Philippe Panerai, l’arpenteur des villes
L’architecte-urbaniste Philippe Panerai est mort vendredi 12 mai. Grand Prix de l’urbanisme 1999 (avec Nathan Starkman), ce voyageur attentif au devenir des villes étrangères, grand lecteur et amoureux du cinéma naviguait aisément entre enseignement, recherche, écriture et conception de stratégies (Reims 2020) et de projets urbains. Il est aussi celui qui a posé les bases théoriques et méthodologiques de la pratique de l’urbanisme contemporain en France avec l’ouvrage Formes urbaines, de l’îlot à la barre (1977, avec Jean Castex et Jean-Charles Depaule), puis les deux manuels Analyse urbaine (1999, avec Jean-Charles Depaule et Marcelle Demorgon) et Projet urbain (1999, avec David Mangin).
En 2012, la rédaction d’Urbanisme avait reparcouru l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en sa compagnie.
Où êtes-vous né ?
Je suis né au bord de la mer, à Royan, en septembre 1940. Au moment où l’armée allemande arrive en France, mon père est prisonnier depuis quelques mois et nous sommes réfugiés dans la maison de ma grand-mère où j’ai passé la première année de ma vie, ce dont je ne me souviens évidemment pas. Je suis donc né à Royan avant sa destruction en 1945 par les bombardements alliés, qui visaient les défenses allemandes, mais le vent ayant déplacé de 500 mètres les repères, les bombes ont rasé le centre-ville. Heureusement, je n’y étais plus. Par la suite, je suis rarement allé en vacances à Royan, en pleine reconstruction, mais plutôt à Saint-Georges-de-Didonne, tout à côté. Je garde pourtant un souvenir assez net du chantier de l’église de Royan avec les voûtes de Sarger que mon père, ingénieur admiratif de ces nouvelles techniques du béton, m’a emmené visiter.
En fait, vous êtes parisien ?
Disons que je suis français, francilien et parisien. J’ai un grand-père italien, un autre béarnais et une grand-mère basque ; par la force des chemins de fer mes parents ont fini par se croiser et se marier à Paris, Versailles plus exactement. J’ai donc passé l’essentiel de ma petite enfance à Versailles, qui est évidemment dans l’orbite de Paris, puis j’ai vécu à Grenoble de 10 à 14 ans parce que mon père, directeur d’une entreprise de bâtiment, a participé à l’agrandissement de la ville dans les années 1950. Il est ensuite revenu dans la région parisienne, et nous aussi.
Mes souvenirs de petite enfance se divisent en deux parties distinctes, pendant la guerre et après la guerre. Mon grand-père béarnais est mort en août 1944, au moment de la libération de Paris. Je m’en souviens assez bien. Puis mes oncles et mon père sont revenus de la guerre, il y avait des gens en uniforme partout, mais les uniformes avaient changé. Tout cela marque l’esprit.
Cantal-Dupart racontant, lors de son dernier cours au CNAM, combien il avait été marqué par la guerre, ou Antoine Grumbach lors de la remise de sa Légion d’honneur disent la même chose. C’est une caractéristique de notre génération d’avant le baby-boom. La pénurie, le rationnement, tout coûtait cher, on n’avait pas de voiture, pas de Frigidaire, pas de télévision. Personne n’imagine maintenant qu’on ait pu vivre sans. C’est sans doute pour cela que j’aime lire les écrivains qui ont le même âge que moi et qui savent décrire cette période, comme dans Les Années, d’Annie Ernaux, où je retrouve malgré les différences fille-garçon, province-Paris, des souvenirs communs. Et je crois que cette expérience vécue m’a inculqué le refus du gaspillage, des objets faits pour être jetés, des bâtiments qui courent après la mode.
Vous faites donc vos études secondaires à Versailles ?
À Grenoble d’abord, à Versailles ensuite. J’ai terminé au lycée Hoche : études classiques, latin, maths.
Votre destin n’était-il pas de devenir ingénieur ?
Oui, c’était mon destin tout tracé. Le fait que mon père soit ingénieur dans le bâtiment m’a rendu ce monde familier dès mon jeune âge.
