« Depuis quarante ans, les lignes n’ont pas bougé »
Après le succès public et critique de son premier film, Les Misérables, sorti en 2019, Ladj Ly retrouve les salles obscures avec Bâtiment 5, qui décortique les mécanismes d’un projet de renouvellement urbain dans la ville fictive de Montvilliers. Entretien sans concession.
Bâtiment 5 devait s’appeler, à l’origine, Les Indésirables, en écho à votre premier long métrage, Les Misérables. Pourquoi avoir choisi de changer de titre ?
Pour le marché international, il s’appelle toujours Les Indésirables. Mais en France, c’est donc Bâtiment 5. La raison est que je voulais rendre hommage au bâtiment dans lequel j’ai grandi, dans la cité des Bosquets, rue Picasso, à Montfermeil. Il portait aussi le numéro 5 et a été détruit à la suite du plan de rénovation urbaine Clichy-Montfermeil de 2004, qui était alors le plus grand de France. Tout a été transformé et les habitants ont été expropriés, relogés, expulsés… Mes parents étaient propriétaires. J’ai vécu tout ça de l’intérieur.
L’héroïne du film, Haby, est stagiaire à la mairie. Elle découvre que le projet de rénovation de son quartier a changé de nature. Les nouveaux appartements ne sont plus conçus pour accueillir des familles nombreuses…
Oui, on parle là de gentrification. Au début du projet, il y a plein de promesses faites aux habitants. À mes parents, on avait raconté plein de choses, aussi. En réalité, on a délocalisé les gens le plus loin possible, jusqu’en Seine-et-Marne ou dans l’Oise. Et ce, pour amener une nouvelle population, plus à l’image de ce que souhaitait la ville. C’est ce que le film dénonce. On a des habitants qui vivent dans un quartier depuis trente ou quarante ans et, quasi du jour au lendemain, on leur dit de partir parce que des gens qui ont un peu plus de moyens vont récupérer leurs biens.
Des habitants, propriétaires du bâtiment 5, se voient proposer 15 000 euros pour le rachat de leur appartement. Une somme qui semble dérisoire…
Ces sommes sont réalistes. Il y a vraiment des appartements qui ont été rachetés pour 15 000 euros. Après, on les détruit, on les reconstruit, et on les vend beaucoup plus cher… C’est ce que je dénonce ici. Mes propres parents en ont été victimes. Quand, au bout de vingt ans, ils ont fini de payer leur crédit, on leur a dit que les appartements n’étaient pas bien, qu’on allait leur racheter 15 000 euros pour les reloger dans une location. Propriétaires, ils sont redevenus locataires…
La première scène du film est un plan aérien. On y voit un bâtiment en construction entouré de barres défraîchies. Que raconte-t-il ?
Il raconte un peu la même chose que votre revue : l’urbanisme. À travers ce premier plan filmé au drone, on comprend la cartogra- phie de la ville, et on découvre le chaos que représente la cité au beau milieu de tout ça ! Pour moi, c’est une façon de vous dire : « Voilà ce que je vais vous raconter. » Et c’est aussi un clin d’œil aux Misérables, au personnage de Buzz qui pilotait un drone, mais aussi à la cage d’escalier où finissait le film.
Cette cage d’escalier où, cette fois-ci, vous filmez des habitants descendant le cercueil d’une femme âgée. Une scène particulièrement poignante tant l’endroit est dégradé et difficile d’accès.
Cette scène raconte le dénuement, la tristesse et, surtout, les diffi- cultés de ce quartier et des habitants. Une femme affirme dans le film : « On vit dans la difficulté, on meurt dans la difficulté. »
Bâtiment 5 commence alors que le maire de Montvilliers vient de mourir subitement. Il est remplacé par un élu du même camp, qui apparaît comme une personne modérée. Or, il va s’avérer très « sécuritaire ». Comment vous est venue l’idée de ce personnage ?
Je pars toujours de faits réels et il se trouve que ce genre de maire existe dans plein de villes. Ils sont à l’image de notre société qui se « droitise » de plus en plus. Dans certains quartiers, on se retrouve avec des maires à l’opposé des idées des habitants. Et ça ne concerne pas que l’Ile-de-France. On voit bien que c’est tout le pays qui est sur le point de basculer vers l’extrême droite. Il suffit d’allumer la télé pour comprendre que quelque chose ne va pas.
Les maires ont longtemps été les élus locaux les plus appréciés de nos compatriotes. Mais ils semblent aujourd’hui de moins en moins respectés. Est-ce votre constat ?
D’après mon expérience, on a vu qu’avec le temps, des subventions ont été sucrées, les associations, mises de côté… Tout ce qui pouvait aider socialement nos quartiers a été écarté. Les élus n’ont plus de fonds.
Chose troublante, une scène rappelle l’agression perpétrée au domicile du maire de L’Haÿ-les-Roses, en juillet dernier. Or, votre film a été tourné bien avant ces évènements. Aviez-vous vu venir ce genre de drame ?
Dans le film, les actes du personnage qui s’appelle Blaz racontent surtout un désespoir qui pousse à la folie. Il est cultivé, il a fait des études, il n’arrive pas à trouver sa place, et il a fini par baisser les bras. Par désespoir, il vrille et devient violent. On parle peu des gens des quartiers qui sombrent dans la dépression, puis dans la folie.
Lire la suite de cette interview dans le n°434
Propos recueillis par Rodolphe Casso
© Laurent Le Crab / Srab Films