Jean-Louis Cohen, architecte et « Parisien errant »
Celui qui n’avait pas oublié son enfance à la Butte-aux-Cailles est décédé le 7 août 2023. La rédaction d’Urbanisme avait interviewé Jean-Louis Cohen, au printemps 2013, à l’occasion de l’exposition à Strasbourg « Interférences. Architecture, France-Allemagne, 1800–2000 » qu’il avait conçue avec Hartmut Frank, avant une seconde sur le paysage dans l’œuvre de Le Corbusier, en juin de cette même année, au MoMA de New York. Il s’était fait connaître par des expositions, telle la fameuse « Paris-Moscou » de 1979 au Centre Georges Pompidou, puis par de solides ouvrages sur des villes saisies à des moments révélateurs de leur histoire.
Où êtes-vous né ?
Jean-Louis Cohen/ Je suis né à Paris en 1949. Mes parents habitaient une HBMA, habitation à bon marché améliorée de l’Office d’HBM de la Ville de Paris, attribuée en 1939 à ma mère, alors assistante à la Sorbonne. Mon père est venu l’y rejoindre lorsqu’ils se sont mariés, en 1948. Je suis donc un enfant de la Butte-aux-Cailles. J’ai grandi dans le 13e arrondissement, avec une assez forte conscience de ce qu’était un Paris encore populaire et vernaculaire, dans lequel j’ai vu apparaître à la fin des années 1960 la rénovation urbaine du quartier Italie, en continuant d’ailleurs à habiter d’autres coins du même arrondissement. Je suis passé de ces HBM de la rue Barrault à celles du boulevard Masséna, porte d’Italie, où j’ai occupé une chambre de bonne, puis à un immeuble en pan de bois et plâtre de la rue du Moulinet, en plein périmètre de la rénovation, avant que de traverser la Seine pour m’établir pendant trente ans boulevard de Sébastopol. Ma trajectoire résidentielle fut donc extrêmement parisienne, dans le même temps que je découvrais le monde. Je me considère plus comme un Parisien errant que comme un Français internationalisé.
Je suis né dans un milieu où les deux piliers de la religion
familiale étaient la science et la révolution
Pouvez-vous nous parler de votre famille ?
J.-L. C./ Je suis né dans un milieu où les deux piliers de la religion familiale étaient la science et la révolution. Ma mère était chimiste de formation. Après la guerre et son retour d’Auschwitz, elle a été dans l’équipe de Frédéric Joliot-Curie au Commissariat à l’énergie atomique, avant d’en être chassée par Raoul Dautry, ex-ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, lors du bref épisode – aujourd’hui oublié – du maccarthysme à la française. Elle a ensuite enseigné à la fac d’Orsay. Quant à mon père, biologiste de formation, et qui avait étudié le russe à Langues‑O, après quatre ans de Résistance, il s’était retrouvé correspondant de L’Humanité à Moscou, où il restera de 1946 à 1949. J’ai donc grandi dans ce culte de la science et de l’engagement politique, avec le sentiment très fort d’être moins dans une minorité persécutée que dans une minorité oppositionnelle. Ma famille ne s’intéressait guère à l’architecture ou à l’urbanisme mais plutôt à la littérature et à la musique. Mon grand-père, qui était linguiste et grammairien, possédait dans son abondante bibliothèque un seul livre relevant de ce domaine : l’édition de 1924 de Vers une architecture de Le Corbusier.
Quelle a été votre formation politique ?