Alors, pourquoi l’architecture ? Lorsque j’étais en 5e, nous habitions La Tronche, au pied du massif de la Chartreuse, et le collège était sur le même versant, mais assez loin, à près de trois quarts d’heure de marche. La 5e, c’était la classe du Moyen Âge. Pour nous expliquer le roman et le gothique, notre professeur d’histoire nous a donné rendez-vous à l’église Notre-Dame de Grenoble. Et de là, nous sommes allés visiter les églises anciennes de la ville, et au passage les ruines du mur romain et la crypte de Saint-Laurent, mal connue mais pourtant presque aussi vieille que le baptistère Saint-Jean de Poitiers. J’en garde encore un souvenir ému. Comprendre la différence entre les voûtes gothiques et romanes sur place, c’est à la fois facile et passionnant. Et puis, à 12 ans, l’expérience de déambuler dans la ville, repérer des époques, des lieux… Beaucoup de choses sont venues de là, le goût du terrain, voir les choses sur place, respecter les traces.
L’architecture, c’est construire, et je vivais dans le monde du bâtiment, de la reconstruction et de la modernisation de la France. J’ai accompagné mon père très tôt à des visites de chantier. J’ai le souvenir que l’architecte est toujours coupable : systématiquement en retard, il change tout au dernier moment.
À Versailles, j’avais un ami, Paul-Henri Vicariot, le fils de l’architecte d’Orly, qui habitait à cinq minutes de chez nous, et j’entendais souvent parler de la nouvelle aérogare en construction. Avant les Beaux-Arts, Henri Vicariot avait fait Polytechnique avec mon père, et j’ai d’abord pensé faire comme lui. Aussi, après le bac, en fils poli et obéissant, j’ai fait une année de maths sup à la fin de laquelle le professeur de physique a tranché en refusant mon passage en maths spé. Et puisque je manifestais l’envie de faire de l’architecture, mon père a accepté, un peu inquiet mais pas trop parce qu’il était constamment en contact avec des architectes. Il leur a demandé conseil et je me suis retrouvé chez Arretche, parce que c’était un atelier sérieux. Je suis donc entré aux Beaux-Arts en 1959, j’avais juste 19 ans. Et là, j’ai rencontré, entre autres, des gens du Sud-Ouest, ce qui explique pourquoi, par la suite, je suis intervenu à Rodez, qui a été mon premier projet important.
Le chantier de l’aéroport d’Orly. Photo : Roger-Viollet
Aux Beaux-Arts, dans les années 1950, on ne parlait pas encore de la ville ?
C’était en effet très étrange, aux Beaux-Arts on travaillait sur des terrains imaginaires dont on nous donnait une évocation plus que succincte. On partait vraiment d’une feuille blanche. Mais, en même temps, les Beaux-Arts que j’ai connus, c’était un mélange étonnant d’une grande curiosité intellectuelle et d’un côté assez déconnant, un peu choquant peut-être, mais finalement très drôle. Nous faisions des voyages d’atelier ou avec des copains, en Alsace, dans les Alpes ou en Normandie, à Reims, à Fontainebleau. Il y avait une curiosité pour les villes, les villages, le pittoresque, l’architecture rurale, les croquis de Laprade, Doyon et Hubrecht, un côté un peu vichyste… régionaliste. J’en ai gardé le goût du détour, la pratique du croquis, du relevé rapide, de l’attention aux dispositions matérielles, à la maçonnerie.
Et puis nous vivions à Paris autour de l’École, dans des ateliers ouverts jusqu’à 11 heures du soir et dans les bistrots autour. Et il y avait toujours une occasion de se déplacer, pour suivre les cours de Prouvé au CNAM ou ceux du CSTB à l’École des Ponts voisine, pour aller écouter des conférences un peu partout, visiter Vaux-le-Vicomte, Saint-Denis ou la villa Savoye. Enfin, il y avait le grand mythe de l’École des beaux-arts : le prix de Rome et le voyage en Italie. La culture italienne était incontournable ; hormis les séjours linguistiques en Angleterre ou le ski en Suisse ou en Autriche, mon premier long voyage a été, en 1964, Florence et Venise. Je suis parti là-bas en 2CV pour six semaines, mû par une curiosité personnelle pour les villes mais sans rapport avec le travail de projet.
