Au-delà des « erreurs » esthétiques ou fonctionnelles des aménagements réalisés dans l’urgence, cet épisode révèle les risques et faiblesses d’un certain urbanisme tactique, notamment l’absence de concertation.
Nyap est un mot catalan difficile à traduire en français. L’équivalent espagnol est chapuza. Il est utilisé pour désigner des travaux bâclés, de mauvaise qualité, faute de réflexion ou à cause d’une exécution précipitée. Ce mot est revenu souvent dans les articles que la presse barcelonaise a consacrés aux aménagements d’urbanisme tactique mis en place par la mairie, depuis la sortie du premier confinement dû au Covid-19 en mai 2020. Architectes, urbanistes, designers et même des élus proches de la maire Ada Colau ont émis des réserves, voire des critiques virulentes. Comment expliquer le mauvais accueil des nouveaux aménagements dont l’objectif, donner plus d’espace aux piétons et cyclistes, semblait pourtant partagé ?
L’EXPÉRIENCE RÉUSSIE DES SUPER-ÎLOTS
Depuis vingt ans, l’Agence d’écologie urbaine de Barcelone étudiait la possibilité de repenser le célèbre tissu urbain de l’Eixample en super-îlots. Le principe consiste à réorganiser la circulation automobile de telle sorte que le trafic de transit ne passe plus par l’intérieur de certains quartiers (les super-îlots), où il est dès lors possible de réduire la largeur de la voirie et donner plus de place aux piétons, aux vélos ou aux activités de séjour et proximité. Au début des années 2000, cette idée a du mal à convaincre les élus locaux. Mais, à partir de la décennie 2010, plusieurs facteurs vont contribuer à accélérer sa mise en oeuvre. Premièrement, l’idée est testée avec succès à Vitoria- Gasteiz ; ensuite, il y a un changement à la mairie avec l’arrivée d’Ada Colau en 2015, nouvelle maire qui représente des valeurs de gauche et écologistes plus sensibles aux projets visant à réduire le trafic automobile ; enfin, l’idée de l’urbanisme tactique a commencé à se répandre dans le milieu professionnel. Ce concept ouvre un nouveau champ des possibles grâce aux dispositifs de mise en oeuvre légers et réversibles qui permettent de tester des nouveaux aménagements, en les confrontant aux usages, et de les adapter graduellement avant de les pérenniser.
Le premier super-îlot qui voit le jour à Barcelone en septembre 2016 dans le quartier de Poblenou repose en grande partie sur cette idée de l’aménagement temporaire. On utilise de la peinture, du mobilier urbain et des arbres en jardinières pour donner de l’espace aux piétons et spécialement aux enfants. On débat et on requestionne les divers aménagements dans le cadre de conseils de quartiers, on les fait évoluer pendant une année jusqu’à l’exécution « définitive » pendant l’automne 2017. L’urbanisme tactique se décline donc en trois étapes : conception et codesign avec les résidents, test grandeur nature soft et ajustements, pérennisation et travaux d’aménagements hard
Après une étape d’adaptation, le fonctionnement du nouveau quartier est plébiscité. Le concept va pouvoir être déployé et ajusté dans un quartier plus central : Sant Antoni. Ici les usages seront a priori plus intenses. Les réunions de concertation se déroulent entre février 2017 et décembre 2019, date de l’inauguration. Le même concept d’urbanisme tactique est déployé pour donner de l’espace aux piétons avec des variantes par rapport à Poblenou. Le type de jeux proposés pour les enfants évolue, les délimitations d’espaces deviennent plus nettes et audacieuses, avec le choix de couleurs vives, les entrées et sorties du quartier sont travaillées avec plus de finesse à certains endroits en rehaussant la chaussée jusqu’au niveau des trottoirs pour obliger les voitures à réduire leur vitesse (limitée à 10 km/h). Le succès est au rendez-vous. Les nouveaux carrefours ainsi réaménagés deviennent des lieux de rendez-vous et de jeu dans un quartier qui manquait cruellement de ce type d’espaces.
Carrefour réaménagé dans le quartier de Sant Antoni, janvier 2020
CONCEPTION DANS LA PRÉCIPITATION
En mai 2020, à la sortie du premier confinement lié à l’épidémie de Covid-19, alors que toutes les villes occidentales commencent à se demander comment donner plus de place au piéton et au vélo pour garantir la distanciation physique, la mairie de Barcelone pense disposer d’une boîte à outils toute prête. Dès la fin du mois, les services de la Ville conçoivent et mettent en oeuvre des aménagements dans plusieurs rues : des voies de circulation automobile sont éliminées au profit du piéton selon un dispositif minimaliste avec de la peinture bleue et jaune et des éléments de mobilier en béton pour décourager les automobilistes d’envahir ces nouveaux espaces.
