Franck Boutté : « Learning from the South »
Franck Boutté, ingénieur, développe avec son agence une méthodologie de travail basée sur le bioclimatisme du Sud, pour imaginer la ville méditerranéenne de demain.
Qu’est-ce que les villes méditerranéennes ont à nous apprendre de la façon de fabriquer la ville de demain ?
Franck Boutté/ Fabriquer la ville, c’est impacter, modifier une morphologie, un climat, un milieu. La question que nous nous posons systématiquement à l’agence est la suivante : comment construire avec le milieu comme ressource et avec le milieu comme contrainte ? L’objectif est d’atténuer le recours aux systèmes énergivores et d’anticiper l’état du milieu auquel on intègre du bâti. Nous développons ainsi une réflexion pour une écologie des pays chauds. Il s’agit de façonner la morphologie urbaine, en réfléchissant un projet urbain qui tienne compte des éléments naturels que sont le vent, le soleil, l’ombre. C’est en quelque sorte une relecture de ce que l’architecture vernaculaire nous enseigne : il s’agit de prendre en compte la dimension culturelle du climat, à savoir la manière dont on vit et aménage avec ce climat. Les sociétés humaines aménagent leurs environnements bâtis en fonction de leurs valeurs et de leurs représentations, nécessairement liées au climat qu’elles rencontrent. La façon de bâtir face à un climat diffère d’un endroit à l’autre, d’un pays à l’autre. La question du localisme est centrale dans la démarche qui est la nôtre : nous tentons de développer un bioclimatisme du Sud.
Qu’appelez-vous le bioclimatisme du Sud ?
Franck Boutté/ C’est un concept développé avec l’augmentation des températures moyennes, mais aussi des évènements météorologiques et climatiques extrêmes. Le modèle bioclimatique développé dans les pays du nord de l’Europe a pour objectif de chauffer le moins possible artificiellement en hiver et de tendre vers des bâtiments low-tech. Or, les modèles de l’écologie du Sud sont la plupart du temps calqués sur les modèles de l’écologie du Nord. Très souvent les planificateurs méditerranéens tentent d’appliquer les normes HQE® pour conceptualiser les cités du Sud, alors même que ces normes, nées dans le nord de l’Europe, ont du mal à s’appliquer aux climats du sud de la France. Dans le Nord, l’extérieur n’est pas considéré de la même façon, la continuité intérieur-extérieur ne joue pas le même rôle.
Penser la ville du Sud nécessite alors une inversion de paradigme : toutes les approches de bioclimatisme développées et concep- tualisées par les pays du Nord font de la recherche du soleil une valeur absolue. Formaliser dans le Sud le confort au travers des approches référentielles HQE, BREEAM ou LEED n’a pas de sens. Les études avec des indicateurs ou des modèles classiques ne sont pas adaptées : il faut travailler obligatoirement la notion de température ressentie ou d’approche sensorielle du confort, et donc s’intéresser à d’autres leviers. La température de l’air doit être combinée à la température radiante, pour commencer à raconter des choses. Il est enfin indispensable de s’intéresser au déplacement d’air et à l’humidité pour réunir les quatre notions du climat, afin d’appréhender la notion de confort.
Si au Nord, on cherche à chauffer le plus naturellement possible ; au Sud, l’idée est de ventiler le plus naturellement possible, avec une conception du bâti dont la forme et les parties mobiles s’adaptent au climat : zones d’échanges, zones tampons entre intérieur et extérieur, volets, loggias. Mais les enjeux ne sont pas les mêmes selon les climats en différentes situations géographiques, les saisons. Ils ne sont pas non plus les mêmes pour un même site à différentes échelles de temps, compte tenu des évolutions climatiques rapides. Il faut aujourd’hui évoluer vers une réflexion de bioclimatisme à l’échelle urbaine.
En quoi l’articulation des échelles permet une meilleure conception des villes du Sud ?
Franck Boutté/ La cohérence scalaire, qui est évidemment importante dans tout projet, devient encore plus vraie pour le Sud, puisqu’il s’agit de réfléchir à la ventilation des systèmes architecturaux et urbains. Pour cela, il faut s’intéresser aux trames d’écoulement de l’air. Ce que l’on appelle les trames aérauliques, qui impactent nécessairement la conception de la forme urbaine et des formes architecturales, puisqu’il faut jouer depuis la géographie jusqu’à la grille de ventilation. Il est nécessaire de comprendre où l’on se situe : se trouver à proximité d’un espace boisé important ou à proximité d’une masse d’eau d’envergure n’a pas du tout le même impact que de se retrouver en plein désert. Il faut réfléchir depuis la géographie jusqu’à la matière.