J.-L. C./ J’ai grandi dans un milieu communiste, dans lequel mon père avait une place assez spéciale. Il avait eu des attitudes rigidement staliniennes lors de l’affaire Lyssenko, au début des années 1950 ; il a ensuite été l’un de ceux qui ont essayé de modérer les délires sectaires du PCF. En 1966, il a pris la direction de La Nouvelle Critique, une revue liquidée par Georges Marchais en 1978 et qui fut un lieu unique d’interaction entre un discours communiste attentif aux transformations de la société et des groupes comme ceux qui publiaient les revues Tel Quel ou Change, ou Les Cahiers du Cinéma. La revue a pris des risques, comme celui d’ouvrir ses pages à Louis Althusser à propos de la psychanalyse, et s’est montrée assez éclairée dans l’obscurité de la culture communiste de l’époque. En tant qu’architecte novice, j’ai participé à sa rédaction dans les années 1970. Mes parents passaient leurs vacances en Ardèche, où le jeune Paul Chemetov avait ses quartiers d’été. Il parlait beaucoup avec mon père du destin de La Nouvelle Critique, et il fut la première figure d’architecte que j’ai connue. Ma vocation est sans doute née dans ces conditions-là, dans les années 1960.
Je jouais au rugby, j’allais à la Cinémathèque,
et je manifestais contre la guerre américaine au Vietnam
Vous êtes entré à l’École spéciale d’architecture. Pourquoi ?
J.-L. C./ L’École des beaux-arts me faisait peur, à cause de l’image chaotique qui était la sienne. J’avais fait Maths Sup, et l’École spéciale m’apparaissait comme un milieu plus sérieux. C’était complètement faux mais, au moins pendant une année, j’y ai vraiment bien appris à dessiner l’architecture classique. Le reste du temps, je jouais au rugby, j’allais à la Cinémathèque, et je manifestais contre la guerre américaine au Vietnam. En 1968, l’École spéciale est devenue, après avoir été prise en main par les étudiants, un lieu très inventif. Ils ont demandé à Marc Emery, alors directeur de la revue L’Architecture d’aujourd’hui, d’en prendre la direction. Emery a fait venir des gens remarquables, comme Anatole Kopp, Pierre Saddy, Paul Virilio. Il a organisé des rencontres fréquentes, avec des visionnaires comme Yona Friedman, des architectes extraordinaires comme Louis Kahn, et des sociologues comme Henri Lefebvre ou Jean Duvignaud. C’était devenu un endroit assez intense jusqu’à ce que la pâte retombe un peu, et que finalement l’effervescence créative d’UP6 me semblât plus tentante – et moins coûteuse.
J’ai aussi eu deux expériences fondatrices, qui ne se reflètent pas directement dans ce qui m’occupe aujourd’hui, mais qui restent primordiales. La première fut de travailler pendant tous les étés de cette période sur les chantiers de l’entreprise GEEP Industries, dont le patron était le père de mon ami François Chaslin. Paul Chaslin construisait des collèges préfabriqués, il a aussi bâti la fac de Vincennes. J’allais avec François sur les chantiers, notamment à Marseille, et j’ai découvert sur le tas, comme conducteur de travaux, les règles de la construction.
On pouvait aller écouter les séminaires de Foucault, Lefebvre
ou Lacan, tout le monde était accessible
La seconde expérience fut de suivre les cours de Jean Prouvé au Conservatoire des arts et métiers, probablement l’enseignement le plus enthousiasmant que l’on pouvait trouver dans un rayon de 2 000 km. Prouvé donnait des cours de trois heures pendant lesquels il construisait sur le tableau, une craie à la main, des voitures, des avions et des maisons. Après avoir dessiné à gauche du tableau une pile de tôles, on voyait trois heures plus tard à l’autre bout un objet assemblé. C’était parfaitement mobilisateur et excitant. On pouvait aussi aller écouter les séminaires de Foucault, Lefebvre ou Lacan, tout le monde était accessible. Paris était alors un milieu stimulant et intense, et il l’est resté sans doute jusqu’à la fin des années 1970.
Par ailleurs, comme j’avais appris l’allemand et le russe et m’étais débrouillé pour acquérir un italien et un anglais à peu près passables, j’ai commencé à me promener en Europe, avec François Chaslin et d’autres. Nous avons fait des voyages en Allemagne et en Europe centrale. Je suis aussi allé à Londres, où l’Architectural Association était un des endroits les plus imaginatifs du moment, et où l’architecture de James Stirling me passionnait. À partir du début des années 1970, après avoir découvert grâce à Anatole Kopp la fascinante avant-garde russe, je me rendis souvent à Moscou, où je m’étais juré d’aller rencontrer tous les survivants de la période héroïque.
