Jacqueline Osty, Grand Prix de l’urbanisme 2020
La paysagiste Jacqueline Osty dévoile la face sensible de son travail. De son enfance au Maroc, elle a gardé le goût de la nature et de l’imbrication du bâti et du paysage. De ses voyages aux États-Unis, elle a rapporté une passion pour les parcs et la topographie. Ces fortes expériences lui servent pour imaginer des paysages urbains de grande ampleur.
Où êtes-vous née ?
Jacqueline Osty/ Je suis née à Casablanca, Dar el-Beida, autrement dit « la maison blanche ». Je viens d’une famille moitié espagnole moitié française. Ma mère était née en Algérie, à Oran, avant que ses parents ne s’installent à Casablanca. Mon père, jeune homme juste avant la guerre, avait décidé, en attendant d’être appelé, d’aller rendre visite à sa sœur qui habitait au Maroc. Il a découvert à vélo et à pied ce pays qui lui a plu. Il y a trouvé du travail et il y a fait sa vie. Je tiens de lui le goût de la nature et celui du voyage, l’indépendance aussi. Il m’a beaucoup appris sur la nature, je parle d’une nature sèche, comparé à celle que nous connaissons en France, verte et luxuriante. Je ne viens pas d’une famille d’artistes. Mon père avait créé son entreprise dans le secteur des assurances.
J’ai fait ma scolarité au Maroc, j’ai passé mon bac à Casablanca, puis je suis partie en France faire mes études. Je voulais aller aux Beaux-Arts à Paris sans avoir une idée précise de ce que je voulais faire. Je savais que ce serait dans le monde de l’art. L’architecture n’était pas mon choix de départ, j’avais plus l’idée de faire de la peinture et de la sculpture. Mon arrivée à Paris à 18 ans, m’a permis de découvrir la vie culturelle, la ville…
Nous vivions dans un pays qui n’était pas le nôtre
Au Maroc, le monde culturel était peu présent dans ma vie quotidienne. Nous vivions dans un pays qui n’était pas le nôtre, un peu en marge. Il n’était pas question de s’impliquer dans la vie politique. Ce pas de côté, le fait de ne pas être pas ancré quelque part, m’a marquée. Nous savions que nous devrions partir un jour. C’est important dans ce que je suis devenue.
Je me suis donc plongée avec voracité dans la vie parisienne. Ensuite, j’ai eu des périodes de recul où j’ai essayé de retrouver mes racines. Si je suis arrivée en architecture, par une amie, ce n’était pas par choix. Et j’ai adoré le système des ateliers. J’y ai appris à dessiner, je dessinais tout le temps, et à faire des projets, et je trouvais très riche cette idée de mélanger différentes générations, de travailler sur les projets des plus anciens. J’aime ce travail en équipe.
Au bout de deux ou trois ans, je me suis posé des questions, il y a eu une période de flottement. J’avais fait deux cycles d’architecture et c’est alors que j’ai découvert le paysage. Quand je suis arrivée en France, la section paysage de l’École d’horticulture de Versailles était fermée et l’École de paysage de Versailles a été créée en 1975. J’avais un copain d’atelier qui y est entré. Ce qu’il me racontait me plaisait et, après cinq ans d’architecture, je suis entrée à l’École de Versailles.
L’École d’architecture offrait un enseignement très éclaté, on apprenait les uns des autres, en regardant. Je pensais pouvoir mener de front les deux cursus mais assez vite, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’un enseignement plus cadré. Il m’a été donné par la découverte du monde végétal, qui m’a passionnée.
La question du projet, je l’avais déjà abordée dans mes études d’architecture. Mais j’ai découvert des échelles totalement différentes. Dans un projet de paysage, un trait de 5 cm représente 100 m de long. En archi, cela paraît immense ; en paysage, c’est tout petit. Cette notion d’échelle a été une autre découverte.
L’École de Versailles était à ses débuts, elle se restructurait, on a essuyé les plâtres. Je me rappelle des ateliers avec Michel Corajoud (1937–2014) et Allain Provost : un mariage contre nature. Certes, ils avaient la culture du projet, mais ils ne disaient pas la même chose. L’autre enseignant était Bernard Lassus. Il y avait peu d’enseignants et déjà des guéguerres entre professeurs. Moi, j’étais avide d’avoir un enseignement qui me permette de faire mes choix par moi-même.
Que reste-t-il du Maroc en vous ?
