Jad Tabet et Ariella Masboungi : entretien croisé

Tabet Maboungi

Beyrouth, un processus innovant de reconstruction

Entretien croisé avec Jad Tabet, président de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth, et Ariella Masboungi, architecte urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2016.

 

Où étiez-vous le 4 août, lors de l’explosion dans le port ?
Jad Tabet/ L’explosion du port a été res­sen­tie dans toute la ville. J’étais moi-même dans mon appar­te­ment qui est situé au-delà de la crête qui marque le som­met du centre-ville, donc non direc­te­ment expo­sé, et à la seconde explo­sion, la plus forte, toutes les vitres de l’immeuble sont tom­bées… et autant dans les bâti­ments voi­sins. On n’imagine pas un choc de cette vio­lence et de cette ampleur : il y a eu des mil­liers de bles­sés, les hôpi­taux étaient com­plè­te­ment satu­rés. Le len­de­main, à mon bureau à l’Ordre, je retrouve six ou sept per­sonnes du conseil d’administration, mais aus­si des ingé­nieurs et archi­tectes venant aux nouvelles.

Nous sommes des­cen­dus au port, et c’est cela qui m’a le plus mar­qué : des cen­taines de jeunes – gar­çons et filles – venus de tout le Liban, aidaient à net­toyer, à enle­ver les débris. Les appar­te­ments étaient souf­flés, il n’y avait plus de portes, plus rien. Je me suis alors dit : « On ne peut pas lais­ser les choses en l’état comme ça, il nous faut faire quelque chose. Il y va de la res­pon­sa­bi­li­té de l’Ordre. »

 

Vue du port de Bey­routh, avec les ruines du silo que beau­coup d’habitants
aime­raient conser­ver comme monu­ment com­mé­mo­ra­tif de l’explosion © A. M.

 

Qu’avez-vous pro­po­sé aux autorités ?
Jad Tabet/
Je suis allé voir le gou­ver­neur de la ville, le pré­fet, et lui ai dit : « La pre­mière chose à faire, c’est un état des lieux. » Il nous a donc confié le diag­nos­tic de l’état des bâtiments.

On a décou­pé le sec­teur dévas­té en 52 super îlots, consti­tué 52 équipes, mobi­li­sé plus de 300 ingé­nieurs et archi­tectes, qui ont tra­vaillé deux mois sur la base du volon­ta­riat. Le diag­nos­tic que nous avons éta­bli a été uti­li­sé par le gou­ver­ne­ment liba­nais, et l’est aujourd’hui par toutes les orga­ni­sa­tions internationales.

En paral­lèle, il nous fal­lait mener une réflexion de fond. Nous avons mobi­li­sé les sept écoles d’architecture et d’urbanisme du Liban, tra­vaillé ensemble et syn­thé­ti­sé cela dans la « Décla­ra­tion de Bey­routh », qui tente de défi­nir les grands prin­cipes d’une inter­ven­tion qui ne soit pas une simple recons­truc­tion, mais une vision de ce que devrait être la recons­truc­tion des quar­tiers dévas­tés par l’explosion.

Ariel­la Masboungi/ Il faut pré­ci­ser qu’il y a eu des offres de ser­vices, en par­ti­cu­lier des admi­nis­tra­tions fran­çaises, mais aus­si de divers pays euro­péens. Connais­sant bien la France et le Liban, j’ai pen­sé que les Liba­nais n’avaient pas vrai­ment besoin d’une aide concep­tuelle ou tech­nique, mais plu­tôt d’une aide finan­cière et sans doute d’une aide à la coor­di­na­tion. En effet, les Liba­nais indi­vi­duel­le­ment sont géniaux, mais ne savent pas tra­vailler collectivement.

Loca­le­ment, les asso­cia­tions et ONG se sont mobi­li­sées et ont répa­ré tout ce qui était répa­rable, sans attendre l’État. La France a aidé à plus d’un titre comme d’autres pays, mais il a fal­lu orga­ni­ser loca­le­ment ces aides pour qu’elles ne tran­sitent pas par l’État liba­nais gra­ve­ment dis­cré­di­té. Le rôle de la socié­té civile a été majeur et déter­mi­nant et conti­nue de l’être. Il faut noter que 70 % des immeubles tou­chés dans la ville sont déjà ain­si répa­rés. Le bot­tom-up aurait à pré­sent besoin de s’articuler avec du top-down, une vision du deve­nir du ter­ri­toire et une démarche pour la mettre en œuvre hors d’un por­tage poli­tique ; ce qui serait inusi­té tant le pro­jet urbain exige un por­tage poli­tique fort.

 

Est-ce que vous met­tez en œuvre une autre manière de recons­truire la ville ?

