Monique Eleb, itinéraire d’une sociologue passionnée
Amoureuse de Casablanca, sa ville natale, et fascinée par l’influence des modes de vie sur l’habitat, la psychologue et sociologue Monique Eleb est morte le 26 mai.
En 2018, l’enseignante chercheuse s’était racontée avec chaleur à la rédaction d’Urbanisme, de son enfance marocaine à la direction d’un laboratoire de recherche en architecture.
Où êtes-vous née ?
Monique Eleb/ Je suis née à Casablanca. Ma famille vivait en plein centre de la ville. J’ai été élevée sur un boulevard qui traverse la ville du nord au sud. On y trouve la place administrative avec les jardins, des cafés, des restaurants et ce qu’on appelait des « crémeries », des cafés sans alcool. J’ai beaucoup joué dans ces rues. Tous les enfants des écoles se retrouvaient après 17 heures dans la cour d’une sorte de caserne ouvrière.
Mes parents étaient d’origine modeste, mais j’étais très bonne élève à l’école et au lycée et j’avais des amis dans tous les milieux. J’ai donc visité autant des villas de luxe, modernes, que des HLM. J’étais fascinée par les différences de modes de vie. Des choses interdites chez moi étaient possibles ailleurs. Je m’intéressais aux décors, je feuilletais des magazines de maison à la bibliothèque américaine. Casablanca est une des grandes villes modernes du XXe siècle. Sans que je m’en rende compte, cette ville m’a formée à l’architecture et à la sociologie.
Mes parents étaient coiffeurs à la mode : dans leur salon, j’ai toujours entendu parler et vu des gens de toutes les classes sociales, européens et marocains, y compris des princesses. Nous vivions dans un immeuble moderne, à côté d’un cinéma. On voyait les films américains clandestinement : on s’allongeait sur le toit et on regardait les films à travers un vasistas. Le cinéma m’a beaucoup formée : mon père était un fou de cinéma et on avait un projecteur à la maison. Buster Keaton et Charlie Chaplin m’ont beaucoup appris sur les classes sociales.
Mes copines de classe appartenaient à des milieux plus aisés. Le lycée n’était pas pour tout le monde. J’avais quelques copines marocaines dans ma classe. Je me range parmi elles, puisque je suis née marocaine, même si mon père était un fou de la Révolution française et de l’école de la République. Il avait une grande ambition intellectuelle. La plupart de ses amis étaient peintres ou musiciens. Ses quatre enfants sont devenus des chercheurs. J’ai vécu à Casablanca jusqu’à 18 ans.
Une autre ville a joué un rôle dans ma vie, Vichy où mon père avait acheté un salon, quand j’avais 7 ans. Même si nous étions juifs, Vichy était d’abord la ville où l’on allait soigner son foie. À Casablanca, les femmes ne se coiffaient pas beaucoup l’été. Mon père passait quatre mois à Vichy, nous le rejoignions pour l’été. J’ai découvert la France à travers la petite bourgeoisie qui vivait dans les petites maisons des rues résidentielles et s’étonnait de nous voir si différents : nous, nous venions d’une capitale et mon père avait une voiture américaine.
Au Maroc, les classes sociales se recoupaient-elles avec les communautés ?
Mon père était réfractaire à l’idée de communauté. Il était de gauche et il détestait le fait de ne fréquenter que des gens de son milieu. Les communautés étaient relativement séparées, mais mes parents avaient des amis de tous les bords. J’ai été aussi élevée par des « tantes » catholiques, françaises, parfois colonialistes.
J’ai vécu l’exil et je reste une exilée.
La famille de mon père est arrivée au Maroc au XVIIIe siècle ; celle de ma mère est une famille juive marocaine, des Juifs présents au Maroc avant les Arabes. Mes parents n’ont jamais voulu nous parler de la guerre. Ils ne voulaient pas que nous ayons peur d’être juifs. Nous avons vécu entre plusieurs cultures, d’autant plus que mon père et ma mère n’avaient pas tout à fait la même, et nous sommes laïques.
Nous sommes partis en 1964. Mon père aurait aimé rester. Cela n’a pas été possible. J’ai vécu l’exil et je reste une exilée.
Comment se sont passées vos études supérieures en France ?