Comment devenez-vous un historien ?
J.-L. C./ J’ai eu très tôt un intérêt pour l’histoire, e t l’ai pratiquée assez vite. Le diplôme que j’ai soutenu en 1973 était déjà un travail historique sur les rapports entre architecture et politique. Son titre – très daté – était : « Y a-t-il une pratique architecturale de la classe ouvrière ? » Je lisais énormément, mais il y avait peu à lire dans ce domaine dans la France de l’époque – et peu de traductions d’ouvrages étrangers –, ce qui me donnait un certain sentiment de claustrophobie. L’un des livres qui ont alors compté pour moi fut L’Urbanisme, utopies et réalités de Françoise Choay, qui m’a conduit à lire tout ce que je pouvais trouver en version originale – en Allemagne, en Angleterre, etc. – et à me dire que la vraie vie était peut-être ailleurs.
Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai commencé à travailler à l’Institut de l’Environnement, un organisme aujourd’hui oublié, en dépit de son importance. Créé par le ministère de Malraux après 1968 pour former enseignants et chercheurs dans le champ très vaste de l’architecture et de la culture visuelle, incluant le design et les arts graphiques, l’institut a recruté une première promotion, avant d’en interrompre la formation car tous les élèves étaient subversifs, et le ministère a pris peur. Il est alors devenu une sorte d’unité de service à la recherche, mais aussi un lieu où étaient organisés énormément de séminaires, ce qui a généré des publications, des traductions. Sa petite cellule sur les questions de théorie de l’histoire de l’architecture était animée par Jean-Paul Lesterlin, en charge du CORDA – ou Comité pour la recherche et le développement en architecture –, à peine créé au ministère, et par Bruno Fortier. Je fus chargé pour ma part de mener la veille sur la recherche architecturale en Russie. Très vite j’ai conclu qu’il n’y avait rien de bien excitant à en attendre, et que tout l’intérêt résidait dans l’histoire des années 1920 et 1930, que je commençais à étudier.
Le Havre (2006) ©Jean-Louis Cohen
Il se passait en revanche des choses formidables en Italie et en Allemagne. À partir de 1972, j’ai passé énormément de temps en Italie. Il me semblait que les discours historiques les plus intéressants venaient de là, et ils portaient aussi sur l’urbanité et sur la ville. Je pense notamment à cet événement très important qu’a été la Triennale de Milan de 1973, organisée par Aldo Rossi. Il y avait d’un côté Aldo Rossi et les théoriciens de l’« architecture urbaine », très au fait des discours français, et qui m’ont incité à lire Gaston Bardet, Georges Chabot, Maximilien Sorre ou Pierre George, et de l’autre côté Manfredo Tafuri, l’un des premiers dans le monde de l’architecture à lire Theodor Adorno et Walter Benjamin et à tenter d’en interpréter le propos. L’Italie fut aussi une découverte politique. Je me sentais plus proche des problématiques démocratiques et réalistes du Parti communiste italien que de celles du PCF, même dans son éphémère phase dite « eurocommuniste ».
C’est dans ce cadre que j’ai organisé à Grenoble, avec François Ascher, le colloque de 1974 « Pour un urbanisme… ». Les points de suspension manifestaient notre refus de proposer un urbanisme « démocratique » ou « socialiste ». Car, au fond, la thèse était que, dans le système dit du capitalisme monopoliste d’État, théorie officielle du PCF d’alors, il n’y avait pas de place pour un véritable urbanisme, sauf dans quelques îlots heureux de la contre-société communiste. Ce colloque fut le cadre d’une conversation intense et ouverte entre élus, militants, chercheurs en sciences sociales, architectes et urbanistes. Cette réflexion commune conduite au nom de la connaissance, de la créativité projectuelle, ou de la vision politique, avait quelque chose d’utopique.