Jacqueline Osty/ Au Maroc, j’allais au Lycée français, je menais la vie des Européens, marquée par un entre-soi. Comme toute ado, je profitais des plages… Une fois partie en France, j’y suis revenue souvent. Mon père était resté sur place, ma mère était enterrée là-bas, je l’ai perdue quand j’avais 16 ans.
J’ai eu ensuite envie de découvrir ce pays plus profondément, dans les années post-68… Je me suis beaucoup baladée à pied dans l’Atlas. J’ai découvert ces architectures typiques, faites de pisé et de pierres, les ksars. J’adorais l’imbrication de ces villages qui prenaient la couleur des rochers sur lesquels ils sont installés et d’où étaient puisés leurs matériaux : sur un versant, ils pouvaient être rouge, brique, ocre ou violine, et sur l’autre, beige. Tout était inscrit dans un rapport de contrastes extrêmement fort entre une nature sèche et une autre cultivée et irriguée. Ces contrastes me plaisaient, avec ces formes sobres sculptées par la lumière. L’architecture m’a ouvert le regard sur ces paysages et sur le bâti.
Je veux pister ce qui fait qu’on est là et pas ailleurs
Des relevés de souks furent mes premiers plans urbains. Je me rappelle celui que j’ai fait lors du moussem d’Imilchil, qui voit chaque année une ville de tentes s’implanter dans un paysage de montagnes, avec des rues et une organisation très précises.
Et puis, dans mon enfance, il y avait le cabanon. On disait : « On va au cabanon », pour parler de la plage. Le cabanon était un lieu de convivialité très fort où tous les week-ends on se retrouvait avec les copains de mes parents et leurs enfants, dans une atmosphère joyeuse et conviviale. Ce cabanon était plus grand que celui de Corbu ! Pendant la guerre, il y a eu des bases américaines au Maroc, il en est resté ces formes de 5 mètres sur 5, avec des toitures surélevées, perchées au-dessus de paysages incroyables, avec la mer devant soi et le coucher du soleil tous les soirs.
Tout se passait sur la terrasse, à la tombée du jour. C’était cela ma vie marocaine. Comme quoi une unité toute simple peut, selon son emplacement, apporter énormément de bonheur.
Je reste attachée au Maroc. Au début des années 1990, mon père, âgé, l’a quitté, et je n’avais plus de maison. Pendant un temps, j’allais à l’hôtel, mais ce n’était pas pareil. J’y reviens de manière régulière. Le Maroc a énormément changé. Casablanca s’est embellie, il y a les tramways, la ville s’est modernisée, je pense surtout au centre-ville. À côté, il y a ces nouveaux quartiers qui n’en finissent pas, d’une architecture médiocre. Je regarde la ville avec plus de distance, je vais plutôt dans le Sud, mais le lien perdure.
En ce moment, le Maroc me manque. Je suis attachée à mes racines, comme tout le monde est attaché au lieu de son enfance, à moins d’y avoir vécu des moments malheureux. Avec mes étudiants, je commençais toujours par leur demander d’où ils viennent. Celui qui est de la montagne et celui qui vient de la banlieue parisienne n’ont pas la même histoire. C’est pareil quand je conçois un paysage : je veux pister ce qui fait qu’on est là et pas ailleurs. Il faut donner des repères aux gens. Ce rapport au lointain est important. Il renvoie au paysage mental que nous avons tous en nous.
Ensuite, vous partez aux États-Unis, pays du grand paysage et où l’intervention paysagère est ancienne. Qu’est-ce que ce séjour vous a apporté ?
Jacqueline Osty/ D’abord, plusieurs choses m’ont amenée aux États- Unis. En première année de paysage, il y avait avec moi une étudiante américaine qui était venue passer un an d’études. J’avais aussi sympathisé avec Kathryn Gustafson, paysagiste. Je me souviens aussi de discussions quand j’étais stagiaire chez Alexandre Chemetoff qui me disait : « Il faut oser ! »
Parmi mes profs d’archi, Marion Tournon- Branly avait enseigné à l’école de San Luis Obispo, en Californie : des liens s’étaient créés avec des étudiants. À l’époque, j’étais aussi branchée sur la musique américaine. J’avais une attirance forte pour les États-Unis, je voulais voir ces paysages qui sont d’une autre échelle que ceux qu’on a en Europe et même au Maroc, où, même si le paysage donne un sentiment d’immensité, il change sur des distances plus courtes.
