Jean-Yves Le Drian : « L’identité méditerranéenne est un fondement commun »
Entretien avec Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères.
« Printemps arabes », conflits armés, montée des extrémismes, migration, catastrophe libanaise, impact immédiat du changement climatique… Face à l’ensemble de ces maux peut-on encore parler d’identité méditerranéenne ?
La Méditerranée, comme vous le suggérez, pourrait aller mieux. Elle est agitée par de nombreuses crises, des foyers de tension, des guerres aussi, comme en Syrie. Un certain nombre de pays traversent de graves difficultés, le Liban au premier chef, ou encore la Libye. C’est aussi une région traversée de fractures économiques et démographiques.
Mais, au-delà de ce qui risque de nous séparer, il y a ce qui nous rassemble et qu’on en vient parfois à oublier : des civilisations imbriquées, un patrimoine commun, un certain mode de vie, une architecture, des façons de voir le monde. Tout cela constitue bien une identité commune, plurielle, faite de ces « mille fils » dont parlait René Char et qui nous lient les uns aux autres. Cette identité méditerranéenne est un fondement commun sur lequel nous pouvons bâtir ensemble.
C’est d’autant plus important que nous avons aussi des défis communs à affronter. En matière d’environnement et de biodiversité, de formation, d’économie, de santé bien sûr : les problèmes qui se posent à Athènes, Alexandrie, Alger ou Marseille sont souvent les mêmes, et les solutions à leur apporter sont elles aussi bien souvent les mêmes.
C’est à cela, je crois, que nous devons travailler : prendre appui sur ce qui nous unit pour trouver ensemble des solutions qui nous permettent de faire face à nos défis communs.
Comment le bassin méditerranéen, trait d’union entre l’Europe et l’Afrique, trouve-t-il sa place dans votre approche du développement ?
La Méditerranée occupe, en effet, une place centrale entre l’Europe et l’Afrique. Elle est à la fois un espace de transition et un espace de jonction, un trait d’union comme vous dites. Cela en fait un espace tout à fait essentiel pour la France, bien sûr, mais plus largement pour l’Union européenne. Nous devons, et c’est la vision du président de la République, parvenir à articuler ces trois espaces – l’Europe, la Méditerranée, l’Afrique – autour d’une approche renouvelée du développement : on ne fera rien en coupant, séparant, isolant ces espaces les uns par rapport aux autres. Au contraire, nous devons les penser ensemble.
Par exemple, pour faire face à la crise du Covid-19 ?
En effet, et je crois que la pandémie peut, en un sens, constituer une opportunité. D’abord, parce qu’elle nous incite à être plus solidaires, et c’est dans cet esprit que nous contribuons de façon importante au mécanisme Covax, qui doit bénéficier aux pays les plus en difficulté sur le plan sanitaire.
Ensuite, parce qu’elle induit des changements profonds dans plusieurs domaines, mais contribue aussi à modifier l’ordre de nos priorités. Ceux qui ont payé un lourd tribut à la crise sanitaire sont souvent les plus fragiles, les plus vulnérables. Cela nous invite à faire davantage encore de la lutte contre les inégalités sur le plan mondial une priorité, ce qui est au cœur du projet de loi que j’ai porté devant la représentation nationale.
En outre, il n’est pas absurde de penser que, désormais, les citoyens européens souhaiteront que les produits qu’ils consomment, les médicaments qu’ils achètent, par exemple, soient fabriqués plus près de chez eux. De ce point de vue, la crise peut être une opportunité pour certains pays proches de nous où les chaînes de valeurs, c’est-à-dire des entreprises qui produisent les biens que nous consommons, pourraient être relocalisées. Certains pays de la rive sud, où il y a une population éduquée et largement francophone, pourraient ainsi en bénéficier.
Comment la France agit-elle pour renforcer les démarches, notamment européennes, de coopération ?
La France prend toute sa part dans la coopération régionale en Méditerranée. Les accords de coopération que nous avons avec les pays d’Afrique du Nord sont extrêmement nombreux et dynamiques. Nos relations sont denses, anciennes et étroites.
Mais vous avez raison de souligner que cette action doit aussi s’inscrire dans un cadre européen. L’Union européenne est un acteur majeur de la coopération en direction des pays de la rive sud de la Méditerranée, notamment à travers ce que l’on appelle la politique de voisinage. En février dernier, la Commission a annoncé son ambition pour les années à venir dans ce domaine. Nous nous réjouissons que celle-ci soit forte, en particulier dans le domaine de l’environnement et du numérique, et s’accompagne d’un plan important d’investissements.
Je crois, et c’est le sens de nos efforts communs avec l’Espagne et l’Italie, que nous pourrions encore aller plus loin, car il y va, au fond, de notre avenir commun, mais aussi d’une partie du destin de l’Union européenne : le développement économique des pays de la rive sud est une nécessité pour l’Europe et pour la France, car c’est la solution la plus efficace et la plus durable au défi migratoire, qui a pour causes premières la pauvreté et l’absence de perspectives des jeunes générations. C’est en aidant ces pays à se développer, en encourageant l’intégration de leurs économies, en les accompagnant sur le chemin de la croissance, en leur permettant de se munir d’institutions viables, des infrastructures dont ils ont besoin, que nous lutterons efficacement contre l’immigration illégale et que nous engagerons un cycle de croissance et de prospérité partagée, dans une logique « gagnant-gagnant ».