C’est ce que vous avez mis en place pour la première fois pour le projet du quartier d’Anfa au Maroc, avec Bernard Reichen ?
Franck Boutté/ Exactement. Notre travail a consisté à substituer à une commande d’écocité – très quantitative et statistique – une fabrique d’une forme urbaine, visant des performances ambitieuses via des moyens passifs et simples. Nous nous sommes intéressés à l’orientation de la trame viaire, aux patios d’ombre, à des patios de lumière, au pouvoir rafraîchissant des vents, à la récupération des eaux pluviales. C’est en quelque sorte une manière de renouer avec la protoécologie, cette forme d’intelligence qui permet l’adaptation des hommes et du vivant au milieu. Il faut plutôt « ménager » les lieux dans lesquels on vient s’installer. Nous avons poursuivi ce travail avec Zenata et la création de cette ville nouvelle durable de 500 000 habitants, dont la forme urbaine exploite les spécificités du climat marocain. Autour des trois valeurs – climat, histoire, culture –, nous avons réfléchi à cette idée de bioclimatisme du Sud. Le Maroc a la chance d’avoir un climat tempéré chaud, et l’on s’est rendu compte qu’avec pas grand-chose, on pouvait très vite faire des bâtiments sans système technologique.
Bernard Reichen avait commencé à conceptualiser sa ville en trois strates avec socle, podium et émergences. Le socle portait un peu l’analogie de la médina ou comment fabriquer une ville du dédale, une ville labyrinthique qui arrive à produire de l’ombre et du vent avec un travail sur une forme organique. Puis le podium permettait de se remettre à la hauteur de la ville de Casablanca. Enfin, les émergences fabriquent de l’ombre sur le reste de la ville, sur le podium. Nous avons donc conçu les émergences en fonction de la courbe du soleil, et les avons positionnées de manière à pouvoir chercher une continuité d’ombre. Dans les parties les plus ombragées par ces émergences, les podiums ont été évidés, proposant ainsi des développés de façade plus importants. À partir de cette forme urbaine liée au climat, ils ont positionné les éléments de programme, forçant la maîtrise d’ouvrage à complètement reconsidérer son schéma originel. Ils ont ainsi localisé les espaces tertiaires dans les patios d’ombre et les espaces de logement dans les patios de lumière. Ce travail d’évidement a finalement permis de redessiner le ciel du socle dans l’esprit de la médina, avec des apports de lumière diffus et diffractés.
Zenata, ville nouvelle, Grand Casablanca
Exploiter les spécificités du climat marocain pour développer une écologie du Sud low-tech et no-cost, façonner la ville avec de grands couloirs de vents venus de la mer pour la rafraîchir naturellement, organiser les îlots autour de patios d’ombre et de végétation, croiser programmation urbaine et microclimats. Maître d’œuvre : Reichen et Robert & Associés © Agence Franck Boutté Consultants
Qu’en est-il à Zenata de la trame aéraulique ?
Franck Boutté/ Nous nous sommes appuyés sur les noyaux villageois, seules constructions présentes sur ce site quasi vierge. Nous avons réfléchi au principe du rafraîchisseur adiabatique, qui permet, par l’échange entre l’air et l’eau, l’insufflation d’un air plus frais. Nous avons ainsi imaginé utiliser le végétal dans sa surface d’échange et sa teneur en eau pour installer une trame urbaine. En croisant avec le travail de l’ombre portée par le principe socle-podium-émergence, la trame bioclimatique de la ville nouvelle a ainsi vu le jour. Cela donne un très beau plan urbain et paysager dessiné par Reichen et Robert et l’agence TER. En nous servant des vents marins du nord, ceux-ci sont amenés à pénétrer à l’intérieur de la ville, sous forme arborescente, parcourant les rues, les entre-deux, les vides entre les bâtiments, etc. Cela donne une figure de ce que Bernard Reichen a appelé la « ville détramée » et porte une approche durable de la conception extrêmement intégrée. Ce type de conception bioclimatique permet d’insuffler de l’intelligence, de la performance, de la qualité dans la forme et dans la matière elle-même. Cela fabrique un ADN propre au projet.
Cela impacte également l’ADN des architectures qui constituent la ville ?