À partir de ce moment, j’ai commencé à aller intensément en Russie et en Allemagne, à écrire sur ces pays et un peu sur la France, sur l’Italie aussi. Un des premiers livres que j’ai publiés était la version française du catalogue de la Biennale de Venise de 1976, sur l’architecture dans l’Italie fasciste. Puis j’ai été engagé dans des projets lourds du Centre Georges Pompidou, comme l’exposition « Paris-Moscou » de 1979.
Et l’enseignement ?
J.-L. C./ J’ai commencé en 1976 à donner des cours à l’École d’architecture de Nantes, largement inspiré des positions de Rossi ou du postmoderne luxembourgeois Rob Krier. J’ai lu avec les étudiants les réflexions classiques sur la forme urbaine au XIXe et au XXe siècles, et enseigné la composition urbaine. Ensuite, j’ai eu un poste à l’Unité pédagogique n° 1 de Paris, puis je me suis occupé entre 1979 et 1983 du Secrétariat de la recherche architecturale, qui remplaçait le CORDA, passé au ministère de l’Équipement. J’y ai essentiellement consolidé la présence des thématiques urbaines en amorçant la réflexion sur des sujets qui n’étaient absolument pas abordés à l’époque, notamment la banlieue. J’ai poussé ce travail en disant qu’on savait très bien réfléchir sur les villes anciennes et peut-être sur les terrains vierges mais que l’on ne savait pas penser la banlieue.
Moscou (2011) ©Jean-Louis Cohen
J’ai déployé une grande énergie pour implanter la recherche dans les écoles d’architecture, a lors que, jusque-là, une grande partie des travaux était menée par des bureaux d’étude, des architectes libéraux ou des associations loi de 1901 fragiles. Je crois, sans être vain, avoir joué un rôle dans l’institutionnalisation de la recherche architecturale, par la création des laboratoires dans les écoles. Peut-être avais-je au fond un idéal inconscient de la recherche scientifique, issu de mes expériences enfantines…
Dans ce cadre, j’ai commencé à me battre pour la création de doctorats d’architecture en France, après avoir découvert en 1981 les vertus du système américain. Je considérais – et c’est toujours mon point de vue – qu’il était important que le monde de l’architecture produise ses propres experts en les légitimant par le biais des doctorats. Cette question n’intéressait alors personne à la direction de l ’Architecture. Le premier résultat de cette agitation, que je n’étais pas le seul à fomenter, fut la création des premières formations spécialisées post-diplôme, les certificats d’études avancées en architecture. J’ai moi-même passé mon doctorat en 1985 avec Hubert Damisch. À travers lui, j’avais découvert une histoire de l’art critique ancrée dans le structuralisme et la psychanalyse. Ma thèse, en vérité assez traditionnelle, portait sur l’activité d’André Lurçat, moderne français à la trajectoire originale.
Au début des années 1990, les écoles d’architecture ont pu enfin créer des formations habilitées, à condition d’être associées à une université. C’est ainsi que nous avons fusionné trois certificats d’études approfondies en architecture pour créer un programme de doctorat en association avec l’Institut français d’urbanisme, qui donnait l’accès au doctorat. Dans le même temps, nous apportions à l’IFU, alors dirigé par Pierre Merlin, les gros bataillons de notre public.
En France, nous avons des formations d’urban planning mais pas d’urban design
Tout en étant chargé de mission scientifique de la recherche architecturale, j’avais continué à enseigner en France, et commencé au début des années 1980 à donner des cours aux États-Unis. Après Philadelphie, je fus chercheur invité au Centre de recherche avancée de la Galerie nationale à Washington, puis j’ai enseigné à Harvard, à Columbia, j’ai été chercheur au Getty de Los Angeles, avant d’avoir une chaire à mi-temps à l’Institute of Fine Arts de New York University en 1994. Parallèlement, j’ai enseigné l’histoire de l’urbanisme à l’IFU de 1996 à 2005, avant de m’engager à plein temps à New York.
Quelles leçons tirez-vous de votre expérience américaine ?