Jad Tabet/ Nous avons le sen­ti­ment d’inventer un pro­ces­sus inno­vant parce que, nor­ma­le­ment, les modèles de recons­truc­tion après des guerres ou des des­truc­tions sont diri­gés par l’État ou les pou­voirs publics, ou alors par des socié­tés pri­vées qui viennent avec des capi­taux, défi­nissent un ter­ri­toire et dirigent l’opération, comme ça a été le cas pour la recons­truc­tion du centre-ville après la guerre civile qui a été confiée à Soli­dere, une socié­té d’aménagement qui s’est appro­prié les ter­rains et a amé­na­gé un bel espace étran­ger à la culture et au mode de vie locaux.

Aujourd’hui, ni l’un ni l’autre de ces deux modèles ne sont appli­cables, car l’État liba­nais est glo­ba­le­ment absent et le Liban est dans une situa­tion éco­no­mique et finan­cière dra­ma­tique. Aucun groupe d’investisseurs ne vien­dra réa­li­ser un pro­jet sur tout le quar­tier concer­né et ce n’est sans doute pas souhaitable.

Par contre, on observe une somme d’initiatives indi­vi­duelles, d’ONG locales et inter­na­tio­nales, d’institutions publiques comme la Direc­tion géné­rale de l’archéologie ou la Direc­tion géné­rale de l’habitat. C’est un sec­teur où coha­bitent plu­sieurs reli­gions et les res­pon­sables se sont éga­le­ment inves­tis pour aider leurs com­mu­nau­tés. Les Liba­nais de l’étranger et la dia­spo­ra ont appor­té de leur côté une aide substantielle.
Ce n’est pas l’idéal et nous n’aboutissons pas pour l’instant à un plan bien défi­ni, mal­gré des ten­ta­tives de coordination.
Ce que nous essayons de faire, c’est de mettre tous les contri­bu­teurs ensemble, en lais­sant de la sou­plesse à chacun.

Et nous sommes en train d’inventer quelque chose qui est sans doute à l’image de la démo­cra­tie liba­naise, avec ses dif­fé­rentes com­po­santes, ses pro­blèmes. Il n’y a pas d’institutions démo­cra­tiques anciennes comme en France ou en Europe. C’est un peu du bri­co­lage, mais c’est ain­si que cela fonctionne.

 

Au pied d’une tour en cours de réha­bi­li­ta­tion, une ONG pro­pose coiffure,
maquillage et manu­cure aux per­sonnes affec­tées par la situa­tion © A. M.

 

Qu’est-ce qui vous marque le plus dans la situa­tion actuelle ?

Ariel­la Masboungi/ Dans une situa­tion catas­tro­phique, avec un État défaillant, ce qui impres­sionne, c’est la mobi­li­sa­tion des intel­lec­tuels et des uni­ver­si­tés. De mon côté, j’ai accom­pa­gné la démarche d’urbanisme tran­si­toire menée par Bachir Mou­jaes, archi­tecte urba­niste avec ses étu­diants de l’École d’architecture de l’Académie liba­naise des beaux-arts (Alba). Dans le cadre d’un Forum des pro­jets urbains orga­ni­sé par le groupe Inno­va­presse à Mar­seille, je l’avais invi­té, en tant que direc­teur de l’aménagement de Soli­dere, à par­ler du centre-ville de Bey­routh, opé­ra­tion de qua­li­té mais très contro­ver­sée. Confron­té aux cri­tiques dans le débat, il savait faire la part des choses et recon­nais­sait publi­que­ment les fai­blesses du pro­jet, ce qui per­met­tait de démon­trer au public que le Liban était bien une démo­cra­tie où la parole est libre.

Orga­ni­sant fin 2019 avec lui un voyage d’études au Liban, nous avons beau­coup par­lé des ques­tions d’urbanisme tran­si­toire qui ne se déve­lop­paient pas au Liban. Pas­sion­né par le sujet, il a fait tra­vailler ses étu­diants sur des espaces publics aty­piques, des espaces fré­quen­tés comme la Cor­niche, comme des des­sous de voies rapides, des car­re­fours… pour ima­gi­ner des dis­po­si­tifs urba­nis­tiques tran­si­toires. Et les étu­diants étaient embal­lés, pro­dui­sant de beaux pro­jets qui ont été mon­trés au maire de Bey­routh juste avant le confi­ne­ment. Il s’était même enga­gé à les réa­li­ser mais le Covid a frei­né le processus.

Après l’explosion du 4 août, Bachir a mobi­li­sé ses étu­diants sur la par­tie très tou­chée de la ville – 300 000 habi­tants, 4 ha – qui ont fait un tra­vail remar­quable (publié dans mon ouvrage, Ville pas chiante). La DGALN fran­çaise finance, en par­tie, ce tra­vail et le suit avec beau­coup d’intérêt.