Auparavant j’avais fait un bref séjour à Naples et visité Capri, avec en mémoire Le Livre de San Michele, d’Axel Munthe, un médecin parisien à la mode dans les années 1920, qui s’installe dans une maison de paysan à Anacapri. J’avais trouvé ce livre très émouvant parce qu’il parle de la simplicité des aménagements, de la treille qui porte la vigne, de comment faire une œuvre d’art en assemblant un bric-à-brac d’éléments simples, et combien tout cela est agréable à vivre. Je suis allé visiter cette maison.
Il y a là un moment de bascule avec Françoise Choay, Henri Lefebvre et d’autres, qui introduisent l’urbanisme comme une manière différente d’appréhender les villes…
Il y a eu en effet deux périodes. Pour ma part, j’ai trouvé l’École des beaux-arts très agréable. On y jouissait d’une grande liberté dans l’emploi du temps, dans le choix des projets sur lesquels on voulait travailler, et cette capacité de décision qui depuis s’est perdue était, me semble-t-il, une très grande qualité. Mais, aussi, j’en suis sorti avec l’idée qu’il me manquait un grand nombre de choses. Et c’était sans doute une chance. Mes amis qui, à l’époque, sortaient des écoles d’ingénieurs avaient une perspective toute tracée et une certitude absolue quant à leur qualification, à leur carrière. À l’inverse, je trouve fantastique d’être sorti de l’École en me disant que tout restait à faire. Tout ce qu’on avait appris et compris n’était rien par rapport à ce qu’il fallait encore défricher, notamment cette question de la ville dont il me semblait aberrant que l’on n’ait jamais parlé ou presque.
Je m’étais inscrit à l’Institut d’urbanisme en 1967, ce qui était possible puisque à l’époque la première classe de l’École des beaux-arts valait 3e cycle universitaire. Nous avions l’illusion que là, les choses allaient être plus consistantes. Mais le seul professeur vraiment marquant à l’IUP a été Henri Lefebvre, grand orateur et grand comédien. Il nous parlait de la vie quotidienne, de la ville comme œuvre d’art, de l’espace japonais, de Marx et de Jane Jacobs – entre-temps, j’étais allé aux États-Unis et au Canada, et tout le monde commençait à parler de Lynch. Et, surtout, il nous donnait envie de lire. Lefebvre était un structuraliste critique. Avec un don absolu de la dialectique et de la rhétorique, il pouvait aisément passer d’une chose à son contraire. Il se définissait lui-même comme “marxien”, mais pas du tout dans la ligne du structuralo-marxisme althussérien qui l’ennuyait profondément. J’ai également suivi, avant Mai 68, les travaux pratiques de Tonka, un des assistants de Lefebvre, et le séminaire d’Antoine Haumont – qui nous a parlé assez longuement du livre d’Anatole Kopp Ville et Révolution et de tout le débat constructivisme-déconstructivisme… C’est aussi à ce moment-là que j’ai lu Françoise Choay, dont l’ouvrage L’Urbanisme, utopies et réalités venait de paraître. Bref, la ville commençait à être un objet théorique, et pas seulement un lieu de promenade et de croquis. C’est là que j’ai découvert Muratori, cadeaux de Castex en 1966.
J’ai également été très marqué par l’article de Christopher Alexander “A City is not a tree”, paru en 1967 dans le premier numéro de la revue AMC, avec Philippe Boudon et Alain Sarfati comme rédacteurs en chef. Évidemment, cet article était structuraliste, Alexander était mathématicien, mais il critiquait le fonctionnel ultra-planifié, il intégrait le hasard qui concourt à la vie de la ville, un peu à la manière dont Portzamparc reprend la théorie du rhizome de Deleuze pour la spatialiser.