J.-L. C./ La proximité avec le système américain m’a appris beaucoup de choses sur les méthodes et les structures de l’enseignement, sur le fonctionnement des institutions, sur les maladies du système français – et parfois aussi sur celles du système américain, sur lequel il convient de rester lucide. Si l’on considère que l’urbanisme, c’est l’articulation de l’urban design et de l’urban planning, nous avons bien en France des formations d’urban planning mais p as d’urban design. Elles commencent à apparaître avec les DSA, diplômes spécialisés en architecture, dans des écoles comme celles de Marne-la-Vallée ou de Belleville, mais sont encore jeunes. Cette carence est étonnante, car lorsque l’on feuillette les vieux numéros d’Urbanisme, on constate que des urbanistes français des années 1920 aux années 1960, de Gaston Bardet à Robert Auzelle, avaient une capacité à associer réflexion socio-économique et pensée spatiale.
Les expositions sont le déploiement de la connaissance
dans l’espace
À ce propos, je persiste à penser que les écoles d’architecture totalement indépendantes sont une absurdité, et qu’il s’agit d’une particularité contestable du système français. Pour moi, la seule voie d’avenir est leur affiliation aux universités. Personne ne peut prétendre que les grandes écoles américaines ou allemandes sont moins créatives parce qu’elles sont intégrées dans des universités où la recherche est puissante.
New York (2012) ©Jean-Louis Cohen
Saint-Louis (2011) ©Jean-Louis Cohen
À partir de « Paris-Moscou », vous enchaînez les expositions ?
J.-L. C./ Au fond, pourquoi les expositions me passionnent-elles ? Parce qu’elles sont le déploiement de la connaissance dans l’espace. Je les perçois comme une sorte de thérapie où la fracture que je ressens parfois entre l’architecte et le chercheur peut être réduite. Procéder à une démonstration en déployant dans l’espace dessins, livres, films, maquettes, c’est construire une promenade didactique et ludique qui crée des interactions fécondes entre les formes et les discours. Une autre dimension que je trouve intéressante est la dimension publique. Les expositions permettent de s’adresser à d’autres qu’aux lecteurs des livres spécialisés et de porter à l’attention du grand public des questions qu’il découvre sous un autre angle.
Avant « Paris-Moscou », j’avais travaillé avec Christian Devillers sur l’exposition « De l’objet à la ville », pour la préfiguration de Beaubourg, où j’ai monté en 1987 avec Bruno Reichlin l’exposition du centenaire de Le Corbusier. Parmi bien d’autres, je citerais la première exposition permanente du Pavillon de l’Arsenal, « Paris, la ville et ses projets », conçue avec Bruno Fortier.
Si François Barré a pensé à moi quand il a relancé en 1977 le projet du Centre national du patrimoine de Chaillot, initié par Maryvonne de Saint-Pulgent sous les gouvernements précédents, c’est à la fois parce que j’avais conçu des expositions et parce que, depuis des années, je m’agitais pour que soit créée à Paris une véritable bibliothèque d’architecture, qui n’existait plus depuis que l’Institut de l’Environnement avait fermé et que l’École des beaux-arts avait limité l’accès à ses collections. La bibliothèque parisienne de référence sur l’architecture n’était plus accessible qu’au prix de grandes fatigues. J’en tirai les conclusions et me mis à faire mes recherches à Zurich, Londres ou à New York, même sur les matériaux français.
Pouvez-vous revenir sur la Cité de l’architecture ?
J.-L. C./ Ma purge, intervenue en 2003, m’a laissé un goût amer pendant un certain temps. Mais, disons-le franchement, ma nomination par le ministère de Catherine Trautmann avait une dimension politique. Et mon exclusion en eut aussi une. Jean-Jacques Aillagon, ayant un énarque du cabinet de Raffarin à recaser, m’a dégagé en me disant que mon rôle était achevé. Je peux dire rétrospectivement que, si je n’avais pas passé cinq ans de ma vie à prendre des coups symétriques venant du milieu des défenseurs du patrimoine et du milieu de l’avant-garde architecturale autoproclamée, chacun considérant que ce projet était illégitime précisément parce qu’il donnait de la place aux autres, si je n’avais pas passé cinq ans à danser sur la corde raide, ce projet ne se serait pas réalisé. Il s’agissait en fait d’un projet douteux quant à son origine budgétaire, car il n’avait jamais été approuvé par Bercy. C’était une opération clandestine, menée avec les crédits non dépensés des Monuments historiques, thésaurisés sur plusieurs années. Aucun gouvernement n’a jamais pris la décision de faire un grand équipement sur l’architecture à Paris, et l’entreprise a fini par être « bleuie » par Matignon sur le tard, parce que le projet avait avancé et qu’il était impossible de l’arrêter.
