sont des valeurs qui sont ancrées dans mes plus profondes convictions et qui sont à la base de ma création. Par ailleurs, je pense que le lien que mes œuvres créent avec un site et sa mémoire invite à la commande de tels projets.
Dans le cas du Mémorial des Sinti et des Roms à Berlin, comme ailleurs, c’était le lieu qui a commandé. D’un côté du site, il y a le Reichstag et, de l’autre, la porte de Brandebourg. Beaucoup de monde passe par cette partie du parc du Tiergarten. Je voulais concevoir quelque chose de modeste pour les Roms et les Sinti, qui fasse ressentir leur souffrance. Je devais protéger ce mémorial. Comme je ne voulais pas installer une grille de protection, qui aurait été terrible, j’ai fait le choix de l’eau, c’est elle qui arrête le visiteur et protège le triangle placé au milieu du bassin. Ce triangle symbolise la déportation des Roms : tout comme les juifs étaient obligés de porter l’étoile jaune, les Roms devaient porter des triangles bruns ou noirs. J’ai choisi d’utiliser le granit gris pour le triangle, et j’ai posé une fleur sauvage dessus. Chaque jour, à 13 heures, le triangle descend sous l’eau et remonte avec une nouvelle fleur de couleur différente, On m’a dit : « Ce ne sera pas fait tous les jours. » C’est pourtant ce qui se passe.
Depuis ma tombe, je continuerai à créer dans ce sens,
croyez-moi
J ’ai eu la chance qu’en 1965 l’architecte qui s’occupait de l’aménagement intérieur de la Knesset (le Parlement israélien), Dora Gad, m’invite à concevoir le mur de la grande salle des débats. Le bas-relief Prière pour la Paix de Jérusalem a été conçu dans l’esprit de la fondation de l’État d’Israël. Aujourd’hui, tout s’oppose aux symboles inscrits sur ce mur. Nous avons un gouvernement qui occupe le territoire d’un autre peuple, qui nie la langue de ce peuple, qui la met plus bas que l’hébreu. Cette politique est à l’opposé de la tradition juive qui est de protéger les minorités.
J’utilise mon œuvre pour rappeler aux députés qu’ils travaillent devant un mur qui représente la paix et les droits de l’Homme et où les deux écritures, hébreu et arabe, ont la même taille. Les pierres que j’ai utilisées proviennent de la carrière d’un village arabe, Dir el Assad. Ce ne sont pas les pierres d’une colonie d’où je ne veux rien prendre. Depuis ma tombe, je continuerai à créer dans ce sens, croyez-moi.
Vous avez récemment exposé des sculptures de petite taille à la galerie Jeanne Bucher.
Que représente cette évolution de votre travail ?
Dani Karavan/ Au cours des dernières années, comme je n’avais pas de grand projet, j’ai commencé à travailler sur des objets qui sont liés à la mémoire de la terre. J’ai la grande chance de travailler avec Véronique Jaeger, une galeriste qui aime l’art et l’artiste, quelqu’un d’exceptionnel qui m’a soutenu et encouragé à explorer ce thème.
Le critique d’art Amnon Barzel a dit que mon travail reposait sur les matériaux de la nature et la mémoire. Les matériaux de la nature, ce sont l’eau, la lumière, le vent, le sable. Dans l’exposition « Adama » à Paris, j’ai présenté des sculptures construites en béton de terre. Ce matériau est en relation avec les maisons palestiniennes en terre.
En hébreu, adama signifie « terre », dans ce mot il y a aussi « Adam », l’être humain qui est né de la terre et qui revient à la terre. Il y a aussi dam, qui en hébreu signifie « sang », le matériel de notre vie.
Quelles sont vos villes préférées ?
Dani Karavan/ J’ai trois filles, et je ne peux pas dire que j’en aime une plus que les autres. Eh bien, je n’aime pas qu’une ville.
J’aime tellement Tel-Aviv, c’est une partie de moi-même. J’ai vécu tous les changements de la ville, par exemple la place Rabin, autrefois appelée place des Rois d’Israël, était auparavant une mare écologique, une réserve de biodiversité, bordée d’habitations qui ont disparu…
La deuxième ville que j’aime, c’est Florence. Avant d’y aller, je pensais que l’art visuel ne me touchait pas autant que la musique ou la poésie. Devant les œuvres peintes de Botticelli, Giotto, Cimabue et Piero Della Francesca, j’ai été profondément ému. L’architecture aussi est extraordinaire et il y a des sculptures dans la rue comme la copie du David de Michel Ange ou d’autres de Donatello. La troisième, c’est Paris. C’est une très belle ville, comme son architecture, ce n’est pas une ville de tours comme ce qu’est devenue Tel-Aviv, sans proportions. San Gimignano, en Toscane, a aussi des tours mais elles dessinent une composition.
À Paris, il y a une ligne des toits, même quand il y a des tours, il reste une unité et la Seine ajoute beaucoup à la beauté. J’ai une sculpture à Paris, au siège de l’Unesco.
Elle s’appelle le Square de la tolérance. Peu de temps avant son inauguration, Yitzhak Rabin a été assassiné. J’ai demandé à son épouse de pouvoir dédier cette œuvre à son mari. Je suis heureux que cette sculpture soit à Paris.
Emmanuelle Lebrun et Jean-Michel Mestres
Photo de Dani Karavan © Studio Karavan