J’y ai fait un premier voyage, puis j’ai décidé d’y aller faire mon stage de fin d’études. J’ai atterri à l’agence SWA, Sasaki, Walker and Associates, à Los Angeles. Lors de mon premier voyage, j’avais découvert Central Park, des paysages à Washington, quelques grands parcs, j’étais attirée par la grande échelle. Avant de partir pour mon stage, j’avais rencontré chez Alexandre Chemetoff un architecte, Daniel Treiber, qui réalisait une étude sur la maison californienne et son rapport extérieur-intérieur. Comme j’allais à Los Angeles, il m’a proposé de travailler avec lui sur le rapport de la maison et de son jardin.
Los Angeles est une ville à une échelle incroyable, 80 km de large sur plus d’une centaine du nord au sud. Mis à part les quartiers qui sont dans les collines, tout le reste est à plat avec une grille urbaine répétitive et pourtant, malgré cette forme d’urbanisme, il existe des ambiances et des caractères très différents selon les quartiers.
J’en ai parlé à Alexandre Chemetoff, il m’a suggéré de faire une coupe des montagnes jusqu’à la mer et de regarder : cela m’a servi de fil conducteur. J’avais acheté une grande Oldsmobile, je me la jouais à l’américaine, et je circulais en notant ce que je voyais. Je me suis interrogée sur les variations : elles tenaient à la taille des parcelles, à la taille et au type de paysage, aux formes architecturales, à la topographie.
La Californie reste l’incarnation du rêve américain
La Californie reste l’incarnation du rêve américain. Énormément d’architectes y ont travaillé. Beaucoup, à l’image de Frank Lloyd Wright avec La Miniatura, y ont bâti des maisons insensées. Je suis entrée dans cette histoire américaine par la ville et le paysage urbain, indépendamment de ce que j’apprenais dans cette grande agence paysagère où j’ai découvert la manière de concevoir de nouveaux quartiers.
Les plans-masses étaient entièrement dessinés par les paysagistes et non par les architectes. Leur travail sur les voiries ne donnait pas des plans exceptionnels en termes d’urbanisme ; souvent, ils partaient d’un grand parc ou d’un golf autour duquel ils organisaient les maisons, avec une centralité et des rues principales. Il y avait toujours une entrée, sans que ça soit fermé : cela formait un système. Jusque-là, pour moi, le paysagiste était celui qui composait autour des bâtiments. Et je découvrais des paysagistes qui dessinaient des quartiers entiers.
Et donc qui faisaient de l’urbanisme.
Jacqueline Osty/ En tout cas, ce type d’urbanisme. L’urbanisme en France est beaucoup plus complexe. Eux ont gardé cette forme urbaine basée sur la ville de Jefferson (1743–1826), avec une trame qui s’étend du nord au sud, alors que nous avons un urbanisme lié au territoire, qui part du village en étoile qui s’étend et rejoint une autre étoile. Plus que les jardins eux-mêmes, c’est cela que j’ai retenu de mon histoire américaine.
Avec en plus la particularité de Los Angeles…
Jacqueline Osty/ Los Angeles est une ville-territoire qui s’est ramifiée avec le temps. Tout part d’un site avec la mer d’un côté, les montagnes de l’autre. Même s’il est étendu, le territoire géographique existe. Par opposition à Houston, par exemple, où les nappes s’étendent à l’infini. Je ne dis pas que l’urbanisme de Los Angeles est la panacée, mais cela m’a interrogée sur les déterminants d’un quartier et son rapport à un territoire géographique, plus ou moins présent selon qu’on est au bord de la mer, dans les collines, où il y a un peu de la topographie, dans les vallons ou dans les crêtes, par rapport à une ville qui s’étale et où les séparations raciales sont marquées.
Ensuite, je me suis intéressée à Frederick Olmsted (1822- 1903), le concepteur de Central Park à New York. À Los Angeles, il y avait les fameux parkways, ces voies paysagères dont les concepteurs européens se sont emparés avec avidité. Les parkways étaient de vraies routes-paysages d’une grande d’ampleur, pas juste deux routes avec un terre-plein planté de quelques arbres. Il s’agissait de relier un quartier au centre-ville par le paysage.