Pendant ces années de préfiguration, je me suis attaché à insuffler de l’énergie à la petite boutique qu’était l’Institut français d’architecture de la rue de Tournon, grâce à des collaborateurs formidables. Je pensais qu’il fallait créer un mouvement pour que le projet aboutisse à Chaillot.
En quoi ce que j’imaginais diffère-t-il de ce qui a été réalisé ? J’imaginais développer bien davantage les synergies entre les différentes composantes, musée, expositions et autres activités, ne pas les laisser vivre leur vie séparément. J’imaginais – ce qui ne s’est pas fait jusqu’à ce jour, mais qui sera sans doute un des axes de la nouvelle Cité, si je comprends bien les intentions de son nouveau président Guy Amsellem – laisser une grande place à la recherche et à la question de la ville. Je pensais que la Cité aurait pu être un lieu de débat citoyen, où l’on aurait pu se renseigner, chercher de l’information sur les politiques urbaines, ou sur le droit de l’urbanisme. Et un lieu d’accueil et de débat pour les chercheurs, ce qui a été complètement écarté depuis l’ouverture en 2007.
Le projet de Chaillot avait dans mon esprit une portée politique
J’imaginais aussi, pour le musée, ne pas faire un projet franco-français, bien que les collections y soient fortement centrées sur l’histoire nationale, mais bien revenir à la vision plus ouverte qu’avait Viollet-le-Duc au moment de la création du Musée de sculpture comparée. J’avais par exemple imaginé de présenter une section sur le gratte-ciel, qui est un thème grand public, au lieu de montrer le nombril des architectes se regardant le nombril. Cela a été complètement battu en brèche par le premier président de la Cité, François de Mazières, qui m’a dit littéralement : « Votre projet est un peu trop cosmopolite. » Je n’insiste pas sur les connotations de cette épithète.
Le projet de Chaillot avait dans mon esprit une portée politique. Il devait être un lieu ou les architectes auraient pu apprendre à s’adresser au public, et où le public aurait pu comprendre, symétriquement, que l’architecture n’était pas que pour les institutions et les riches, qu’elle était accessible. Cela supposait des types différents d’exposition et de médiation. Je suis convaincu qu’une institution comme Chaillot ne trouvera pas le grand public par la seule communication. Elle ne recrutera pas, par exemple, le public scolaire simplement en faisant venir des classes dans des expositions toutes faites. Elle doit monter des programmes engageant des formateurs, des enseignants de tous niveaux, qui finiront par faire boule de neige, et aussi fabriquer le public des prochaines générations.
Que pensez-vous de musées d’urbanisme comme ceux de Pékin ou de Shanghai ?
J.-L. C./ Ce sont des musées de ville, genre très particulier, dont le représentant à Paris est moins la Cité que le Pavillon de l’Arsenal, institution ancrée dans l’actualité de la ville et qui s’adresse à la communauté des habitants. Le vrai problème à Paris serait plutôt qu’il n’y ait pas de musée ou d’institution culturelle qui représente la métropole. Il ne serait pas incongru de créer un musée, ou en tout cas un centre culturel du Grand Paris, qui permettrait aux gamins des banlieues de se sentir non pas seulement d’un village urbain ou d’une cité mais d’une grande entité, avec ses problèmes mais aussi avec ses ressources, son potentiel, son histoire. On pourrait du coup utiliser des médias populaires, comme ceux de ces musées dont vous parlez : maquettes de grande taille, écrans, banques de données, spectacles… J’aimerais beaucoup contribuer à un tel projet s’il trouvait un porteur.