Pour résumer, Il y a eu quatre années décisives dans mon parcours. En 1966 naît mon fils Raphaël, en 1967 je passe mon diplôme, en 1968 eh bien, il y a Mai, et en 1969 je commence à enseigner. Sans oublier que, de fin 1967 au début 1969, je fais mon service militaire comme architecte sur la base de Villacoublay, ce qui m’éloigne un peu de l’actualité…
Vous devenez ensuite enseignant à Versailles…
Si je suis entré à Versailles, c’est parce qu’une grande partie de Mai 68 aux Beaux-Arts m’est un peu passé à côté à cause du service militaire. Je n’étais pas dans le bain. Ce sont des étudiants de chez Arretche qui, connaissant mes goûts, m’ont convaincu de venir enseigner en janvier 1969. Je me souviens des premiers cours dans des locaux vides : les étudiants assis par terre ; Castex avait apporté son projecteur de diapos. J’étais tout neuf, je n’avais pas d’agence, et j’ai commencé à enseigner à des étudiants qui avaient une envie absolue de faire des projets, de dessiner, qui voulaient dépasser cette fascination tous azimuts pour Mai 68 et revenir à l’architecture. Notre premier exercice a été une analyse du village de Buc près de Versailles : analyse topographique, maquette avec courbes de niveau, au 1/25000, ce qui était une nouveauté par rapport aux Beaux-Arts, lecture “séquentielle” inspirée de Kevin Lynch, analyse du parcellaire, c’était la leçon de Muratori. À partir de là pouvaient s’élaborer quelques hypothèses de projet. On s’était mis d’accord pour travailler par petits groupes. Le miracle de l’enseignement, ce sont les étudiants ; sur une quinzaine il y en a toujours qui dessinent extrêmement bien, ça pousse les autres. Il y avait Patrick Céleste, qui dessine comme le Picasso des bons jours. Un autre qui a tout lu, c’était Philippe Gresset, qui enseigne maintenant à Malaquais, et qui avait déjà lu tous les livres que je conseillais. Il y a aussi les étudiants qui ont du flair, qui sont capables de trouver n’importe quel renseignement, n’importe où et par n’importe quel moyen. Un groupe de projet, c’est une formidable machine à réfléchir, à échanger, à défricher, etc. Dommage que ces travaux n’aient jamais été mis à profit et se soient perdus faute de rangement…
J’ai donc commencé tout de suite à faire fructifier tous mes acquis, sous forme d’une synthèse entre Choay, Lefebvre, le choc de 68, le structuralisme, Barthes, la revue Communication, les enseignements des États-Unis et du Canada, etc., tout ce qui m’avait motivé et fait avancer. Avec la conviction que l’enseignant doit faire des cours, écrire des livres et ne peut pas se contenter d’une correction “à la planche”.
Quelles ont été vos références, littéraires ou autres, en dehors du champ de l’architecture et de l’urbain stricto sensu ?
J’ai toujours lu. Avec un goût pour les grands classiques du XIXe siècle, Stendhal d’abord, Balzac, Flaubert, et Zola puis Gide, Jules Romains, Martin du Gard, Mauriac, Giraudoux. Tous parlent de la ville. Balzac décrit le départ des diligences vers la province, du centre aux faubourgs puis dans la campagne, le jeu des classes sociales : centre versus périphérie ; les deux personnages de Jules Romains traversent inlassablement Paris à pied, comme ceux de Modiano. La ville se construit et se démolit comme chez Mendoza.
Mais aussi les grands romanciers américains, le grand territoire chez Steinbeck, Caldwell, la vie simple des faubourgs, le Sud de Tennessee Williams. Aujourd’hui, Paul Auster ou Tom Wolfe. Plus tard, l’Amérique latine, Garcia Marquez et Vargas Llosa, le Brésil de Jorge Amado ou Machado de Assis ; Naguib Mahfouz ou Albert Cossery sur l’Égypte… souvent les romanciers nous en disent plus que les analyses sociologiques ou les articles politiques.
Et puis il y a le cinéma. Le cinéma italien notamment, entre Rossellini, Rome ville ouverte, et les derniers westerns-spaghetti, a connu une période étonnante. Fellini Roma et Amarcord sont poignants, on y voit la vie et la ville dans toute leur beauté et leur complexité.
Louis Kahn durant une exposition de ses projets pour Venise. Photo : Archivio Arici/Leemage
Quelles sont les personnalités qui vous ont le plus apporté ?