J’ai passé mon bac à Vichy avant de partir à Paris, même si mes parents n’étaient pas d’accord. J’avais lu Freud à 13 ou 14 ans et je voulais devenir psychologue. J’ai été boursière, puis Mai 68 est arrivé. Entre 1965 et 1969, j’étais en psycho-socio à la Sorbonne, et j’ai eu des profs extraordinaires : Gilbert Simondon (1924–1989), Georges Canguilhem (1904–1995), Jean Laplanche (1924–2012) et Claude Revault d’Allonnes avec qui j’ai fait ma thèse.
J’ai beaucoup aimé ce moment. Après la psycho plus ou moins scientifique, j’ai bifurqué vers la psychologie clinique. En 1968, a été créée, à Paris-VII, la spécialité de sciences humaines cliniques que j’ai choisie. En même temps, l’ethnologie me fascinait. Parmi mes auteurs préférés il y avait Freud mais aussi Marcel Mauss (1872–1950). Ce cursus combinait philosophie, sociologie et psychologie. C’est à ce moment que j’ai rejoint l’Union des étudiants communistes. J’avais été formée très tôt à la politique. Quand j’avais 15 ans, mes copains marocains, plus âgés que moi, étaient tous à l’UEC. Je lisais des revues comme Clarté. Ce que j’avais vu de la colonisation m’écartait du gauchisme. Seuls les communistes défendaient le peuple… (rires). Néanmoins, j’ai vécu Mai 68 dans la peur. Je ne me sentais pas légitime.
J’ai toujours eu une passion pour l’analyse des modes de vie banals et pour la politique, les classes sociales, le féminisme, etc. Cela ne se voit pas toujours dans mes livres, sauf peut-être dans le dernier : Ensemble et séparément. Je pensais qu’il fallait changer les rôles féminins/masculins partout où l’on pouvait, en commençant par chez-soi. Nous avons tout fait, mes deux sœurs et moi, pour échapper au destin des filles de notre milieu : se marier et avoir des enfants. On voulait l’autonomie, l’amour, certainement pas le destin banal des femmes qu’on voyait autour de nous. J’étais féministe de cette manière-là et c’était une question politique.
Comment êtes-vous arrivée à l’architecture et à l’habitat ?
Après Mai 68, j’ai voulu devenir psychanalyste. J’étais en train de me former quand une de mes professeurs m’a proposé de travailler à une bibliographie à l’Institut de l’environnement, sur les rapports entre sciences humaines et architecture. Dans mon entourage, j’avais des architectes, dont ma sœur Nicole, qui m’interrogeaient sur la psychologie de la perception, la Gestalt-théorie. Le thème m’intéressait, j’ai accepté. Dès mes débuts à l’Institut, j’ai découvert que la recherche me passionnait. C’était un lieu extraordinaire. J’y suis restée sept ans.
Je me suis formée à l’architecture. J’ai été recrutée en 1969, puis sont arrivés Jean-Louis Cohen, Bruno Fortier, David Elalouf, Pierre Clément qui, avec Jean-Paul Lesterlin, ont contribué à créer le Corda (Comité de la recherche et du développement en architecture). Les enseignants de l’Institut étaient en majorité communistes et les étudiants gauchistes. Cela a fait quelques éclats. Les écoles d’architecture estimaient que l’Institut prenait une trop grande partie de leur financement et de leur rôle. Après 1970, il s’est recentré sur la recherche architecturale. Il y avait autant d’artistes, de plasticiens, de graphistes que d’architectes, d’urbanistes, de sociologues, de géographes, ou de mathématiciens. C’était le début de l’informatique. La plupart de ceux qui ont développé la recherche architecturale étaient là. L’Institut était ouvert sur l’extérieur : Roland Barthes y est venu, Michel Foucault aussi. Il a été, pour la réflexion sur l’architecture, la suite de Mai 68. Les étudiants et les enseignants aspiraient à une théorisation que ceux des Beaux-Arts n’avaient jamais eue. Ceux qui étaient là étaient hyper exigeants.