L’un de ces parkways a été dessiné par Olmsted à Palos Verdes, à Los Angeles, avec des pistes équestres au milieu : la route est tellement large qu’on ne voit pas l’autre voie. C’est un morceau de paysage en soi. J’ai découvert ces continuités paysagères conçues par des paysagistes et ces routes très dessinées, puis bien sûr Central Park et enfin Boston, avec son système de parcs en réseau, reliés par les rivières. Boston est l’exemple le plus fort de ces continuités d’un territoire qui adoucit, émousse la topographie même si elle reste présente.
On ne fait pas un plan de ville comme un projet
De notre côté, la tradition de Jean-Claude Nicolas Forestier (1861–1930) m’a également influencée, celle du système haussmannien, avec sa hiérarchie des boisements, des bois, des squares, des allées plantées ; on a affaire à une déclinaison des espaces paysagers dans la ville qui est riche, mais qui est écrite d’une manière rigide, « à la française ». Le paysage américain, qui découle du paysage anglais, est au contraire dans les courbes, dans la souplesse, notamment chez Olmsted. Les armatures, les structures paysagères dessinaient les fondements des espaces publics et des continuités de la ville.
À cette époque-là, ces paysagistes concevaient des morceaux de ville et des continuités paysagères très fortes. Aujourd’hui, on n’est plus à cette échelle. On fait des ZAC ou des écoquartiers. La fonction du paysage dans l’urbanisme est de retracer ces continuités, ces enchaînements de lieux. C’est complexe : on ne fait pas un plan de ville comme un projet. De nombreuses années sont nécessaires et ce n’est pas toujours le même qui tient le crayon. D’où le besoin d’une transversalité.
Si je prends l’île de Nantes, le territoire est cerné, c’est une île, c’est un territoire en soi qui appartient à un plus grand territoire, mais dont les limites sont bien définies. L’objectif de l’aménageur, la Samoa, est de terminer l’île de Nantes en 2037. Pour conduire son aménagement, il y a eu un premier contrat avec Alexandre Chemetoff, qui a mis au point un plan-guide et posé des éléments, ensuite, Marcel Smets et Anne Mie Depuydt pour la deuxième phase, puis, avec Claire Schorter, nous avons pris la suite et, dans quatre ans, ce sera au tour de quelqu’un d’autre.
La transversalité existe sur le papier, mais il faut la faire exister dans le temps, avec des maîtrises d’œuvre et des phasages différents. C’est difficile, mais il faut tendre vers cela : en garantissant ce regard transversal, on garantit la question de l’écologie, de la biodiversité, des continuités, de la gestion de l’eau.
C’est un regret, cette échelle de temps qui échappe au paysagiste ?
Jacqueline Osty/ C’est une réalité. Bien sûr, il y a un regret. Si je prends l’exemple du système de parcs imaginé pour l’île de Nantes, je ne suis pas assurée de le terminer. Mais si on arrive à mettre en place quelque chose qui s’inscrive dans une continuité et si c’est assez fort, cela devrait tenir. On ne peut pas avoir la maîtrise de tout. En plus, on est tributaire des évènements. Regardez ce qu’on disait avant le Covid ; dans un an, on dira des choses différentes.
Sur l’île de Nantes, avec Claire Schorter, vous avez proposé un système de parcs qui esquisse une autre logique.
Jacqueline Osty/ Alexandre Chemetoff est arrivé, il y a presque vingt ans maintenant, il a posé un regard : c’est par l’espace public qu’on fait du lien entre des époques, entre des tissus industriels, faubouriens ou issus des années 1970. Il a réussi à travailler sur la prise en compte de toutes ces échelles de temps, ou d’architecture, et de dire : on fait avec ce qui existe, et l’espace public est ce qui va faire le lien. Il n’était pas seul.
C’est l’histoire de l’île de Nantes, avec un maire, Jean-Marc Ayrault, un agitateur culturel, Jean Blaise, un maître d’ouvrage, la Samoa dirigée par Laurent Théry, puis par Jean-Luc Charles. L’esprit île de Nantes est né à partir de ce premier travail avec Alexandre. Ensuite Anne Mie et Marcel Smets ont hérité de la question de l’hôpital. Ils ont développé la dimension métropolitaine de l’île avec un « métacentre » regroupant équipements et infrastructures.
Nous sommes parties de la Loire,
comme le fond d’une histoire
Avec Claire, quand nous sommes arrivées, il nous a été demandé de réfléchir sur un développement urbain organisé autour d’un futur parc métropolitain, sur 90 ha qui étaient « vierges ». C’est-à-dire des quais, des rails, des architectures en bardage de l’ancien MIN qui allaient être démolies, des sols pollués… Nous n’avons pas retenu l’idée d’un système formel organisé autour d’un parc, comme il était demandé, un peu à l’image du parc de Clichy-Batignolles, avec une figure urbaine forte.