Franck Boutté/ Évidemment. Cette question scalaire, nous l’avons beaucoup poussée sur Zenata dans l’organisation des îlots, la disposition et même la morphologie des bâtiments. Une fois fabriqué, un courant d’air rafraîchissant permet de générer des pressions de vent. Il faut pouvoir les utiliser avec des bâtiments correctement placés par rapport au sens de ces dépressions. On ne peut pas alors imaginer construire des bâtiments qui font 18 ou 24 m d’épaisseur. La question de l’arborescence ou de la trame aéraulique se poursuit à l’intérieur du bâtiment, en générant des pressions de vent différenciées par façade. Pour cela, il faut évidemment que l’architecture soit d’une épaisseur ou d’une finesse telle que ces différences de pression permettent de générer un courant d’air à l’intérieur du bâtiment.
Pour y arriver, il faut donc prescrire l’épaisseur du bâtiment. Il faut prescrire aussi sa matière, pour qu’il y ait une forme de porosité aéraulique dans les façades. Au Maroc, on a développé la notion de la façade épaisse qui permet de fabriquer de l’ombre, avec l’idée qu’aucun vitrage ne devait recevoir le soleil directement en période chaude. La lumière est toujours reçue de manière diffractée et jamais de manière directe. Nous avons travaillé sur une façade épaisse qui fabrique une épaisseur d’ombre autour des bâtiments et qui permet de générer aussi des courants d’air. C’est aussi le travail qu’on a développé sur le projet de l’Arbre blanc à Montpellier, avec les architectes Sou Fujimoto, Laisné- Roussel et OXO. Les grandes terrasses en porte-à-faux viennent fabriquer de l’ombre sur les façades et le courant d’air généré par la forme permet de rafraîchir la construction.
Nous avons ensuite travaillé sur la porosité de l’enveloppe avec des ouvrages qui sont dédiés à la ventilation. Parfois, il n’est pas toujours possible de ventiler un bâtiment avec une fenêtre, parce qu’à la fois ça fait un courant d’air trop important, qu’une fenêtre ouverte, c’est un risque d’intrusion, etc. Nous avons donc développé d’autres ouvrages, des mécanismes de chargement et déchargement thermiques, finalement des dispositifs vernaculaires revisités de manière contemporaine.
Cette démarche bioclimatique impacte même l’organisation interne des bâtiments. Par exemple, si l’on conçoit des logements avec une zone jour, une zone nuit, on sait très bien que quand on ferme toutes les portes à l’intérieur vers la zone nuit, ce logement n’est plus traversant. Nous avons repris, pour l’Arbre blanc, l’idée de la petite grille de ventilation positionnée à côté de la porte des cellules monacales du couvent de La Tourette de Le Corbusier.
Ce petit volet en bois doté d’une moustiquaire permet de créer le courant d’air nécessaire au rafraîchissement. En même temps, au couvent de La Tourette, l’ouverture de cette trappe permet de signifier le besoin d’être seul ou l’accord pour s’intégrer à la communauté. Pour une chambre d’adolescent – toujours fermée – ce petit ouvrage permet de conserver ce courant d’air !
L’Arbre blanc, Montpellier
Tour de 17 étages (56 m), avec 109 logements, un restaurant, une galerie d’art (en RDC et R+1) et un bar en rooftop avec vue panoramique. Nicolas Laisné (architecte mandataire), Sou Fujimoto Architect, Dimitri Roussel, OXO Architectes, André Verdier (BET structure), VPEAS (économiste), Bassinet Turquin Paysage (paysagiste) © Agence Franck Boutté Consultants
À Montpellier, territoire du nord de la Méditerranée, vous avez également mené avec l’équipe de François Leclercq un travail sur le grand territoire nommé Montpellier 360°, dans le cadre d’une stratégie d’aménagement durable ?
Franck Boutté/ Les manifestations du changement climatique ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre, même si la tendance globale est identique. À Montpellier, nous avons mené un projet assez beau du point de vue écologique et environnemental, qui prenait comme clé d’entrée les risques climatiques auxquels la métropole fait face. Nous avons essayé de comprendre quelle était la nature de ces risques, d’où venaient ces risques et enfin quelles en étaient les causes. Le résultat a été sans appel : les causes, elles, sont principalement liées à des décisions humaines dommageables qui ont altéré des cycles écologiques naturels. Nous avons essayé d’investiguer ces cycles, la façon dont ils avaient été abîmés, cassés, rompus, décircularisés justement par des interventions humaines dommageables. Cela a permis d’appréhender les rôles et responsabilités des différentes entités territoriales !