J’ai organisé en 1972 un colloque, puis des séminaires permettant aux enseignants de sciences humaines dans les UP de se rassembler par groupes de spécialité ou en groupes ouverts. Cela a abouti à des réflexions écrites sur l’enseignement dans les écoles, sur la sociologie, la géographie, la psychologie, l’économie. Il régnait une effervescence incroyable : à ces enseignants, on demandait d’inventer un enseignement entre sciences humaines et architecture. J’ai pris très vite position pour qu’on n’enseigne pas comme à la Sorbonne. Il fallait apprendre l’architecture. Mes cours se nourrissaient de ce que j’apprenais en architecture. Et je me suis vite orientée vers l’habitat.
J’ai fait ma thèse entre 1976 et 1980 sur l’identité et l’habitat à partir d’une enquête dans deux tours d’un grand ensemble à Bagnolet (Gallieni). Je m’interrogeais : pourquoi les habitants transforment-ils les lieux qu’on leur propose ? Qu’est-ce que cela signifie par rapport à l’architecture ? Cela posait des questions sur le marquage, l’appropriation, sur l’identité et la place dans la société, etc., mais aussi sur le rapport à l’architecte et à ce qu’il représentait, c’est-à-dire la loi. Je me suis vite posé une autre question : quelles représentations, de la famille notamment, les architectes et les maîtres d’ouvrage ont-ils en tête quand ils produisent du logement ? Mon intuition était qu’ils ont des savoirs sociaux, mais construits de façon souvent peu représentative de la réalité sociale. J’avais lu Le Corbusier et beaucoup d’auteurs de traités, et je me suis replongée dedans avec passion par la suite. Je n’étais pas la seule à me poser ces questions. Paul-Henry Chombart de Lauwe, la référence pour tous ceux qui s’intéressaient à la sociologie de l’habitat ou de l’urbanisme, avait ouvert la voie, et puis Henri Lefebvre, bien sûr.
En 1982, j’ai proposé au Corda une recherche sur les représentations des architectes. Ces travaux ont abouti à la publication de Architecture de la vie privée, édité en deux tomes, dont j’écris le troisième. Je voulais comprendre comment on en était arrivé à la distribution actuelle des logements. Comme je n’avais pas de réponses satisfaisantes à mes questions, peu de travaux sur lesquels m’appuyer, je les ai menés moi-même. Je suis remontée jusqu’au XVIe siècle pour comprendre le début des ruptures. La première, presque une révolution, est liée à l’intimité, à l’invention de l’appartement, la chambre et ses annexes, qui permet la retraite. Auparavant, tout le monde est sous le regard de tous et, sauf pour les nantis, il n’y a pas de grande distinction entre les pièces, pas de couloir. Les architectes inventent des dispositifs au XVIIe siècle, avant que les textes littéraires ou philosophiques n’évoquent cette arrivée de l’individu et de sa protection, et ils la rendent possible. Dans les traités, au fur et à mesure que les mœurs changent, que les rapports hommes/femmes, parents/enfants, maîtres/domestiques se transforment, on voit les lieux évoluer. Je montrais que la structure de la famille, l’évolution des mœurs et des sensibilités avaient été minorées dans l’histoire de l’architecture, alors qu’on surestime la question des matériaux et du climat. Je me suis fait beaucoup d’ennemis.
J’ai poursuivi par un travail sur les maisons ouvrières que j’ai appelé « L’apprentissage du chez-soi ». C’était une recherche assez politique sur la manière dont on conduisait les populations rurales arrivées dans les villes vers une normalisation des pratiques par l’habitat. J’ai proposé la notion de dispositif spatial qui a eu beaucoup de succès : comment les éléments spatiaux s’organisent pour provoquer des effets sur les conduites et les soutenir. J’avais repris l’idée du « dispositif » chez Freud, comme Foucault a dû le faire.
Ce travail m’a beaucoup appris sur les classes sociales, mais aussi sur la construction d’un type de « logement ouvrier ». Auguste Labussière (1863–1956), architecte du Groupe des Maisons Ouvrières, a dirigé avec d’autres le premier Office de la ville de Paris. Beaucoup de l’habitat des années 1920 porte sa marque : briques rouges, structure en béton, fenêtres, ornements de céramique bleue, etc. Il a créé un « type » d’immeubles construits autour d’une très grande cour, qui était le contre-modèle du Familistère de Guise. Les habitants devaient avoir peu de voisins. Derrière, il y avait l’apprentissage de la propreté et de l’hygiène, l’un de mes dadas : au xxe siècle, la cuisine et la salle de bains sont les deux pièces centrales, liées à des normes et à des valeurs construites, qui ont changé toute la structure de l’habitat.