Nous sommes parties de la Loire, comme le fond d’une histoire pour repenser et compléter la structure de l’île. C’était une évidence pour nous d’aller chercher l’immensité de ce paysage. Et nous nous sommes appuyées sur la figure paysagère qui relie les deux pointes de l’île qu’avait mise en place Anne Mie. On l’a simplement développée, dans un rapport au territoire et à l’histoire des boires de la Loire, pour retrouver et infiltrer un système naturel dans un système construit. Au fond, c’est une forme d’infrastructure verte. Nous avons organisé les surfaces attribuées au parc métropolitain d’une manière différente, pour raconter l’histoire d’un système de parcs qui relie les deux extrémités de l’île.
Actuellement, nous travaillons sur l’imbrication du bâti et de la nature dans une structure paysagère déclinée à toutes les échelles, du pas-de-porte à l’horizon. Claire travaille sur le « grain » urbain, découpage parcellaire et assemblage des programmes bâtis, typo-morpho des bâtiments… le plein, et moi je travaille sur le système espaces publics et la trame paysagère… le vide.
Le quartier République est en train de se faire : il sortira quand nous aurons fini notre mission dans quatre ans. Ce quartier abandonne l’échelle des macrolots, pour un découpage plus complexe, notamment en termes de montage opérationnel, un système de blocs divisés en îlots eux-mêmes divisés en lots. La trame urbaine de 120 par 120 des faubourgs de l’île a été reprise, divisée par quatre, chaque élément constituant un de ces grands îlots, avec plusieurs architectes et des promoteurs, et une mixité logement-activité, artisanat-bureau, du petit, du grand, de la petite maison de ville… La densité y sera importante. Ce quartier, au nord du CHU, répond au quartier de la Création, qui existe déjà et qui est traversé par un des parcs. À l’ouest, de l’autre côté du boulevard et du CHU, un autre quartier viendra plus tard. Mais ce n’est pas nous qui le concevrons.
À la fin de notre mission, nous aurons fait l’un des parcs de pratiquement 1,5 km de long qui va traverser ces différents quartiers et longer des terrains qui seront aménagés peut-être dans dix ans. La ville se fait ainsi : des infrastructures vont desservir l’hôpital, deux nouvelles lignes de tramway, des nouveaux boulevards. Nous travaillons sur cette trame, qui relève plus d’une approche de base, même si elle est complexe à mener.
Cette imbrication entre bâti et nature est au cœur des débats actuels sur la végétalisation de la ville, sa densité, des espaces publics repensés pour les nouvelles mobilités.
Jacqueline Osty/ Dans notre approche, on bâtit justement pour mettre en place ces logiques de parcs de nature. On a besoin évidemment de végétation, d’îlots de fraîcheur, mais l’idée est de créer des milieux qui favorisent la biodiversité. On a réfléchi à toute une topographie des quartiers, à des systèmes de gestion des sols et des eaux. C’est ce que j’appelle « préparer le terrain » pour la ville, pour la suite.
Pouvez-vous revenir sur la conception du parc Martin-Luther-King, à Paris, qui concrétise une autre approche ?
Jacqueline Osty/ Au départ, ce quartier faisait l’objet d ’un marché de définition, l’équivalent du dialogue compétitif actuel. Nous étions quatre équipes en compétition, dont celle composée de François Grether et moi. Ce projet a été imaginé lors des Jeux olympiques de 2005. On a commencé en 2003 à travailler sur un plan-masse global. La notion de « parc central » a été apportée par François, qui a imaginé que les bâtiments donnaient directement sur lui, sans circulation de rues autour, en organisant des logements et des équipements tout autour.
Ensuite, nous avons travaillé sur la manière d’assurer la continuité du parc à la ville. Il fallait relier l’est et l’ouest et le nord et le sud, et permettre la traversée quotidienne du parc. D’où l’idée d’une trame en continuité avec la trame urbaine, où les allées s’inscrivent dans le prolongement des rues. En cela, il se distingue des jardins haussmanniens où l’on franchissait une grille, pour entrer dans un monde de nature, où se mettre à l’abri des miasmes de la ville dense.
