L’histoire de l’ingénierie urbaine – cet ensemble composite d’acteurs, de savoirs et de pratiques – varie au gré de l’émergence des ingénieurs dans la société, des besoins pour construire la ville et façonner les territoires, ou encore des évolutions institutionnelles.
Pour cerner ce paysage professionnel foisonnant, pointons quelques permanences, filiations et évolutions dans cet « air de famille » commun, des ingénieurs militaires et civils de la Renaissance jusqu’aux sociétés d’ingénierie actuelles.
Cet article s’appuie sur une thèse partenariale en études urbaines soutenue en 2019, qui analyse la structuration professionnelle des ingénieries spécialisées dans l’intégration du développement durable à la fabrique urbaine contemporaine.
Par-delà leur diversité, les professionnels de l’ingénierie urbaine publique ou privée partagent en effet des savoirs et des logiques d’action spécifiques, qui les ancrent dans la fabrique urbaine actuelle, aux côtés des autres acteurs de l’ingénierie, du conseil et de l’urbanisme.
Au commencement était le génie
L’histoire de l’ingénierie urbaine renvoie en premier lieu, en France, à celle des ingénieurs. Les deux termes partagent leur étymologie d’origine latine (genius), qui représentait la divinité du talent et de l’adresse, et qui deviendra « génie » au XVIIe siècle.
Lors de son apparition à la Renaissance, la figure de l’ingénieur est en effet définie comme un constructeur à la croisée de deux traditions : la construction civile (art des constructions partagé depuis le Moyen Âge entre les maîtres d’œuvre) et la construction militaire (fonction de conseiller du prince en matière d’engins de guerre).
La création des corps d’ingénieurs (du Génie, en 1691, et des Ponts et Chaussées, en 1716) vise à unifier le statut des spécialistes chargés d’innover dans l’architecture de l’aménagement militaire du territoire : fortifications, ouvrages hydrauliques, ponts, canaux, etc.
Le XVIIIe siècle voit se poursuivre cette logique par la structuration des écoles chargées de former les servants des trois grands corps de l’administration d’État : le génie militaire terrestre, le génie militaire naval dans la marine, les ingénieurs civils des Ponts et Chaussées. La création du corps des Mines en 1810 complète cette haute administration, en formant des polytechniciens à une spécialité de contrôle et de mise en valeur des mines françaises, alors vitales pour l’économie industrielle naissante.
Avec l’avènement des Lumières, un nouveau paradigme de la pensée technique s’instaure autour de la perspective analytique de décomposition rationnelle des éléments (idées, processus physiques) : une nouvelle grille de lecture des relations entre hommes, nature et territoire s’impose, centrée sur la question du mouvement et de la dynamique.
Les ingénieurs participent alors au réaménagement urbain des villes, sur la base d’un objectif de fluidification de la circulation des éléments naturels (air, eau), des hommes et de leurs marchandises. Cette évolution amène les ingénieurs à privilégier les savoirs techniques et scientifiques sur des bases mathématiques, qu’ils conjuguent avec des savoir-faire plus informels, car acquis par l’expérience.
Dans la première moitié du XIXe siècle, le prestige social des ingénieurs civils des Ponts croît en relation avec l’influence de plus en plus décisive qu’ils exercent dans l’aménagement du territoire, notamment au travers de leur participation à la modernisation des infrastructures de l’économie industrielle (chemin de fer, gares) alors en plein essor.
Plus globalement, les ingénieurs deviennent alors les agents privilégiés de la reconfiguration des modèles de division du travail dans les chantiers de construction comme pour la production manufacturière, autour des impératifs industriels d’efficacité et de rendement.
Trois fonctions principales caractérisent l’intervention des ingénieurs dans cette période d’émergence et de consolidation de l’économie industrielle qui se poursuit jusque dans l’entre-deux-guerres du XXe siècle. Ils assurent la conception de l’ouvrage ou du produit, la prescription du travail selon des étapes à suivre par les métiers d’exécution (réalisation, construction, exploitation), et enfin contrôlent la conformité de ce travail d’exécution aux prescriptions de l’ingénieur. Ces logiques d’action restent prégnantes aujourd’hui encore.