J’ai passé ma vie à étudier ce rapport entre société, individu et pensée architecturale, à tenter de comprendre comment la conception des modes de vie des architectes et de la chaîne des spécialistes de la construction aboutit à concevoir l’habitat, c’est-à-dire 80 % de l’urbanisme des villes. À chaque recherche, je me demande ce que les architectes et les maîtres d’ouvrage savent de la société et comment ils le traduisent. En ce moment, par exemple, ils abordent les questions de mutualisation, de nouveau rapport au travail, de rapport à la nature, avec la végétalisation. Ils sont en train de prendre en compte les changements de structure de la famille, la cohabitation, dont ils n’avaient pas tenu compte alors que c’est un mouvement très fort sur lequel j’ai écrit dès 1987. Les architectes sont très liés à la commande ; même s’ils ont des idées innovantes, la commande empêche souvent de les mettre en place.
Vous avez beaucoup œuvré pour introduire la recherche architecturale.
Oui, j’ai participé à d’innombrables réunions sur la recherche, milité pour le doctorat et le statut des enseignants… J’ai été jeune chercheuse pendant sept ans à l’Institut de l’environnement, mais j’ai enseigné avant de le quitter pour rejoindre UP1. J’ai adoré enseigner car, au fond, j’enseignais mes recherches, j’ai eu beaucoup de chance. Au début, j’avais cent cinquante étudiants, dont une bonne moitié avait plus de 40 ans. J’étais une timide qui s’est soignée. Mon cours portait sur la psychologie de la perception et de l’espace, puis il s’est orienté vers l’habitat et j’ai commencé à travailler avec des groupes d’architectes, notamment de l’AUA, Jean Deroche, Jean Tribel…
En 1984, nous avons créé avec mes collègues de l’École de Versailles et d’ailleurs un enseignement post-diplôme, qui a rencontré beaucoup de succès. J’avais proposé de créer un enseignement inter-écoles sur l’architecture domestique, ce qui était nouveau, et qui est devenu un CEA (certificat d’études approfondies). J’ai pu tester mes hypothèses de recherche avec Jean Castex, avec des spécialistes de l’habitat, comme Claude Prelorenzo et d’autres.
Peu à peu, est venue l’idée de créer un doctorat. Avec Jean-Louis Cohen, nous étions outrés qu’il n’y ait pas de doctorat en architecture en France, alors qu’il existe en Allemagne depuis le début du XXe siècle. Ce que nous faisions en post-diplôme (il y en avait trois à Paris) pouvait, à notre avis, se transformer en doctorat. Nous avons été habilités par le ministère de la Recherche malgré les réticences de certains au ministère de la Culture. On s’est associé avec l’Institut français d’urbanisme et on a créé un DEA autour de trois axes : l’architecture domestique avec Castex, Prelorenzo, moi-même et d’autres ; la ville et l’urbanisme avec Jean-Louis Cohen, Yannis Tsiomis et Philippe Panerai, et la ville orientale avec Pierre Clément, Pierre Pinon et d’autres.
Nous avons eu des étudiants du monde entier, à part des Anglais. J’ai été codirectrice du DEA de 1991 jusqu’en 2005, date où le LMD (licence-master-doctorat) est arrivé et où le DEA a été arrêté, ce que je regrette car la formation était très efficace dans un milieu peu habitué à la recherche.
Le changement a été pour beaucoup extraordinaire : ils recevaient un enseignement très construit et très méthodologique. Certains nous disent aujourd’hui qu’ils ont appris à construire une pensée théorique. Une centaine de docteurs qui ont suivi cette formation enseignent dans toutes les écoles de France. Certains sont restés dans la ligne classique des monographies d’architecte ; d’autres se sont, par exemple, interrogés sur les rapports entre conception, théorie et architecture, politique, ou sur des points particuliers de l’architecture domestique.