Un des principes constitutifs pour la Cité, que les équipes futures finiront par redécouvrir, est ce que j’appellerais le principe d’« hospitalité ». Il s’agirait là d’inverser la figure classique qui est celle des musées d’art moderne depuis le MoMA de New York, celle aussi du Centre Pompidou, où l’art accueille avec plus ou moins de réticence l’architecture. Pourquoi ne pas penser, à l’opposé, la Cité comme un lieu où l’architecture inviterait les nombreux artistes qui s’intéressent à la ville et à l’architecture, les cinéastes, les écrivains, les paysagistes, à venir s’exprimer en référence à leurs champs d’action et de préoccupation respectifs ? Ce serait un lieu de production bien plus dynamique et bien moins ennuyeux qu’il ne l’a été au cours des cinq dernières années.
Prenons aussi un problème actuel, celui de la crise des vocations dans les métiers du bâtiment. Cette crise résulte de ce que ces métiers ont une image ringarde, pas le moins du monde high-tech – et je ne parle pas de la pénibilité. La Cité pourrait trouver des programmes pour rendre ces métiers plus populaires et leur construire une image plus stimulante, avec la contribution des branches professionnelles.
Vous avez écrit quelques ouvrages solides sur des villes…
J.-L. C./ J’aime les villes et les fréquente, avant de les étudier. Je n’ai pas conçu tous ces ouvrages sous le même angle, mais en général ma problématique dépasse celle de l’histoire de l’urbanisme comprise comme seule histoire des plans de ville ou des formes de régulation de la ville. Je m’intéresse plus globalement aux cultures urbaines, aux rapports entre les édifices, les ensembles, les paysages, la culture immatérielle non directement inscrite dans l’environnement, la littérature ou le cinéma. Le premier ouvrage écrit dans cette perspective est Des fortifs au périf, lié à une exposition sur la ceinture de Paris organisée en 1991 au Pavillon de l’Arsenal et conçue, comme le livre, avec André Lortie. Je crois beaucoup à la synergie entre ces deux pratiques. L’exposition est une manière de faire un meilleur livre, le livre est une manière de faire une meilleure exposition, parce qu’au-delà de la collecte des objets, il devient possible d’écrire un récit qui les raccorde. Quant à l’exposition sur Casablanca, réalisée avec Monique Eleb en 1999 à l’Espace Electra, elle découlait du fait que nous avions travaillé sur cette ville pendant douze ans et déjà publié un épais volume à son propos.
Dans l’exposition « Interférences. Architecture, France-Allemagne, 1800–2000 », que j’ai conçue avec Hartmut Frank et qui a ouvert fin mars à Strasbourg, il est beaucoup question d’urbanisme, et l’on montre de grandes maquettes de ville. Elle conclut vingt-cinq ans de recherches portant autant sur des questions d’urbanisme que d’architecture, et présente une chaîne de conjonctures, de moments structurants dans l’histoire des villes, saisis bien entendu dans le champ des interférences franco-allemandes.
Je m’intéresse aussi parfois au déploiement de grands récits diachroniques, le plus souvent à l’occasion de travaux de commande. Je pense au livre sur New York que j’ai fait pour Citadelles & Mazenod, dont le texte passe peut-être inaperçu tant les images sont chatoyantes, mais qui est un récit sur la fabrication du site et les composantes de la métropole new-yorkaise.
Pour utiliser un terme de la théorie littéraire, proposé par l’historien de la littérature Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman, je mets en oeuvre la notion de « chronotope », c’est-à-dire celle de la rencontre entre un lieu et une temporalité, ce qui, on le sait, est la base du théâtre. Je pense par exemple au chronotope de la construction de l’enceinte de Thiers à Paris ou à celui de sa démolition, ou encore au chronotope du plan de Prost pour Casablanca et à celui des opérations d’Écochard dans les années 1950. C’est ainsi que j’essaie de saisir des villes à des moments révélateurs, parfois douloureux, parfois obscurs et toujours complexes, de leur histoire ; et aussi de faire réapparaître à la lumière des épisodes oubliés ou des formes de relations refoulées.