Mais d’autres uni­ver­si­tés ont éga­le­ment tra­vaillé sur ce registre offrant des inter­ven­tions qui pour­raient être réa­li­sées rapi­de­ment, qui amè­ne­raient aus­si des gens à échan­ger, parce qu’il y aurait de l’évènementiel, des rai­sons d’être ensemble dehors et des croi­se­ments pos­sibles. Ce concept d’urbanisme tran­si­toire monte en puis­sance, et rejoint des sujets majeurs menés dans d’autres études sur l’identité de la ville, son éco­no­mie, la mobi­li­té, en termes de connais­sances et de propositions.

C’est foi­son­nant ! Jad a orga­ni­sé deux grands sémi­naires où ces tra­vaux ont été pré­sen­tés avec quelques apports inter­na­tio­naux, dont l’incroyable tra­vail mené par un groupe de recherche à l’Université amé­ri­caine conduit par Mona Fawaz, qui fait à elle seule le tra­vail de connais­sance et de pro­jet d’une très bonne agence d’urbanisme fran­çaise. Il s’agirait à pré­sent d’en déga­ger une ligne de conduite qui pour­rait ali­men­ter le sché­ma direc­teur de la ville.

 

Com­ment allez-vous procéder ?
Vous met­tez en place des ate­liers thématiques ?

Jad Tabet/  Oui, les ate­liers por­te­ront sur sept thèmes et devraient se dérou­ler jusqu’au mois de sep­tembre de façon à ce que, début octobre, nous dis­po­sions d’un docu­ment syn­thé­tique avec des pro­po­si­tions très claires, qui vont de l’économie à l’urbanisme. Les enjeux éco­no­miques sont déter­mi­nants, car le sec­teur le plus tou­ché par l’explosion est une mine de dyna­mique éco­no­mi­co-urbaine. Jusqu’au début des années 2000, c’était un quar­tier rési­den­tiel avec des acti­vi­tés arti­sa­nales liées à nombre d’Arméniens qui s’y étaient ins­tal­lés. À par­tir de 2005–2006, il y a eu tout un phé­no­mène où des jeunes diplô­més tra­vaillant sur­tout dans les sec­teurs artis­tique et audio­vi­suel sont venus s’installer, et en même temps sont arri­vés des bars et des res­tau­rants branchés.

Mais cela n’a pas com­plè­te­ment chan­gé la popu­la­tion d’origine, parce qu’une loi au Liban pour les loge­ments anciens empêche d’expulser les anciens loca­taires. Une coha­bi­ta­tion s’est ain­si orga­ni­sée – pas tou­jours facile d’ailleurs parce que les bars font du bruit avec leur musique la nuit – entre une popu­la­tion plu­tôt âgée, avec des res­sources limi­tées, et une popu­la­tion jeune, plus aisée et mon­dia­li­sée. Tout ça a fonc­tion­né assez bien finalement.

Des asso­cia­tions de quar­tier se sont créées. Le risque, avec la catas­trophe du 4 août, est que ces jeunes ne reviennent pas.

 

Et du côté du port ?

Jad Tabet/  His­to­ri­que­ment, le port a tou­jours été ouvert sur la ville. Mais depuis la fin de la guerre, le port est deve­nu une sorte d’enclave qu’il fau­drait à pré­sent rou­vrir sur la ville.

En réa­li­té, le port, bien que détruit, fonc­tionne à 70 %, car toute la par­tie des­ti­née aux conte­neurs, située au nord-est, n’a pas été réel­le­ment tou­chée. L’autre par­tie, détruite, conte­nait des dépôts. Toute la ques­tion est là : est-il cohé­rent d’avoir des zones de dépôt en plein cœur de la ville ? Ne faut-il pas ima­gi­ner autre chose ?

Mais avant de des­si­ner un pro­jet – ten­ta­tion à laquelle suc­combent nombre de concep­teurs – il faut défi­nir l’avenir du port dans cette côte orien­tale de la Médi­ter­ra­née. Parce que les Chi­nois sont en train de moder­ni­ser le port de Haï­fa, suite à l’accord entre Israël et les pays du Golfe. Et les Russes sont au nord, avec le port de Lat­ta­quié ou celui de Tar­tous, avec la pers­pec­tive d’établir la liai­son avec l’Irak. Mais il faut tout d’abord régler le pro­blème de la gou­ver­nance. Aujourd’hui, sept minis­tères se par­tagent les pou­voirs dans ce port. Il faut éta­blir une auto­ri­té por­tuaire unique qui puisse diri­ger ce territoire.

Après, on fera de beaux dessins.

 

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