Presque en même temps que le doctorat, nous avons créé le laboratoire ACS (Architecture, culture et société) à Paris-Villemin, puis à Malaquais. J’en étais la directrice, et Jean-Louis Cohen, le sous-directeur. Ces deux instances ont été très importantes dans ma vie. C’était passionnant. On avait fixé le doctorat à Belleville où régnait une ouverture d’esprit propice à la recherche qui n’était pas soutenue de la même manière dans d’autres écoles d’architecture.
J’ai beaucoup voyagé, j’ai vécu à l’étranger : nulle part ailleurs, l’architecture ne se situe en dehors de l’université. Et personne ne remet en question l’apport des professionnels ni les diplômes. On nous a reproché de dévaloriser le DPLG. Cela n’a rien à voir ; ce sont deux démarches parallèles.
Ailleurs, les architectes sont tenus de théoriser leur pratique pour devenir professeurs. Ils doivent écrire. C’est comme cela dans le monde entier. Pourquoi serions-nous différents ? De plus, on ne devrait pas enseigner l’architecture sans être structuré au plan théorique. On reste encore marqué par l’École des beaux-arts.
Comment vous êtes-vous intéressée aux cafés ?
À partir de 1989, Jean-Louis et moi avons été invités à Los Angeles par le Getty Center, un lieu extraordinaire. On travaillait sur des livres qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. Nous explorions la ville. Je me suis rendu compte que les malls étaient en perte de vitesse et qu’on commençait à marcher à Los Angeles. Les stéréotypes sur la ville me paraissaient faux. Une urbanité naissait. J’ai commencé à écrire des notules ou de petits récits sur ce que j’observais, sur les trottoirs de Los Angeles, sur les cafés, sur les librairies et sur la transformation de la 3e rue de Santa Monica et de Pasadena. Les rues rénovées s’appelaient promenade, en français, ou paseo, en espagnol, et on avait fait sortir les boutiques des malls. Depuis l’Institut de l’environnement, j’avais un ami, Jean-Charles Depaule, sociologue comme moi, professeur à Versailles, et nous nous intéressions aux cafés.
Norms Restaurant and Café, La Cienega Boulevard, Los Angeles
(1957, arch. Armet & Davis/Helen Fong)
© Hunter Kerhart/Los Angeles Conservancy
Quand on a commencé nos études avant 68, des thèmes étaient illégitimes : le café en était un. Notre génération voulait casser les frontières entre les différentes sciences humaines et estimait, à la suite de Roland Barthes, que j’aime beaucoup, que les rituels et les pratiques de la vie quotidienne peuvent se théoriser.
Après celui sur Los Angeles, Depaule et moi avons fait un livre sur les cafés à Paris. On s’est intéressé à des territoires, par exemple celui autour du Luxembourg, de la rue Gay-Lussac à l’Odéon. Il y avait une dynamique entre les cafés, les populations n’étaient pas les mêmes selon le temps de la journée et aujourd’hui on y travaille beaucoup. Nous avons étudié comment le café fait la ville. C’est un troisième lieu entre la maison et le travail, très important aussi pour les femmes. Une mixité se met en place et la ville devient un lieu qu’on arpente autrement. Nous avons eu la chance d’arriver au moment où le modèle du café parisien se renouvelait : on voyait apparaître des cafés-galeries, des cafés-librairies, de nouveaux cafés voyaient le jour, les jeunes y revenaient. Une ville comme Paris ne serait pas ce qu’elle est sans ses cafés.
Casablanca occupe, évidemment, une place à part dans vos travaux.
Au départ, je voulais montrer la ville à Jean-Louis Cohen et à mes filles. Je savais depuis l’enfance que Casablanca était une ville moderne. La première fois que je suis venue en France au début des années 1950, je trouvais que tout était vieux, noir, sale, triste. De son côté, Jean-Louis savait que les urbanistes avaient beaucoup écrit sur cette ville créée par des Français après 1912. L’Art nouveau, l’Art déco, le Mouvement moderne, les débats entre corbuséens et autres modernes, le décor, la haine du décor : toutes ces tensions étaient mises en scène à Casablanca. On a décidé de travailler sur cette ville par passion, sans budget.