Aménagements post-Covid19, carrefour des rues Consell de Cent et Rocafort, septembre 2020
Mais dès le début de l’été, les critiques fusent. Elles concernent en premier lieu le « design » des nouveaux aménagements, un « attentat contre l’image de Barcelone et sa réputation ». Le côté « bâclé », peu qualitatif, est mis en avant. En deuxième lieu est critiqué le manque de lisibilité et de sécurité des aménagements. Les éléments de mobilier pour dissuader l’automobiliste sont peu visibles et dangereux. Les espaces pour piétons n’offrent ni le confort ni la sensation de sécurité qui est recherchée par les promeneurs ; les éléments de mobilier, peu lisibles, sont aussi dangereux pour les deux-roues et les voitures…
Janet Sanz, adjointe au maire à l’urbanisme, justifie qu’en pleine pandémie il fallait faire vite et que les couleurs utilisées répondaient aux impératifs du Code de la route pour bien séparer les flux piétons des flux de voitures. On touche là un des premiers problèmes de fond de ces aménagements. Ils concernent aussi bien des rues qui a priori s’intègrent dans un futur super-îlot et qui n’ont pas beaucoup de trafic que des rues avec beaucoup de circulation. Salvador Rueda, un des pères de l’idée de super-îlot, résume le problème : le super-îlot expulse à l’extérieur du périmètre le trafic de transit et réserve l’espace intérieur aux habitants et usagers ; ici on essaye de faire cohabiter circulation intense et élargissement des trottoirs, le tout avec une délimitation soft. Or, le piéton doit pouvoir voir clairement où il y a du trafic et où il n’y en a pas et se sentir en sécurité.
Une des limites de l’urbanisme tactique est ici révélée : on ne peut pas gérer avec du soft des problèmes hard ! La sécurité ou l’accessibilité universelle sont des enjeux qui nécessitent des aménagements infrastructurels.
Un « chanfrein » élargi pour le piéton, à la confluence des rues Rocafort et Consell de Cent, août 2020
ADAPTÉ POUR GÉRER L’URGENCE ?
Au final, ces nouveaux espaces restent très peu utilisés. Daniel Mòdol, ancien élu socialiste en charge de l’architecture, explique qu’au fond le problème est que ces aménagements ne répondent à aucune demande et ne permettent de résoudre aucun problème. En effet, des élargissements de certains trottoirs, là où ils font déjà 5 mètres de largeur, ne semblent pas très utiles ; et l’extension de l’espace piéton au « chanfrein », cette géniale invention de Cerdà pour améliorer le fonctionnement des carrefours, sans rien proposer comme utilisation, paraît stérile. La circulation automobile est fortement contrainte, certes, mais aussi tout le fonctionnement des commerces, bars et restaurants qui voient se réduire leurs espaces de livraison.
Aménagements post-Covid-19, carrefour des rues Calabria et Consell de Cent, septembre 2020
En fait, dans l’urgence, un aspect essentiel de l’urbanisme tactique a été sacrifié : la concertation. Car la phase de discussion avec les usagers des quartiers, de coconstruction et d’ajustements itératifs est une étape nécessairement longue. Or, la mairie a trouvé dans l’épidémie de Covid-19 une occasion pour accélérer et généraliser sa politique de limitation de la place de l’automobile en ville en « grillant les étapes ». L’urbanisme tactique semble avoir été dévoyé en outil pour faire vite et peut-être même comme « alibi » : on peut se permettre de tester des choix non débattus ou peu réfléchis sous couvert qu’il s’agit d’aménagements temporaires et expérimentaux ! Si l’urbanisme tactique est parfois critiqué en tant qu’outil « mou », qui se substitue aux choix politiques forts, l’expérience barcelonaise montre un autre de ses risques, à l’extrême opposé : lorsqu’il est détourné pour faire passer des choix politiques forts, sans concertation, sous couvert d’aménagements temporaires…
DES SUPER-ÎLOTS AUX AXES VERTS
Les derniers mois de 2020, la question pour l’exécutif municipal a été de trouver la façon de revoir les aménagements sans donner l’impression de céder à l’opposition. Si la possibilité de requestionner et revenir en arrière est inscrite dans l’ADN même de l’urbanisme tactique, dans ses premières déclarations, Janet Sanz avait insisté sur le fait que ces aménagements « sont venus pour rester », car il n’est surtout pas question de renoncer au programme écologiste. La mairie a ainsi lancé un concours international d’idées pour le réaménagement définitif de certains des axes qui ont fait l’objet d’aménagements temporaires. L’objectif affiché est ambitieux : « Adapter l’Eixample de Cerdà au xxie siècle », en introduisant 21 axes verts et 21 places octogonales dans le tissu existant. Tel que le défend Francesc Magrinyà, spécialiste de Cerdà et élu du Districte de l’Eixample dans l’équipe de Colau, il s’agit de dépasser la vision de la ville en super-îlots et concevoir tout un réseau d’axes piéton connectés et traversant l’Eixample de bout en bout. Et face aux critiques sur les réaménagements post-confinement, il défend que le plus important était « de commencer à marcher ». Et il faut reconnaître que, malgré toutes les faiblesses évoquées jusqu’ici, les aménagements temporaires mis en place ont permis de requestionner les modèles urbanistiques et de faire avancer le débat.
Barcelone bouge !
Antonio Gonzalez Alvarez, docteur en aménagement et urbanisme, directeur d’équipe à l’Agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine (a’urba)
Photo : Rue rendue piétonne par l’urbanisme tactique au Poblenou, avril 2018