Et si nous prenions enfin en compte les enjeux de la transition démographique ?
Docteur en géographie aménagement, Pierre-Marie Chapon préside le cabinet Domelia, conseil spécialisé dans l’accompagnement de la transition démographique. Il a été le référent pour la France auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur le programme Villes amies des aînés, de 2012 à 2016.
Si l’avancée en âge de notre population est une chance dont nous devrions nous réjouir, nous nous enfermons encore dans une approche caricaturale. Dans notre imaginaire collectif, « les vieux » sont perçus comme des personnes dépendantes et malades. Cette vision erronée et âgiste, qui présente la vieillesse comme peu attrayante, n’incite clairement pas les urbanistes à la réflexion. Pourtant, plusieurs études1 ont démontré qu’un aménagement bien pensé et impliquant dès sa conception l’analyse des besoins du public senior2 contribuait à limiter ou retarder leur perte d’autonomie future et limitait le risque d’isolement social.
Loin des clichés et des représentations simplistes, le vieillissement est le résultat de deux dynamiques qui s’engagent progressivement : la sénescence et la déprise. La sénescence est le processus naturel de vieillissement du corps humain, qui commence dès 20 ans, bien avant que ses effets ne deviennent visibles vers 40 ans. Les impacts sont variés: diminution de la vision, perte de l’audition, difficultés à s’orienter dans l’environnement, problèmes d’équilibre, et un besoin accru d’assises et de commodités. Les besoins d’adaptation de l’environnement arrivent progressivement au fur et à mesure que l’on avance en âge. La déprise, quant à elle, est une forme de renoncement. Elle devient problématique lorsqu’une personne renonce à des projets ou à des déplacements pourtant désirés. Ce phénomène conduit irrémédiablement à l’isolement social. En clair, plus l’aménagement rend le parcours compliqué et plus les commerces de proximité et de sociabilité sont difficiles d’accès, plus on renoncera jusqu’à la péripétie insurmontable. À l’inverse, si tout est facilité, les effets de la déprise en seront largement atténués. S’il demeure difficile d’établir précisément l’intensité des liens de causalité entre les facteurs environnementaux et l’autonomie fonctionnelle3, il y a un impact réel. Les urbanistes doivent en avoir conscience.
Le territoire favorable au vieillissement : un modèle pionnier
Le territoire « favorable au vieillissement » est une approche qui préconise, dans un rayon maximal de 500 mètres autour des habitations des seniors, des cheminements piétons permettant de relier des commerces et services de proximité sous formes de « corridors » ouverts à tous, mais pensés prioritairement pour les plus fragiles, comprenant notamment des commodités, des assises ergonomiques, des espaces de rencontre et des arrêts de transport en commun. L’objectif est d’encourager la construction de logements adaptés pour les seniors dans les secteurs évalués comme favorables et d’inciter en parallèle au déménagement vers des secteurs mieux adaptés pour ceux qui vivent en dehors des territoires jugés favorables. Rennes Métropole a été la première à intégrer cette notion à grande échelle avec succès, mais c’est aussi reconnaître que tous les territoires, notamment ruraux, éloignés des voies de communication, des offres de soins et d’une offre servicielle suffisante n’ont pas la capacité d’accueillir durablement une population vieillissante. C’est aussi la question sous-jacente de la capacité des territoires à être attractif pour inciter des jeunes professionnels – notamment de santé – à s’installer et à consommer sur place. En fait, tout est lié : un non-renouvellement des générations sur un territoire condamne la population vieillissante.
Les limites des concepts à la mode
Si l’organisation autour d’unités de voisinage, piétonnes et semi-autonomes, n’est pas nouvelle, la notion de superblocks, théorisée par Salvador Rueda, directeur de l’agence d’écologie urbaine de Barcelone, peut avoir des effets contreproductifs sans une approche systémique et adaptée au territoire et à la popula- tion qui la compose.
En effet, certains espaces piétonniers peu fréquentés peuvent générer un sentiment d’insécurité, limitant ainsi les déplacements des personnes âgées. De plus, des restrictions excessives – voire dogmatiques – de la circulation automobile posent des pro- blèmes d’accessibilité, en particulier pour les services de soins à domicile. D’ailleurs, la question de la place de la voiture devrait clairement être posée dans le contexte de la transition démogra- phique et de l’évolution de l’offre automobile vers des modèles de moins en moins polluants et plus autonomes.