Nous avions trouvé un catalogue, Le Maroc en 1932, avec des photos des bâtiments et des propriétaires et une présentation des constructeurs. Il nous a servi de base pour notre étude qui a duré douze ans et a abouti à trois livres. Nous avons plongé dans les archives de la ville, alors dans un état catastrophique. Nous avons voulu comprendre ce qui s’était passé sur le plan politique, puis classer les immeubles par propriétaire, par date, par théorie, comprendre les valeurs et les arts de vivre des Casablancais. Nous avons travaillé sur plans et passé au crible les immeubles de la Ville nouvelle. Nous avons compris aussi que des agences avaient joué un rôle déterminant et que, contrairement à ce que disait le protectorat, Casablanca n’était pas une ville française mais une ville mélangée. Ses immeubles ont été construits par des maçons marocains, les artisans avaient inventé un art nouveau avec les architectes de nombreux pays d’Europe. En même temps, le règlement de la ville était celui de la Ville de Paris, des immeubles avec soubassement, trois étages carrés et couronnement, mais avec une touche marocaine. Casablanca était une ville détestée au Maroc : on disait qu’elle n’avait pas d’histoire. Même les Casablancais voyaient leur ville comme quelque chose de raté. Nous avons tenté de montrer qu’il n’en était rien.
Qu’est-ce qui fait que Casablanca concentre les caractéristiques d’un modèle urbain moderne ?
Lyautey avait décidé très vite après 1912, début du Protectorat, que le port se ferait là et cela a attiré des foules. Des Marocains avaient des terrains et une spéculation folle a commencé. Là-dessus, sont arrivés des architectes et, avec eux ou sur place, des clients avides de montrer leur modernité. La spéculation faisait que des terrains s’achetaient le matin et se revendaient le soir en ayant triplé de valeur. Les immeubles étaient des totems dans la ville. Tout le monde voulait l’immeuble le plus haut et le plus beau, la plus belle villa – quand je dis tout le monde, évidemment je parle des classes privilégiées. Le succès a été phénoménal, c’est devenu un des plus grands ports d’Afrique.
Cela a attiré énormément de capitaux. Il y avait la volonté d’en faire la ville phare, de construire une ville moderne, pour les institutions, pour Lyautey, pour ceux qui lui ont succédé et pour les entrepreneurs en tous genres et de toutes origines. Surtout, les architectes, les urbanistes voulaient faire modèle. Tous, dont Prost et Écochard, ont été très actifs et ont expérimenté sur de nombreux domaines. Les administrations, les ministères du Logement successifs permettaient aussi cette réflexion sur l’innovation. Il y avait donc des commanditaires éclairés et de bons architectes. Tout a été exploré à Casablanca avant 1956, y compris des immeubles mixtes, avec des commerces, des bureaux et des logements, parfois flexibles, etc. Il y a eu beaucoup d’innovation, beaucoup de choses qu’on juge formidables aujourd’hui : les maisons sur les toits, les garages sous les immeubles dès les années 1930.
Les commanditaires étaient épris de modernité. On pouvait réaliser ce qui était impossible à Paris. Il y avait de l’argent, des terres, de grands îlots et une politique relativement éclairée. Le permis de construire et le remembrement ont été testés à Casablanca. Ce que met en place Prost pour tracer la plus grande voie dans la ville est un modèle reproduit dans tous les traités d’urbanisme. Casablanca a donc été un laboratoire. Mais, par ailleurs, il ne faut pas oublier que la situation était coloniale et on a trouvé des textes idéologiques terribles – commandités par Lyautey – sur le fait que les colonies, notamment l’Afrique du Nord, devaient être utiles et servir à revivifier la France.
Notre travail a abouti à des expositions et un livre édité en 1998 (Casablanca : Mythes et figures d’une aventure urbaine, Hazan), réédité quatre ou cinq fois et traduit en anglais. Nous avons également écrit un guide sur Casablanca dans la collection « Portrait de ville », de l’IFA, et un autre livre sur les quartiers d’aujourd’hui, Les Mille et une villes de Casablanca. Le premier livre a eu beaucoup d’impact, car il a permis à certains de retrouver la fierté d’être de Casablanca. Aujourd’hui, vous trouvez partout dans les lieux publics des photos de Casablanca alors que c’était la ville la plus détestée après le départ des Français. Nous avons créé une association avec des Casablancais, Casamémoire, qui s’occupe de monter le dossier de classement à l’Unesco. Notre ouvrage a permis de faire classer une centaine de bâtiments, et puis à faire comprendre que certains quartiers abandonnés avaient une vraie valeur, mais malheureusement les politiques, les édiles, ont d’autres buts que le patrimoine !