Est-il encore possible de concevoir une « Union pour la Méditerranée » ?
L’Union pour la Méditerranée fait un travail important. Elle réunit de puissantes ressources d’expertise, accompagne des projets importants. Sous la houlette de son secrétaire général, Nasser Kamel, elle se mobilise sur des sujets essentiels comme l’environnement et le changement climatique, mais aussi l’économie bleue, pourvoyeuse de nombreux emplois dans l’espace méditerranéen.
Bien sûr, l’UpM se heurte aussi à des difficultés. Son mode de gouvernance fait qu’elle ne peut agir que par consensus, ce qui est souvent difficile dans le contexte que l’on connaît. Par ailleurs, on a parfois tendance à demander à l’UpM de faire des choses pour lesquelles elle n’a pas de mandat. Or, si l’on veut que l’UpM fasse davantage, il faudrait qu’on lui en donne les moyens. Pour notre part, nous souhaitons que cette organisation impor- tante dans l’espace méditerranéen, qui a la vertu de réunir tous les États du pourtour ainsi que ceux de l’Union européenne, joue un rôle plus concret, en particulier dans l’accompagne- ment des projets dans les domaines de l’environnement et de la biodiversité. C’est le sens de la déclaration que j’ai faite lors du 25e anniversaire du processus de Barcelone en novembre 2020.
Les villes méditerranéennes peuvent-elles constituer le point de départ des coopérations territoriales de demain ?
Vous avez parfaitement raison de souligner le rôle éminent des villes dans la construction de l’espace méditerranéen. Aujourd’hui, les villes, et plus généralement les territoires, les collectivités territoriales sont souvent en première ligne de la coopération régionale sur nombre de sujets, notamment sur l’environnement et la lutte contre le changement climatique. J’ai moi-même été président d’une région, la Bretagne, qui s’est beaucoup engagée dans ce que l’on appelle la « coopération décentralisée ». Aux côtés des États, et souvent en soutien ou en complément, la diplomatie des territoires est active et efficace. Dans mes fonctions actuelles en tant que ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, je continue à beaucoup encourager l’action essentielle des collectivités territoriales au plan international.
Depuis 2013, le rôle de la Délégation interministérielle à la Méditerranée agit pour promouvoir et animer de nombreuses actions en direction de la rive sud, et sa compétence interministérielle lui offre les moyens de mobiliser à cette fin les services de l’État, notamment en vue de soutenir cette « Méditerranée de projets ». Concrètement, la DiMed et, plus largement, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères soutiennent de très nombreux projets portés par des acteurs de la société civile dans plusieurs domaines, comme le Copam sur la valorisation du patrimoine méditerranéen, Emerging Mediterranean dans le domaine du numérique, ou encore le projet Livre des deux rives dans le domaine culturel. C’est à travers ces projets ambitieux que nous poursuivons le Dialogue des deux rives initié par le président de la République lors du Sommet des deux rives, qui s’est tenu à Marseille en 2019.
La DiMed va poursuivre cette tâche cette année à travers un nouvel évènement que nous organiserons de nouveau à Marseille, l’une des grandes capitales de la Méditerranée, à l’automne. Ce forum sera complètement centré sur la mobilisation des sociétés civiles de la rive sud et articulé autour de thématiques positives et fédératrices, comme l’environnement, l’innovation, la formation, l’inclusion et la culture. La valorisation des projets sera au cœur de ce forum, qui se déploiera aussi à travers des évènements culturels, autour du numérique, du sport, etc. Nous souhaitons, et le président de la République y tient tout particulièrement, que cet évènement méditerranéen ait un caractère festif, populaire, tourné vers la jeunesse. Car la Méditerranée, c’est aussi cela !
Mer intercontinentale bordée par trois continents, comment, en Breton habitué aux larges marnages et aux horizons lointains, appréhendez-vous personnellement ce territoire de la Méditerranée ?
Comme l’Atlantique, la Méditerranée fait partie intégrante de l’identité de la France, et donc de l’identité des Bretons ! Aimer la mer, que l’on vive à Marseille ou à Lorient, c’est d’ailleurs l’aimer non seulement pour ce qu’elle est, mais aussi pour ce qu’elle représente : la promesse d’horizons nouveaux, un espace qui nous relie les uns aux autres, un monde qui nous échappe, aussi, avec ses affres et ses dangers, ses mystères et ses beautés.
Pour moi, la Méditerranée est tout cela aussi, et bien plus. Comme vous le rappelez, c’est une mer intérieure, certes, petite par la taille, mais gigantesque par son rayonnement. Elle relie trois continents, constitue le berceau des trois grandes religions monothéistes, irrigue notre culture, nos civilisations, nos modes de vie. La Méditerranée est aussi un espace stratégique majeur, un carrefour économique, une route maritime vitale, un lieu où s’enchevêtrent, et parfois se heurtent, des intérêts puissants. C’est une région fragile enfin, où, pour nous, pour l’Europe, se joue une partie de notre destin. C’est pourquoi nous sommes si attentifs à ce qui s’y passe, et si désireux que la coopération et le dialogue l’emportent sur la conflictualité et les rivalités. C’est aussi pour cela, parce que la Méditerranée concerne toute l’Europe et pas seulement la France, que nous militons pour une approche plus européenne de la région, notamment dans le cadre du Med7.
Tangi Saout
Photo : Jean-Yves Le Drian © MEAE/Judith Litvine