Notre projet, au contraire, se voulait ouvert. Il apparaissait en contradiction avec le projet initial de faire un village olympique fermé sur lui-même, protégé pour des questions de sécurité. Nous avons donc travaillé sur cette question. Au moment du concours, le dessin du parc n’existait pas, il s’agissait davantage d’un agencement de surfaces sportives, liées au village olympique. Ces contraintes ont sauté avec l’échec de la candidature de Paris. Du coup, j’ai introduit la topographie.
Les gens viennent voir les cerisiers en fleurs comme au Japon,
c’est magique
Auparavant, la ville du Plessis-Robinson m’avait demandé de faire un parc sur le modèle du square des Batignolles que j’avais découvert à cette occasion et qui est voisin. C’est un univers paysager assez fort avec des rocailles, des collines, une topographie, des rochers, une cascade, une serre. Il était plein à craquer, avec de multiples usages : des gens à l’écart pour lire, des endroits plus ou moins ouverts, plus ou moins intimes, des jeux d’enfants, des jeux de boules, des tables de ping-pong.
J’avais été frappée par la multitude d’usages inscrite dans un paysage de « qualité », même si c’était avec une écriture du XIXe siècle. Cela m’a beaucoup intéressée pour penser le parc Martin-Luther- King dans la ville dense, où le rappel à la géographie est plus effacé.
J’ai d’abord mis en place une topographie technique, pour permettre les franchissements ; le site est en effet traversé par la petite ceinture et son histoire est celle d’un remblai ferroviaire posé sur une pente naturelle, avec 5 mètres de différence entre la rue Cardinet et les boulevards extérieurs. Des bassins ont été créés de part et d’autre de la petite ceinture pour la mettre à distance et les franchissements ont été reportés sur les côtés avec une montée progressive pour passer au-dessus des voies ferrées.
À l’intérieur du parc, il s’agissait d’installer une topographie paysagère, pour créer des espaces différents, où l’on peut être un peu plus haut ou un peu plus bas, s’isoler ou partager. Elle permet de créer des espaces et d’imbriquer des usages dans des ambiances paysagères particulières. Ensuite, il y a l’eau, élément important chez les paysagistes, pour créer des milieux différents.
Enfin, pour introduire la nature en ville, j’ai voulu l’exprimer à travers les saisons réparties géographiquement de manière spectaculaire : toutes se mélangent à un moment donné, mais au mois de mars les gens viennent voir les cerisiers en fleurs comme au Japon, c’est magique ; à l’automne, cela devient autre chose, avec d’autres couleurs très belles.
Comment le voyez-vous vivre ce parc ?
Jacqueline Osty/ Le parc Martin-Luther-King devait faire 15 ha. Et puis la programmation des logements devenant plus importante, il est passé à 10 ha. C’était la barre symbolique qu’il ne fallait pas toucher. Aujourd’hui, il ne se révèle pas assez grand au vu de l’apport de la population grandissante du nouveau quartier. Il manque d’espaces libres, de grandes pelouses, alors qu’il est très fréquenté. Mais il offre des situations tellement différentes que les gens y trouvent leur bonheur. D’habitude, les gens s’expriment quand ils ne sont pas contents. Là, je reçois encore des petits mots pour me remercier. C’est rare ! Maintenant, il aurait été un peu plus grand, ça aurait été mieux.
Nous sommes obligés de densifier. Mais il faut qualifier la densification. Quand on fait des séances de travail en atelier pour un nouveau quartier, chaque détail d’architecture est passé au peigne fin. On n’a pas le même souci pour les espaces publics. J’aimerais qu’ils soient autant dessinés que le reste. L’espace vert coûte, c’est de l’investissement. Pourtant il faut définir la bonne échelle, la qualité, trouver le bon équilibre entre la densité urbaine et des vides conséquents. Mon approche est celle-là.
Vous avez un engagement fort à l’École de la nature et du paysage de Blois. Comment voyez-vous cette mission ?
Jacqueline Osty/ Je viens de la terminer, a près y avoir enseigné un peu moins de 15 ans. À l’École de Blois, j’ai d’abord enseigné cinq ans avec Catherine Farelle les projets de territoires, les plans-paysages, les schémas directeurs. C’était une échelle que je ne connaissais pas très bien. On travaillait sur des sites réunissant 20 à 25 communes, pour établir des prescriptions paysagères.