Casablanca, boulevard Mohammed V, immeuble El Glaoui (arch. Marius Boyer), construit entre 1922 et 1927 © Bertrand Rieger
Au début du Protectorat, les industriels, n’arrivant pas à garder leurs ouvriers, ont décidé de faire des cités ouvrières car à chaque fois qu’il y avait une bonne récolte en perspective, ces anciens ruraux repartaient chez eux.
Trois architectes, Albert Laprade (1883–1978), Edmond Brion (1885–1973) et Auguste Cadet (1881–1956) notamment, très admiratifs de la culture architecturale marocaine, ont fait des pastiches de villes marocaines. Les architectes et les urbanistes voulaient créer des nouveaux quartiers entièrement équipés, avec les conditions d’une vie quotidienne qui devait convenir aux Marocains. C’était de l’habitat adapté. Si on regarde les choses aujourd’hui, c’est très réussi ! Il y avait le marché, le hammam, la mosquée, les écoles, les dispensaires, les équipements de police, les mairies locales : ce sont vraiment des villes. J’ai cherché d’où venaient ces idées. Je suis tombée sur le concept de l’unité de voisinage développé par Clarence Perry (1872–1944). Il y a une continuité entre « l’unité de voisinage » de Perry des années 1920 et « l’unité vicinale » d’Écochard des années 1950. On voit comment ils réfléchissent sur la façon de créer des quartiers, qu’ils appellent des villages, afin qu’ils deviennent des morceaux de ville autonomes. Quand je suis revenue en 1969, puis en 1986, le centre-ville n’avait pas changé même s’il y avait déjà tous les bâtiments illégaux qui l’entouraient. Le rebond a eu lieu au début des années 1990 : on a recommencé à construire le plus souvent dans un style postmoderne, mais ça va mieux. Une immense partie de la ville est comme une couronne constituée de petites maisons de la « trame Écochard » (8 m x 8 m), surélevées avec deux à quatre étages, avec un encorbellement au 1er étage. C’est très précaire, des maisons s’écroulent tous les hivers.
Je reste néanmoins admirative du travail de certains architectes qui ont construit pour les classes populaires des choses magnifiques, Georges Candilis (1913–1995) tout d’abord, avec ses trois immeubles célèbres présentés au CIAM de 1953 qui a mis en crise la vision universaliste de l’habitat des corbuséens. C’est Michel Écochard (1905–1985), directeur de l’urbanisme après-guerre, qui avait voulu construire des grands immeubles où les Marocains accepteraient d’habiter. Le passage de la maison à l’immeuble a été mal vécu. Ces immeubles ont été les lieux où vivaient les plus virulents des indépendantistes qui ont commencé là à développer une conscience forte de leur statut de colonisés. Pourtant, aujourd’hui, aucun des grands ensembles n’est en difficulté. Certains sont même magnifiques, avec des jardins et des arbres, et ont été intégrés dans la ville, avec des appartements bien conçus, très appréciés des classes moyennes.
Bien après le départ d’Écochard, Élie Azagury (1918–2009) a joué un rôle très important en construisant un quartier entier qui a été un modèle pour tout l’habitat de loisirs. Port Leucate, de Candilis, s’inspire de l’habitat pour les Marocains pauvres d’Élie Azagury de 1959.
Casablanca apparaît monstrueuse, sans compter que le nombre de voitures a été multiplié. Il reste des immeubles incroyables de modernité avec appartements à terrasses, qui relèvent d’une sorte d’hédonisme de l’architecture, mais tout le monde n’y a pas droit, même s’ils sont dans le centre dévalorisé. Aujourd’hui, les autorités construisent énormément de logements pour les classes populaires aux portes de la ville, sans aucun équipement, au nom de l’urgence, alors qu’elles avaient les modèles les plus réussis sur place.
Pendant toutes ces années, l’habitat est resté votre champ de recherche privilégié.