Un autre exemple de cette contradiction est celui des shared spaces (espaces partagés), initiés dans les années 1970 par Hans Monderman [(1945–2008), ingénieur et urbaniste néerlandais, ndlr]. Ces aménagements, qui visent à minimiser la signalisation pour réduire la ségrégation entre les modes de transport, sont aujourd’hui redevenus populaires. Cependant, ils sont critiqués par les associations de seniors et de personnes en situation de handicap, comme la Fédération des aveugles et amblyopes de France. Ces espaces créent une confusion et une appréhension pour les piétons les plus vulnérables, réduisant leur mobilité et leur sentiment de sécurité.
La transition climatique et la transition démographique sont intrinsèquement liées. Les canicules, par exemple, touchent d’abord les personnes fragilisées et particulièrement les seniors. Cependant, les solutions d’aménagement urbain proposées pour répondre aux défis climatiques peuvent parfois entrer en contradiction. Ainsi, la plantation d’arbres à fort potentiel allergisant, la création de chemins glissants ou fortement réfléchissants, ou encore l’installation d’une végétation dense faiblement éclairée génèrent un sentiment d’insécurité, soulèvent des problèmes évidents pour les personnes âgées.
Un besoin urgent d’acculturation
Plus que les grands principes d’aménagement, c’est souvent leur mise en œuvre opérationnelle qui fait défaut. Combien d’ergothérapeutes ont été associés dans des projets d’aménage- ment ? Quel aménageur a choisi sciemment du mobilier urbain ergonomique adapté aux personnes âgées? Qui a intégré des revêtements conciliant perméabilité et confort de marche ? Qui a installé des signalétiques claires facilitant l’orientation? Qui a été accompagné en amont par un AMO (assistant à maîtrise d’ouvrage) spécialisé dans l’usage ? Il y a un manque criant d’acculturation des élus et des décideurs, qui pourraient pourtant jouer un rôle majeur : impulsion politique, intégration de dispositions dans les documents d’urbanisme, dans les concours, dans les fiches de lots pour les promoteurs… C’est l’ensemble de la chaîne d’acteurs – architectes, paysagistes, cabinets de conseil – qui doit être sensibilisée et formée à ces enjeux.
Ne restons pas dans la vision universaliste de Le Corbusier, ne nous cantonnons pas au respect bête et méchant de la loi acces- sibilité de 2005 sans y adjoindre une dimension préventive et prospective. Au-delà des seniors, c’est l’ensemble des personnes en situation de fragilité qu’il convient de placer au cœur de la réflexion. D’ailleurs, certains agissent déjà : le Département de Seine-Saint-Denis – pourtant l’un des départements les plus jeunes de France – s’illustre notamment par une politique volon- tariste avec la mise en ligne, en 2021, du référentiel Seine-Saint- Denis favorable au vieillissement et au handicap, utilisable par tous. Dans le Val-de-Marne, le quartier Les Navigateurs, à Choisy- le-Roi, en cours de renouvellement urbain, intègre petit à petit une approche de territoire favorable au vieillissement.
Toujours en Ile-de-France, la direction régionale et interdépar- tementale de l’environnement, de l’aménagement et des trans- ports (Drieat) travaille à évaluer l’intégration des publics fragiles dans les ÉcoQuartiers labellisés, dont le désormais célèbre vil- lage olympique, fraîchement livré à Saint-Ouen.
Ces différentes initiatives sont sources d’inspiration. D’ici à 2050, plus d’un tiers des Français auront plus de 60 ans. Cette réalité démographique exige une révision de notre manière d’imaginer et de fabriquer la ville. C’est non seulement une question de justice sociale, mais également un élément indispensable pour adapter notre société au vieillissement qui est, d’après la loi éponyme de 2015, « un impératif national et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la Nation ».
Pierre-Marie Chapon
Photo : D.R
1/Pierre-Marie Chapon et al., « Analyse des territoires de vie et de la mobilité de personnes âgées au moyen de traceurs GPS », Annales de géographie, 2011/3, n° 679, p. 320–333 ; Sébastien Lord et Denise Piché (dir.), Vieillissement et aménagement. Perspectives plurielles,
Presses de l’université de Montréal, coll. « Paramètres », 2018, 291 pages. 2/Isabel Wiebe et Anne-Marie Séguin, « Enjeux et tactiques de mobilité quotidienne de personnes aînées résidant dans un quartier montréalais », Cahiers de géographie du Québec, vol. 63, 2019, n° 179–180,
p. 231–242.
3/Alejandra Segura Cardona, Doris Cardona Arango, Angela Segura Cardona, Carlos Robledo Marín and Diana Muñoz Rodríguez, “Friendly Residential Environments That Generate Autonomy in Older Persons”, International Journal of Environmental Research and Public Health, 2023, 20(1):409.