En termes d’organisation professionnelle, la figure de l’ingénieur civil, exerçant dans l’industrie sur les traces du civil engineer anglais, concurrence peu à peu la domination de l’ingénieur d’État. Ces professionnels s’organisent progressivement sous une forme d’exercice libéral : les ingénieurs-conseils.
Une partie d’entre eux s’orientera après la Première Guerre mondiale vers le secteur émergeant de l’urbanisme, pour guider l’action urbaine moderne dans les premiers plans d’urbanisme (loi Cornudet, 1919), en répondant aux impératifs hygiénistes et sociaux, notamment dans le contexte d’émergence du socialisme municipal.
La conquête de la ville
Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction du pays puis l’expansion économique des Trente Glorieuses (1945–1975) occasionnent de nouveaux besoins en expertise urbaine pour planifier, concevoir et faire réaliser les bâtiments, quartiers, voire des villes nouvelles entières, et pour moderniser les infrastructures de services urbains (eau, énergie, déchets, télécommunications, etc.)
Différentes formes d’ingénierie se structurent au sein de l’État, désormais plus interventionniste et « chef d’orchestre » de l’aménagement. Un système technocratique s’organise progressivement pour passer commande, impulser, suivre et réaliser des projets de réaménagement urbain et d’équipement rural.
Parmi les grands corps d’ingénieurs de l’État qui y contribuent, celui des Ponts et Chaussées se retire progressivement de la gestion territoriale des campagnes pour amorcer une « conquête de la ville ». Ils obtiennent en 1966 la création du ministère de l’Équipement grâce auquel ils garderont longtemps une mainmise sur les grands projets, avec la création, l’année suivante, des directions départementales de l’Équipement (DDE) qui dialoguent avec les élus locaux dans chaque territoire.
Les ramifications de la puissance publique s’étendent aussi au domaine des études urbaines. Par le biais des bureaux d’études en urbanisme qu’elle fonde, acquiert ou finance, comme la société de Services, conseil, expertises et territoires (Scet) dès 1955, l’État soutient le développement d’une expertise urbaine pluridisciplinaire, associant sciences de l’ingénieur et sciences humaines et sociales autour des enjeux d’urbanisme, de développement urbain et social. L’ingénierie publique présente dans les agences d’urbanisme, aujourd’hui soutenues par les collectivités, en est l’une des « descendantes ».
La structuration de ce système technocratique aménagiste amène des réflexions sur les méthodes de projet et impulse l’avènement de la fonction de maîtrise d’ouvrage. Celle-ci rend possible la délégation à des entreprises privées d’une partie de la réalisation des grands programmes de politiques urbaines et d’aménagement du territoire.
Parmi elles, sous l’influence des méthodes productivistes américaines et soviétiques, émergent des bureaux d’études techniques indépendants dont l’objectif est de rationaliser la production urbaine en transposant des formes d’organisation du travail depuis le domaine industriel (automobile et aéronautique).
Leurs professionnels sont chargés, d’une part, de réaliser différentes expertises techniques thématiques (structure, fluides, électricité, thermique, etc.) et, d’autre part, d’expertises transversales : rationaliser les coûts, surveiller et réduire les délais d’exécution des projets. Les ingénieurs prescrivent, en lien avec l’architecte, les méthodes, modes de gestion et d’organisation auxquels l’entrepreneur doit se conformer. On retrouve ainsi les fonctions d’ingénierie traditionnelle héritées du siècle précédent.
À côté de ces bureaux d’études techniques, de nombreux cabinets d’ingénieurs-conseils sont créés dans l’immédiat après-guerre et se développent fortement jusqu’aux crises des années 1970. Ces entreprises privées, qui vendent des prestations intellectuelles, mais ni béton ni équipement, réalisent pour le compte de clients publics (collectivités ou État) les études de conception et fournissent des conseils pour réaliser des équipements et infrastructures.