J’ai fait de nombreux bilans sur l’architecture contemporaine pour le Plan construction et cela répondait à mes questions de toujours. Il y a eu aussi Penser l’habité, l’analyse du concours PAN 14 sur les modes de vie. Les architectes de cette époque-là avaient imaginé ce à quoi on est confronté aujourd’hui : la transformation de la structure de la famille, la cohabitation, la flexibilité, la transformation du travail. Tous les thèmes actuels apparaissaient dans ce concours. Ils comprenaient comment la société allait évoluer, mais ils n’ont pas pu construire ce qu’ils croyaient être l’avenir… J’ai fait également un bilan intitulé « Urbanité, sociabilité, intimité », avec Anne-Marie Châtelet, et un autre, « Entre confort, désir et normes », sur la période contemporaine, avec Philippe Simon. Enfin, avec Sabri Bendimérad, « Ensemble et séparément », une expression proposée par une jeune équipe d’architectes du PAN 14. Depuis 1987, j’observe de près ces questions de cohabitation : on a laissé les gens se débrouiller dans des appartements existants, alors qu’ils inventaient d’autres comportements. Il y a eu depuis une loi, en 2009, permettant aux HLM de proposer le partage d’un appartement qui a abouti à des constructions. Mulhouse Habitat, en 2003, a réalisé le premier immeuble social pensé pour faire vivre ensemble trois générations. Désormais, c’est un phénomène mondial. Dans ce livre, nous avons analysé ce qui se passait au Japon, aux États-Unis, au Canada, en Suède ou en Suisse.
La question du don et contre-don est fondamentale dans la cohabitation.
On a passé beaucoup de temps à travailler sur l’expérience des Babayagas à Montreuil, un groupe de femmes âgées qui veulent vivre ensemble tout en permettant au quartier de profiter de leurs activités et de leurs expériences, en créant aussi une « Université des savoirs des vieux », mot utilisé pour ne pas rester dans le politiquement correct. Elles voulaient que leur immeuble soit « du logement social ». Il reposait sur la cooptation, ce qui a posé des problèmes. On leur a imposé de la mixité avec quatre jeunes qui débutaient dans la vie, avec des revenus assez bas. Beaucoup de conflits sont nés dans l’association pour des raisons politiques et de gestion. Nous avons beaucoup appris de cette expérience. On a rencontré la question de la règle, du règlement : dans un de ses séminaires devenu un livre, Comment vivre ensemble, Barthes traite de ces thèmes à propos des communautés religieuses.
La question du don et contre-don est fondamentale dans la cohabitation. Celle des rites de passage aussi, pour les jeunes aujourd’hui. Mais certains n’arrivent plus à en sortir. Il y a des quarantenaires qui vivent en cohabitation par peur du couple, de devenir des parents… Dans notre société, la question de la cohabitation à tous les âges se pose avec acuité et l’architecture ne suit pas.
Et j’ai milité, pas toujours avec succès, pendant les huit ans de travail sur le Grand Paris avec l’agence MVRDV, pour faire accepter que le logement fait la ville.
Quelles sont vos villes préférées ?
J’adore Palerme pour le creuset culturel qu’elle a représenté, le mélange de civilisations, le raffinement de chacune qui a laissé des traces tant dans l’architecture que dans la cuisine. C’est un enchantement. La ville a le même climat que le Casablanca de mon enfance. La complexité de cette ville me fascine. Je trouve New York attendrissante par son côté XIXe siècle. Ce sont des gratte-ciel extrêmement aimables au sol. Et puis, c’est une ville battue par l’eau, il y a la mer, les ponts. Los Angeles est sur le même parallèle que Casablanca, et ses plantes ont les mêmes odeurs que celles de mon enfance qui ont disparu. Son architecture moderne (Schindler, Neutra) m’a fascinée. C’est une ville détestée comme Casablanca. Une ville en bord de mer, avec des intellectuels et des artistes, c’est ce que j’aime le plus.
Je suis devenue amoureuse de l’architecture, j’ai appris à la lire, ça ajoute au plaisir. J’aime beaucoup me balader dans des villes que je ne connais pas. Les villes que j’aime mêlent toujours des architectures et de modes de vie différents.
Antoine Loubière et Jean-Michel Mestres
Photo : Monique Eleb. © Bruno Comtesse