En dehors de Lefebvre, Henri Raymond et les “pavillonnaires” ont joué un grand rôle dans ma façon de voir les choses, avec aussi la fréquentation du groupe de sociologie de Nanterre dans les années 1970. Et ce jeune sociologue qui faisait sa thèse avec Lefebvre et s’appelait Jean-Charles Depaule.
En 1974, nous avons fondé à Versailles le laboratoire Adros – ce nom était un compromis – et j’en ai été le deuxième président, après Richard Helmy. En 1986, nous l’avons rebaptisé Ladrhaus. Dans le noyau d’enseignants du début, il y avait Depaule et la géographe Marcelle Demorgon, elle aussi très attentive à toutes les manifestations de la vie dans la ville : la ville est vivante et les bâtiments sont faits pour être habités. Nous sommes là assez loin du “bon goût” architectural, et la rigueur de certains architectes m’agace un peu, ceux qui veulent “tenir” l’espace. Nul besoin de le tenir, puisqu’on le donne aux habitants pour qu’ils se l’approprient… Ensuite sont arrivées d’autres personnes, Ginette Tornikian, Henri Bresler, David Mangin, etc., mais le noyau de base était constitué autour de Depaule et Castex, avec qui nous avons fait de nombreux voyages avec les étudiants, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne. Nous voulions voir comment ça se passait ailleurs, les différences culturelles ; une sociologie qui a glissé vers l’anthropologie ; l’observation de la façon dont l’habitant façonne son espace, transforme le bâtiment initial, le réajuste à son usage. L’autre retour théorique à ne pas oublier fut l’importance pour les architectes de ma génération de Louis Kahn, découvert par le biais de Bernard Huet dont le diplôme en 1963, un cimetière au-dessus de Toulon, la ville de ses parents, était composé d’une manière extrêmement kahnienne. D’ailleurs, après son diplôme, Huet est parti aux États-Unis suivre l’enseignement de Kahn à Philadelphie.
Pourquoi Louis Kahn ? Parce qu’il a été l’un des premiers, après Le Corbusier, à dire que l’architecture moderne doit être capable de donner des émotions aussi grandes que l’architecture ancienne. Il y a chez Kahn ce côté un peu charnel, que Le Corbusier redécouvre me semble-t-il avec Marseille, et que son fils évoque joliment dans son film (la scène de la rencontre avec ses deux sœurs dans une maison de son père). Et non seulement Louis Kahn dit que l’on peut susciter la même émotion, mais aussi que cette émotion peut être obtenue avec les mêmes moyens. C’est là que réside toute l’ambiguïté qui conduira certains au postmodernisme.
Pour en venir aux modèles urbains, celui de la deuxième partie des années 1970 est sans doute Bologne, ensuite, dix ans plus tard, il y a Barcelone…
Il me semble que l’architecture italienne des années 1960, et même 1950, est plus polie que d’autres avec la ville existante, elle s’enrichit des cultures locales, des matériaux, des dispositions, etc. On le voit dans les projets d’Olivetti pour le logement de ses employés, dans un certain nombre d’usines, dans les tentatives de Gardella à Venise, dans l’architecture banale du logement à Milan.
Bologne, c’est autre chose, la rencontre du communisme italien et de la ville historique. Et le compromis : ni démolition ni embaumement, la ville reste vivante, les gens modestes, les vieux restent dans le centre, les belles maisons des faubourgs deviennent des équipements. Bologne était portée par la vigueur de la culture urbaine et architecturale en Italie. C’est indéniable. Alors qu’en France le débat était exsangue, l’Italie possédait de nombreuses publications, avec un débat entre les auteurs : Bruno Zevi, Paolo Portoghesi – qui parfois m’agace un peu –, Leonardo Benevolo, qui publie beaucoup de livres très utiles aux étudiants, Vittorio Gregotti, Manfredo Tafuri et un renouveau d’intérêt pour la ville avec Muratori, Aymonino, Rossi et quelques autres. Tout cela a joué un rôle important.
Puis Barcelone nous surprend, parce qu’on ne s’y attendait pas, on s’était endormis. Personne ou presque n’avait vraiment porté une grande attention à Coderch, à ses bâtiments délicats, minimalistes, peu bavards. Celui qui a fait parler de lui en premier, et avec véhémence, a été Ricardo Bofill.
