Patrick Bouchain, Grand Prix de l’urbanisme 2019
Libres propos sur la situation actuelle de la construction et de la démocratie.
« Nous sommes dans un monde de plus en plus complexe, où il faut des spécialistes. Mais les spécialisations ont séparé les métiers, produit leur propre règlement, leur propre corporation et chacun est dans son silo. Ensuite, la démocratie a enlevé le fait du prince qui commandait sans se soucier du reste, mais a produit en même temps une bureaucratie qui fait que, pour prendre une décision, il faut beaucoup d’avis et la décision finale est très souvent d’un niveau moyen, général, qui ne satisfait personne, ni le consulté, ni l’élu ou le responsable d’un projet. Parce qu’on a perdu le sens de ce projet.
Pour moi, et cela fait quarante ans que je le dis, la coconstruction, c’est de réunir le politique et le technique, grâce à un maillon manquant, un médiateur, c’est-à-dire quelqu’un qui aide à traduire ce que l’un ou l’autre ne peut ou ne veut pas dire, parce qu’il ne se sent pas libre de le dire. Il faut une sorte de “bouffon” ; j’ai souvent fait ce travail avec un élu – maire, député, président de région et même ministre – qui prend des décisions inapplicables car incompréhensibles : il y manque le sens. L’échelle détermine aussi un autre mode de traduction, une interprétation entre la décision prise par un gouvernement et son application dans un village, une métropole ou un département d’outre-mer. C’est l’objet de la démarche de La Preuve par 7.
Confiance
Pendant très longtemps, j’avais décidé de ne pas être un architecte qui construit, mais un architecte qui traduit. Car je me suis rendu compte qu’on a perdu cette confiance naturelle qui doit exister en démocratie. Il y a toujours une défiance, comme si la malignité était partout. S’il n’y avait pas des normes et des règles, un entrepreneur construirait mal, un architecte dessinerait mal, un politique serait malhonnête au moment d’un appel d’offres… Donc pour moi, la coconstruction, c’est réunir ce qui est séparé, non pas par une déclaration idéologique mais en réunissant à chaque fois le sujet et l’objet à réaliser. La construction de cet objet est le moment de la mise à l’épreuve nécessaire de cette réunion. L’architecture est formidable pour ça, car elle est souvent répétitive dans son programme mais toujours contextuelle. Chaque contexte est différent : l’échelle, le climat, les habitants, la personnalité de l’élu… Cette coconstruction, personne n’a compris quand je la mettais en oeuvre. On me disait : tu fais de la politique ! tu te mêles de tout ! Nous sommes dans une société démocratique qui fonctionne sur la base de représentants élus. Mais ce n’est pas parce qu’une personne est élue qu’elle doit se couper de ses électeurs et se réfugier derrière la réglementation et les techniciens, qui sont eux-mêmes des citoyens. Nous sommes tous habitants et tous concernés par l’objet à construire.
Public-privé
Le partenariat public-privé a été inventé parce que, pour certains objets, équipements ou aménagements, les collectivités n’avaient ni les moyens financiers, ni les compétences en interne pour les réaliser. Elles délèguent donc à l’extérieur. Qui a profité de cette disposition libérale ? C’est le BTP. Cette nouvelle disposition aurait pu bénéficier à des organismes plus petits, des associations, des sociétés coopératives (SCIC), des services d’intérêt général (SIEG), par délégations de service public…
J’ai très tôt dit : je suis un privé, je viens au service de la collectivité publique, je viens pour un objet et après je disparais. Je l’ai testé aussi. J’ai voulu raccorder privé-public, mettre en place un autre PPP : parlement public-privé. Certains m’ont dit : “Avec toi, on pourrait remplacer le mot partenariat par le mot participation.” Ce parlement public-privé, pendant un certain temps, peut être sorti du système administratif pour être confié à un groupement extérieur, qui agit dans l’intérêt général. Ce parlement ne remplace pas l’assemblée élue ; il accompagne dans une transparence démocratique. Et comme je l’ai toujours fait lors des chantiers de mes projets, le concepteur doit associer celui qui commande, celui qui construit à celui qui va s’en servir, mais aussi celui qui va le gérer, par exemple le service d’une ville dans le cas d’un équipement. Ceux qui pensent que “la coconstruction, c’est juste de s’organiser entre concepteurs et constructeurs” font un acte stérile qui ne fera pas tache d’huile. À peine coconstruit, l’objet ne peut fonctionner que pour le groupe. Et si un des membres ou le groupe disparaît, l’objet ne correspondra plus à rien.
Industrie et design
En 1981, nous avons créé avec des amis l’École nationale supérieure de création industrielle (Ensci) à la demande de Jean Prouvé et de Charlotte Perriand. L’idée était que les produits du bâtiment – un interrupteur, un papier peint, une brique, une colle – sont fabriqués industriellement, mais que leur assemblage est manuel et contextuel. L’industrialisation du bâtiment sur le modèle de l’automobile, produite et montée en usine, puis transportée sur camion, a été une erreur qui a très vite montré ses limites. Les financements et les savoir-faire d’un chantier ne permettent pas de comparer une automobile avec un bâtiment ; en revanche, celui-ci est composé et assemblé de beaucoup de produits industriels. Et on pourrait améliorer la création de ces objets qui ont une grande importance dans la construction et permettre une composition au moment de la conception et une interprétation au montage. La laideur du pavillonnaire et de la transformation des bâtiments construits vient de la laideur des produits vendus dans la plateforme du bâtiment.
Pourquoi ne pas faire confiance aux habitants pour améliorer, transformer leur logement ?
Le savoir-faire des artisans est annulé par des produits plus laids les uns que les autres.
J’ai travaillé avec un ingénieur qui inoculait un champignon dans du béton, celui-ci avait pour fonction d’être un bouche-pores ; il l’avait trouvé sur des ruines, cette mousse changeait de couleur avec les saisons. Il y a aujourd’hui une absence d’imagination, de prise de risque. C’est dommage ! Le bâtiment est artisanal parce qu’il est construit à la main et il pourrait être à chaque fois une œuvre humaine.
On pourrait le faire dans le logement social. Une partie importante des locataires HLM travaillent dans le bâtiment. Pourquoi ne pas faire confiance aux habitants pour améliorer, transformer leur logement ? Et pour en construire de nouveaux, avec des techniques des pays d’où vient notre main‑d’œuvre. Beaucoup sont originaires de pays où il y a des savoirs ancestraux sur comment construire avec de la terre, du bois, de la paille…
Démocratie, macro et micro
On le voit avec le problème des vaccins contre le Covid : on a voulu tout centraliser pour contrôler. Mais tous les systèmes trop macro démontrent qu’ils ne fonctionnent pas dans l’imprévu. Il faut retourner au micro, mais le micro ne peut fonctionner que par une délégation de confiance.
La preuve : dans des petites communes où il n’y a pas un rond, les maires ont déjà prévu leur “vaccinodrome”. Le maire et les services techniques ont aménagé une salle, mais il n’y a pas le vaccin ! En France, il y a 34 000 communes.
Nous sommes peut-être le pays d’Europe qui a la meilleure décentralisation démocratique si on la fait fonctionner. Et pour la faire fonctionner, il faut accepter cette délégation de confiance. D’ailleurs, notre démocratie représentative est basée sur la désignation de nos représentants par la confiance du peuple vis-à-vis de ses élus. Il faut le retour de cette confiance pour permettre aux représentés d’être des acteurs de la vie et construire avec eux notre monde commun. »
Antoine Loubière
Photo : Patrick Bouchain © Didier Goupy/Signatures