Elles contribuent par exemple au fort développement des ouvrages hydrauliques, comme l’adduction des eaux potables et usées en ville ou dans les campagnes (réseaux, station de potabilisation, forages), en métropole comme dans les territoires ou anciennes colonies françaises. Ces ingénieurs-conseils diversifient progressivement jusqu’à aujourd’hui leurs activités et compétences au gré des attentes nouvelles des collectivités, comme nous le verrons bientôt concernant les enjeux environnementaux.
À partir des années 1970–1980, on observe l’accélération d’un mouvement symétrique d’intégration des fonctions d’ingénierie dans le giron des entreprises de travaux ou de services urbains.
Ces entreprises créent ou rachètent des cabinets d’ingénieurs-conseils qui sont maintenus sous forme de filiales totalement contrôlées, ou encore davantage intégrées au sein de leur organisation, sous forme de bureaux d’études internes.
Par leur taille souvent plus importante que celle des cabinets d’ingénieurs-conseils et leur orientation internationale souvent marquée, les sociétés d’ingénierie jouent la carte de la stratégie de firme industrielle de leur actionnaire et maison mère. Elles offrent ainsi un « service total » dans le projet de construction, en intégrant aux fonctions traditionnelles de conception, prescription, contrôle de chantier, celle de l’administration de projet dans sa dimension comptable, qualité et technico-commerciale.
Ces sociétés d’ingénierie diversifient leurs activités et compétences selon les grands programmes (création du parc nucléaire et des barrages, de tunnels routiers, lignes ferroviaires et aéroports) et des stratégies des industriels.
En effet, si jusqu’à la fin des années 1960, les secteurs de la production de la ville (construction et travaux publics, ingénierie, aménagement) et de la gestion des services urbains essentiels sont restés organisés en filières séparées, ils s’entrecroisent à partir des années 1970–1980 pour donner naissance au « modèle ensemblier » analysé par le sociologue Dominique Lorrain.
Au cours de cette décennie, les grandes entreprises des deux secteurs concentrent leurs activités, puis opèrent au cours des années 1980 une diversification de leurs activités. Ce croisement peut être illustré par la diversification des services de la Compagnie générale des eaux (désormais Veolia) vers le BTP, et du major de la construction Bouygues vers les services. Au début des années 1990 puis davantage dans les années 2000 avec les partenariats public-privé, ces entreprises proposent des contrats « clés en main », appliqués à de grandes opérations d’aménagement urbain. Cette prestation globale comprend la construction, les diverses études préalables et de faisabilité, le suivi, le montage financier et parfois l’exploitation des bâtiments et ouvrages.
La fabrique urbaine durable
Au cours des vingt dernières années, ce paysage de l’ingénierie urbaine s’est transformé, notamment avec la montée en puissance des enjeux environnementaux.
L’ingénierie publique a été recomposée avec les différentes phases de transformation de l’action publique. Après 2010, l’État se retire de certains secteurs au profit du marché concurrentiel ou des collectivités et recentre son action vers l’expertise ou l’animation transversale d’un guichet unique pour les territoires.
La suppression de la mission historique d’Assistance technique fournie par les services de l’État pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire (Atesat) a été actée en 2014.
Depuis, une partie de ces missions a été progressivement reprise par certains départements, et est assurée par le Cerema, et depuis janvier 2020, par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Avec les décentralisations, une partie des postes supprimés a été transférée vers l’ingénierie interne aux collectivités, dont les moyens sont aujourd’hui inégaux selon les territoires.
Voir l’interview de Christophe Longepierre, Délégué général de Syntec-Ingénierie
Le paysage des sociétés d’ingénierie a évolué au fil, notamment, des transformations actionnariales, intenses après la crise de 2008. Au gré des fusions, acquisitions et cessions, une partie des ingénieries intégrées est devenue indépendante, comme Ingérop, l’un des premiers groupes français (2 100 salariés en 2020), qui a été racheté par ses cadres dirigeants pour éviter une fusion avec Vinci, ou la Sogreah et Coteba, qui deviennent Artelia en 2010 (6 100 salariés en 2020).
