« La ville reste un objet de pure fascination »
Après s’être illustré par ses romans traduisant une obsession pour les questions urbanistiques, Aurélien Bellanger a depuis élargi le champ de ses thématiques. Mais si son nouvel ouvrage, Le Vingtième Siècle¹, se veut une biographie déguisée du philosophe Walter Benjamin, le sujet de la ville ressurgit fréquemment au fil des pages. Chassez le naturel…
Votre roman, épistolaire et choral, dessine un portrait en creux du philosophe et historien Walter Benjamin. L’intrigue principale se déploie à travers les correspondances de trois personnages centraux : un critique de cinéma, une chercheuse et un architecte. Ensemble, ils cherchent à percer le mystère du suicide d’un poète intervenu à la BNF juste après une conférence sur Walter Benjamin. Pourquoi avoir choisi cette forme narrative singulière ?
Il y a deux romans entrecroisés : un roman épistolaire et une sorte de biographie de Walter Benjamin façon ready-made, le tout mêlant personnages imaginaires et réels. Je voulais éviter d’écrire une biographie, qui aurait relevé du kitsch. Il me fallait trouver un dispositif pour contourner cet écueil, surtout qu’il existe déjà plusieurs biographies de Benjamin, qui sont toutes très bonnes. La biographie a tendance à donner une vision linéaire du temps et à l’écraser.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Walter Benjamin ?
J’avais dans ma bibliothèque trois ou quatre de ses livres, dont Le Livre des passages², et à chaque tentative de lecture, j’avais été déçu par la difficulté de compréhension de ce philosophe. Paradoxalement, je suis rentré dans son œuvre par ses essais littéraires, et le récit de son enfance berlinoise autour des années 1900 dans Sens unique³. C’est là que j’ai commencé à développer un intérêt formidable et un peu disproportionné pour Benjamin.
Votre personnage critique de cinéma, Ivan Lepierrier, affirme que « la réalité est devenue un peu benjaminienne ». En quoi ?
Même si Benjamin meurt en 1940, les outils théoriques qu’il a forgés, qui relevaient plus de l’intuition, me paraissent très opérants dans la seconde moitié du XXe siècle, avec l’achèvement de la massification culturelle, l’apparition des nouveaux médias, la question de la pertinence du concept de progrès… Les intuitions de Benjamin étaient d’aller chercher comme objets de pensée des choses qui ne l’étaient pas encore, que ce soient les jouets, la publicité, le cinéma… Cela nous semble aujourd’hui assez évident – la philosophie a fait sa mutation pop il y a déjà longtemps – mais Benjamin est l’inventeur de ça.
Ivan Lepierrier, toujours, fait le lien entre Sens unique et « les visions cyberpunks à travers lesquelles nous avons grandi ». Pouvez-vous préciser ce parallèle ?
Si on me demandait de résumer le principal apport théorique de Benjamin, ce serait l’achèvement du marxisme comme théorie esthétique. Déjà, dans le Berlin de 1900, il a senti quelque chose de flagrant pour les gens comme moi, enfant des années 1980, à savoir le fait de grandir au milieu d’une uchronie cyberpunk, avec l’omniprésence des marques, des multinationales… Et Benjamin, en analysant le paradis bourgeois truqué dans lequel il a grandi, a constaté que ces forces étaient déjà à l’œuvre. Il a grandi au milieu des marchandises et a été probablement une marchandise lui-même. Et il est récurrent dans Le Livre des passages que nous vivons dans la fantasmagorie, ou le cauchemar, des rêves de la génération qui nous a précédés.
1/Gallimard, 2023.
2/Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Le Cerf, 2021 (1re publication en 1982).
3/Sens unique, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, coll. « Petite bibliothèque Payot », Payot et Rivages, 2013.
Lire la suite dans le numéro 430
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Photo : Aurélien Bellanger. © Francesca Mantovani