Par exemple, sur la question du ruissellement, l’ambition de désimperméabilisation concernait la ville-centre, mais aussi les territoires ruraux, avec des pratiques agricoles extensives rendant parfois la terre presque plus imperméable qu’en milieu urbain construit. Nous avons proposé une manière de reconstruire collectivement ces cycles en travaillant sur la chaîne du climat, le cycle de l’eau de la pluie à la mer, avec le phénomène de foehn qui se joue avec les massifs cévenols. Nous avons redessiné ce cycle complet de l’eau et montré comment il fonctionnait, comment aujourd’hui il avait été altéré par des choix d’urbanisation antérieurs. Et construit une nouvelle feuille de route partagée par tous.
Par cette approche portée dans le cadre de la constitution du SCoT métropolitain, on est sorti vraiment de l’opposition ville- centre et ville périphérique qui prévalait jusqu’alors, jusqu’à obtenir ainsi l’assentiment de toutes les communes. À Montpellier, l’échelle de la métropole était l’échelle pertinente parce que s’y jouaient des cycles complets constituant une armature du projet de territoire.
Face au changement climatique rapide, les expérimentations de bioclimatisme du Sud sont-elles en mesure de faire système, de montrer une voie nouvelle en termes d’aménagement ?
Franck Boutté/ Il important de se souvenir qu’un climat, c’est avant tout une culture. Il n’y a pas une recette miracle, mais plutôt une démarche faite de grands principes à appliquer à chaque territoire. Cette approche systémique particulière par le climat est extrêmement porteuse puisqu’il y a autant de microclimats que de sites. Un microclimat est défini par l’ensoleillement, le taux d’humidité, la vitesse de vent, notamment. En milieu urbain, il est donc influencé par la présence ou l’absence de végétation, la présence ou l’absence de bâtiment alentour créant de l’ombre, la présence ou l’absence de points d’eau. C’est à cela qu’il faut s’attacher.
Nous nous sommes ainsi penchés sur la définition d’une méthodologie qui consisterait à commencer la conception d’un projet bioclimatique par une première étape de définition du microclimat local. Cette étape consiste à partir d’un macroclimat régional pour descendre petit à petit jusqu’à l’échelle urbaine, puis au site. Les phénomènes d’îlot de chaleur urbain, notamment, ou de canyon peuvent faire varier la température dans une même aire urbaine de plusieurs degrés. Les caractéristiques du programme, le niveau de confort attendu à un moment donné, dans une culture donnée, viennent compléter les données d’entrée de la conception.
L’autre grande évolution également est que le bioclimatisme urbain se pense dans des logiques de trames et de tracés qui vont de la macroéchelle territoriale et urbaine jusqu’aux bâtiments, dans une continuité et une articulation des formes urbaines de différentes natures et à différentes échelles.
Il y a à apprendre du Sud et de l’intelligence climatique de ses villes. Dans ces intelligences du Sud, l’une d’elles me parle particulièrement, c’est celle des épaisseurs et des seuils. On trouve souvent, dans les villes de la Méditerranée, une série d’épaisseurs, de lieux, d’entre-deux, de seuils qui vont régler ce rapport de la lumière crue à la lumière voulue, de la température élevée à la température de confort. Ces épaisseurs vont en même temps régler beaucoup les rapports de l’intime au public. Cela me rappelle parfois la peinture hollandaise et les tableaux de Vermeer. Je suis fasciné par ce regard sur l’épaisseur et la question de l’usage qui se joue derrière une fenêtre. Donc, c’est une épaisseur intime, une épaisseur d’usage, en fait, qui va se jouer là. C’est une vraie leçon du Sud, qui nous donne le fil de l’ombre.
Finalement, une des leçons du bioclimatisme du Sud, c’est de croiser les notions de climat, histoire et culture pour refabriquer des formes qui font sens avec les lieux et les vivants qui les occupent.
Embrasser cette façon de concevoir permettra demain de porter des architectures différentes qu’on a un peu gommées par une forme d’internationalisation des formes urbaines. Et puisqu’en 2050, à Saint-Ouen, nous aurons le climat de Rabat, le message, c’est aussi de retrouver le caractère contextuel : un contextuel urbain, un contextuel architectural et un contextuel humain. Il n’est plus question aujourd’hui de Learning from Las Vegas, mais peut-être bien de Learning from the South.
Tangi Saout
Photo : Franck Boutté © Jean-Marie Heidinger
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