J’en viens ici à la notion d’inter-urbanité, au fait qu’aucune ville ne peut être saisie dans son histoire propre de façon autarcique. On ne comprend la ville de Berlin qu’en pensant qu’elle a voulu successivement et parfois simultanément être Athènes, Chicago, Paris, Londres, ou Moscou. Et Paris a observé Rome, Londres, et aussi Berlin et New York, s’en est approprié des dispositifs, les a transposés, interprétés – de façon correcte ou erronée – et déployés. L’histoire des villes est faite de ces « transferts culturels », pour utiliser la notion proposée par le germaniste Michel Espagne, de translations de figures, de théories, de techniques d’une ville à une autre. On pourrait aussi parler de « réception », un terme proposé par le théoricien de la littérature Hans Robert Jauss, pour analyser la façon dont l’expérience parisienne est lue, interprétée et transformée par les urbanistes prussiens des années 1860. Dans le cas de l’inter-urbanité entre Paris et Berlin, le modèle haussmannien, qui est un modèle de transformation de la ville sur elle-même, puis, modérément, d’extension dans les arrondissements périphériques après 1860, devient à Berlin un modèle de croissance. Les figures françaises sont utilisées pour lotir, dans un très vaste et très large anneau, la périphérie de Berlin. C’est un exemple de la manière dont les principes, les dispositifs changent de sens.
Il s’agit là d’un cas d’«inter-urbanité », terme formé en écho à l’«inter-textualité », concept proposé par Julia Kristeva et développé par Gérard Genette, et qui rend compte des relations entre textes, qui vont de la citation pure et simple à la paraphrase, à l’inclusion, à l’homologie ou à l’homomorphisme. Je m’intéresse beaucoup à ces histoires parallèles et croisées, au point peut-être d’avoir envie un jour d’en faire un vrai livre. Il permettrait de voir par exemple, dans le cas de Buenos Aires, que les Porteños sont persuadés que leur ville est modelée sur Paris – ce qui est vrai dans quelques coins où l’on a l’impression d’être dans le quartier des Ternes –, mais il s’agit en fait d’un Paris passé au filtre de New York, ou d’un Milan passé au filtre de Madrid. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre comment les villes naissent, grandissent, dégénèrent, et meurent parfois, sans cesser de se regarder l’une l’autre.
Quels sont vos projets actuels ?
J.-L. C./ Un de mes projets, à propos de l’inter-urbanité, est de monter une exposition qui n’a jamais été réalisée jusqu’ici et qui ne figurait pas, par exemple, dans le triptyque fondateur du Centre Pompidou constitué de « Paris-New York », « Paris-Berlin », « Paris-Moscou ». Ce serait « Paris-Londres », dans laquelle on trouverait beaucoup d’interférences dans le champ de l’urbanisme, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours.
Je prépare aussi une exposition sur le paysage dans l’oeuvre de Le Corbusier, qui ouvrira en juin au MoMA de New York. Elle permettra de voir combien un architecte, dont on ne cesse de dire qu’il avait le plus grand mépris pour les villes existantes et qu’il a conçu des bâtiments comme des sortes de formes cristallines et flottantes, a bien au contraire observé les lieux, conçu des maisons comme étant des chambres claires pour observer le paysage, et proposé en définitive une réflexion extrêmement fine sur l’ajustement de ses projets au paysage. Ce travail débouchera également sur un livre dont la structure sera adaptée au thème, puisqu’il s’agira d’un atlas, c’est-à-dire un livre construit selon un principe géographique et topographique.
Et il y a des villes que j’aime et sur lesquelles je n’ai encore rien écrit, ou rien de sérieux : Rio de Janeiro, Buenos Aires, Shanghai, Johannesbourg… Il y a un temps pour tout./
Propos recueillis par Antoine Loubière et Annie Zimmermann
Salvador de Bahia (2007). © Jean-Louis Cohen