À l’inverse, d’autres ingénieries s’intègrent davantage à leur maison mère, comme Safege (1 200 salariés en 2020), devenue en 2015 Suez Consulting. En augmentant leur envergure, toutes ces entreprises tentent de résister face à la domination anglo-saxonne et européenne dans le domaine de l’ingénierie de la construction.
Dans le contexte actuel de marché mondialisé tiré par les besoins d’urbanisation des pays émergents, les ingénieries intégrées aux grands groupes industriels paraissent mieux armées pour la concurrence internationale que leurs confrères exerçant de façon autonome, grâce aux offres ensemblières pour construire la « ville durable » et « connectée ».
Cet horizon transforme l’équilibre des métiers et des compétences au sein de ces sociétés d’ingénierie. De nouvelles directions émergent, dédiées au conseil stratégique en amont des projets et à l’intégration transversale des différentes expertises présentes dans l’entreprise ou le groupe. Elles répondent par exemple à des appels d’offres pour accompagner les élus dans la définition de leur stratégie environnementale, et assurent parfois jusqu’à la concertation avec les habitants, par exemple dans le cadre de plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET).
Ces « nouveaux métiers » sont valorisés en interne non seulement comme des relais de croissance par rapport à la stagnation des commandes publiques nationales dans un contexte d’austérité budgétaire, mais surtout comme des « têtes chercheuses » visant à produire un discours conceptuel moins technique et plus global sur la fabrique urbaine contemporaine. Les profils des professionnels se diversifient alors vers les sciences humaines, l’architecture et l’urbanisme : dans certaines directions, les ingénieurs de formation ne sont plus majoritaires !
Sur ces missions, les sociétés d’ingénierie concurrencent (ou s’associent, selon les cas) à une multitude de petits cabinets spécialisés sur l’innovation ou la gestion de projet, dont l’identité d’ingénieur-conseil est souvent remisée derrière celle, plus vague encore, de consultant.
Ces cabinets et les grandes sociétés d’ingénierie émargent ainsi dans le même espace professionnel constitué depuis une quinzaine d’années autour de l’opérationnalisation des questions environnementales via leur intégration dans les documents d’urbanisme et les démarches de projet urbain.
Les professionnels de l’ingénierie, considérés comme des spécialistes de la « technique », sont au cœur de choix essentiels pour la société.
Le sociologue François Vatin voit ainsi un « esprit d’ingénieur » dans les réalisations, les outils et les méthodes employées, et invite à se questionner sur l’implicite des valeurs, des préférences politiques et du rapport au pouvoir inscrits dans leurs actions. Autrement dit, «il n’y a dès lors pas de coupure entre le calcul et la politique ; le calcul est une autre manière de faire de la politique ».
Les professionnels de l’ingénierie ont ainsi contribué à cadrer selon l’« esprit d’ingénieur » les enjeux et les réponses pour intégrer le développement durable dans la fabrique urbaine: recours aux indicateurs chiffrés, mise en place et suivi de référentiels (comme HQE) et de normes, développement d’outils de modélisation pour aider à la décision, etc.
Après avoir émergé dans les années 1990 dans un contexte critique des excès du capitalisme, le développement durable devient ainsi, au cours des années 2000–2010, un impératif dont la forme actuelle contribue au « nouvel esprit de la production de l’urbain, autrement dit d’appui idéologique à la mise en œuvre de l’urbanisation néolibérale ».
Depuis deux siècles, une partie de l’ingénierie urbaine est donc intégrée dans l’appareil technocratique d’État, une autre au sein des firmes industrielles, et une troisième cherche la voie de son autonomie entre ces deux pôles. Situé à la croisée entre les métiers du conseil en organisation, de l’urbanisme et de l’ingénierie traditionnelle, le paysage professionnel éclaté de l’ingénierie urbaine partage a minima une logique rationalisatrice, qui se déploie tant sur les méthodes que sur les objets d’intervention, de l’ouvrage d’art à la « ville » prise dans son ensemble.
Guillaume Lacroix, ingénieur de recherche à l’École d’urbanisme de Paris (université Gustave-Eiffel), chercheur associé au Lab’Urba
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