Après un premier voyage avec des étudiants en 1980, mes relations avec Barcelone ont commencé à se nouer. En 1984, j’y suis allé faire deux conférences, c’est là que j’ai rencontré Manuel de Sola-Morales, qui m’a proposé de traduire De l’îlot à la barre en espagnol. Ce qui a été fait, et il a écrit la préface. J’ai aussi participé à un grand nombre de jurys et de séminaires à Barcelone. J’y ai même attiré Mangin en 1992, pour un workshop international portant sur le thème “Construire la périphérie”, organisé par Manuel avec Joan Busquets, Enric Serra….
À Barcelone, les choses se sont faites à grande échelle et avec une réflexion de fond. Bofill excepté, on ne s’y pose pas la question du postmodernisme et il semble plus facile de bâtir à Barcelone qu’à Paris. Ce n’est pas une capitale nationale, elle n’a pas le poids de l’État sur les épaules, elle n’a pas eu Louis XIV ni Haussmann. Et l’après-franquisme créait les conditions d’un essor excitant avec les premières transformations engagées par Bohigas. Dans cette effervescence, la pensée de Manuel était vraiment très subtile, en même temps qu’il faisait preuve d’un grand enthousiasme. Pour lui, la vie devait être joyeuse. Pas d’architecture guindée, métaphysique.
Croquis de Philippe Panerai
Quelles sont vos villes préférées ?
Mes villes préférées, ce sont celles où j’aimerais vivre, ou plutôt où je pense que je pourrais vivre. Ce sont toujours de grandes villes. Sans doute parce que mon histoire fait que je ne suis pas d’un terroir particulier, même si je retrouve quelques racines dans le Sud-Ouest, ou en Italie, mais elles sont lointaines. Parce que, dans une grande ville, il y a toujours quelque chose qui se fait, et que j’aime un certain anonymat qui n’existe que là.
À coup sûr, j’aimerais vivre à Barcelone. Pour la beauté du paysage, le climat, Gaudi, les cafés, les tapas… J’aime aussi Londres, pour d’autres raisons. Mais je ne vais pas à Londres l’hiver, quand les journées sont trop courtes, le temps froid et pluvieux. Ce sont deux villes très différentes, mais elles ont toutes deux, et Londres davantage encore, un XIXe siècle industriel qui les a marquées. On oublie parfois ce qu’a été la beauté de l’industrie d’avant la consommation, la beauté de ses bâtiments et de ses produits, la fierté qui s’en dégage. Aujourd’hui – et c’est terrible –, il n’y a plus que l’industrie de très grande précision qui soit sérieuse. Pour le reste, on se bat contre la mauvaise qualité des matériaux, les mauvaises finitions ; l’architecture en pâtit, de manière très visible.
Je m’imagine donc assez bien vivre dans ces deux villes. En Italie, malgré ma sympathie pour Florence, la terre de mes ancêtres, je préférerais vivre à Milan, certes moins exubérante en matière d’architecture pittoresque, mais les Milanais ont le respect de la typologie de leur ville, et puis c’est la grande ville. Et on trouve à proximité de nombreuses petites villes historiques, de Bergame à Vigevano, comme contrepoint.
Aussi curieux que cela puisse paraître, j’aimerais vivre à Venise, en dépit de la folie de cette ville. Peut-être pas pour toujours, mais quelque temps… Même un hiver très humide y a un côté tellement curieux, avec cette solitude que l’on ressent dans la brume, quand on ne voit plus trop où l’on est…
J’aime bien Le Caire, mais je ne pourrais pas y vivre longtemps, c’est une ville trop fatigante. En revanche, j’habiterais volontiers à Rio de Janeiro. Pas à Sao Paulo, trop dur. Ni à Brasilia, encore trop petite bien qu’elle soit devenue la quatrième ville du Brésil. Rio est très belle, avec son héritage de capitale, un grand raffinement dans la succession de certains de ses édifices et son site surprenant.
J’aime bien Amsterdam, Rotterdam. Et, en France, si je n’habitais pas Paris, je crois que je choisirais Lille ou Marseille…
Antoine Loubière et Annie Zimmermann
Photo : Philippe Panerai © Philippe Serieys
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