Par la suite, je suis passée au projet urbain, j’étais plus à mon échelle. Nous récupérions des étudiants de deuxième année qui avaient fait un peu de projet et nous devions les amener à penser à un emboîtement d’échelles plus complexe. J’ai essayé de leur faire ressentir ce passage.
Ce n’est pas toujours facile : à Blois, nous travaillions sur de vraies conventions passées avec des maîtres d’ouvrage, les étudiants sont donc amenés à présenter leurs projets devant les élus. Il fallait leur faire comprendre que le programme n’était pas inscrit dans le projet urbain (il ne s’agissait plus de faire une place, un espace pour les enfants, un autre pour se garer) et mais que le programme allait se faire en comprenant le site. Il fallait apprendre aux étudiants à poser la question différemment des élus qui voulaient du « vert » dans leur commune.
À l’école, on reçoit quelques billes, on s’ouvre l’esprit,
mais cet apprentissage doit se poursuivre en agence
J’ai beaucoup aimé leur apprendre ce passage d’une échelle à l’autre, la prise en compte du territoire, de l’échelle du temps, du lieu, et puis de faire des propositions, d’identifier ce qui ne fonctionne pas pour améliorer la question du paysage dans une petite commune. Je ne suis pas quelqu’un qui fait des cours magistraux. À la fin de l’année, quand on voit qu’ils ont compris, c’est satisfaisant.
Le paysage n’est pas qu’une réponse de projet, avec un bon design. Bien sûr, il faut savoir composer et dessiner, cela fait partie du bagage que tout paysagiste ou architecte doit avoir, mais l’essentiel tient dans cette compréhension des échelles et de leur emboîtement. Avec l’agence, je n’avais malheureusement pas le temps de m’investir dans la pédagogie de l’école.
Aujourd’hui, nous sommes 3 000 paysagistes, en France. Tous ne travaillent pas sur du projet en agence, tant s’en faut. Si la demande de paysage continue de croître, on ne sera pas assez nombreux. La culture du projet est essentielle, c’est l’alchimie de toutes les contraintes techniques, géologiques, financières… même si les étudiants sont moins confrontés à cette question-là. Or, dans les écoles d’archi ou dans les écoles de paysage, il y a de moins en moins d’heures pour le projet, et de plus en plus d’enseignement universitaire.
Il faut des praticiens dans les écoles, même si ce n’est pas facile à tenir. L’apprentissage du projet prend du temps. À l’école, on reçoit quelques billes, on s’ouvre l’esprit, mais cet apprentissage doit se poursuivre en agence. Les jeunes paysagistes continuent à se former au moins pendant deux ans après leur diplôme.
Quelle est votre ville préférée ?
Jacqueline Osty/ C’est difficile de répondre à cette question. Je ne vais pas tomber dans l’extrême d’une ville comme Venise, qui est un pur rêve. J’aime beaucoup Lisbonne et Marseille. Ces villes ont une topographie qui crée des surprises, des accidents qui les rendent attachantes. Marseille n’est pas la ville la plus tendre, il y existe une forme de violence, mais le site géographique est fort. J’ai une grande tendresse pour Lisbonne. Cette ville marie des quartiers très différents, une variété de rapports au fleuve, elle a beaucoup de richesses et une humanité qui me touchent beaucoup.
J’aime aussi beaucoup Rabat, à cause de son homogénéité, il y a la mer, le fleuve, une topographie assez douce et une harmonie entre l’architecture et le paysage, une imbrication de l’architecture orientale et de l’époque coloniale avec l’architecture moderne. Parmi les autres villes que j’ai beaucoup aimées, je pense à Rome à cause de sa stratification historique, de l’épaisseur qu’on ressent partout. Je la préfère à Florence : elle est moins parfaite dans son écriture, mais tellement plus vivante. Après, j’aime beaucoup Paris, évidemment. New York aussi, une ville tellement étonnante par sa démesure pour nous Européens.
Vous n’avez pas gardé une tendresse pour Los Angeles ?
Jacqueline Osty/ Si mais on ne peut pas y vivre sans voiture, on est dépendant d’un système. Ce que j’ai préféré aux États- Unis, c’était l’aventure. Je conseille à tous les jeunes, s’ils le peuvent, de partir, d’aller voir ailleurs comment les autres vivent. Et puis, je me suis tellement amusée.
Antoine Loubière et Jean-Michel Mestres
Photo : Jacqueline Osty © Arnauld Duboys Fresney