Romain Thévenet : « Essayer et s’accorder le droit à l’erreur ! »

Romain-thevenet
Détéa est un collectif de cinq designers installés sur quatre territoires différents et engagés dans la conception de services et de politiques publiques au service du développement local. En travaillant en immersion sur les territoires, ils développent une démarche ouverte permettant de faire le lien entre le dessEIN et le dessIN.
Rencontre avec Romain Thévenet membre du collectif.

 

Vous êtes desi­gner for­mé à l’École natio­nale supé­rieure de créa­tion indus­trielle (Ens­ci). Com­ment passe-t-on du desi­gn clas­sique au desi­gn des poli­tiques publiques et à l’intervention dans les territoires ?

Romain Thé­ve­net / Durant mes études, je me suis pas­sion­né pour l’écodesign, à savoir l’intégration du desi­gn dans l’écoconception.
En cher­chant à rendre un objet le plus per­for­mant pos­sible au niveau envi­ron­ne­men­tal, cela néces­site de s’intéresser non plus à l’objet en tant que tel, mais à l’ensemble de son cycle de vie.
C’est une vision de « desi­gn glo­bal » qui va de l’aménagement de l’espace à l’objet. Le desi­gner n’est pas for­cé­ment com­pé­tent par­tout, mais il est capable d’avoir une approche sur l’ensemble des points de contact des élé­ments phy­siques qui rendent tan­gibles le service.

Cette approche d’écodesign m’a rapi­de­ment orien­té vers le desi­gn de ser­vices. Au moment d’écrire mon diplôme de fin d’études à l’Ensci, je me suis aper­çu que je n’avais jamais croi­sé de pro­blé­ma­tiques rurales, moi qui avais gran­di à la cam­pagne dans un petit vil­lage de 500 habi­tants. C’était comme si le desi­gn était for­cé­ment ten­dance et la rura­li­té, has been.
En écri­vant mon mémoire « desi­gn et déve­lop­pe­ment local », je me suis ren­du compte que la notion de déve­lop­pe­ment local était pré­sente sur les ter­ri­toires, mais qu’il n’existait pas de métho­do­lo­gie et d’outils de conception.
Lors de mon diplôme inti­tu­lé « Faire com­pa­gnie », j’ai ima­gi­né la mise en place d’un ser­vice d’entraide et d’échange. Il a vu le jour sur la com­mune d’étude et fonc­tionne encore.

C’est à ce moment-là que j’ai ren­con­tré Sté­phane Vincent qui avait per­çu les desi­gners comme des alliés poten­tiels pour ce qu’il vou­lait faire de La 27e Région : un labo­ra­toire. Pen­dant six ans, nous avons fait émer­ger ce pro­jet en tes­tant l’idée que le desi­gn pou­vait per­mettre de mieux conce­voir les poli­tiques publiques.

 

Cette expé­rience de La 27e Région a impac­té le tra­vail que vous faites aujourd’hui ?

Romain Thé­ve­net / Je conti­nue de tra­vailler dans le même esprit. Le sujet du desi­gn a clai­re­ment pris sens, aidé en cela par le numérique.
Le web 2.0, les réseaux sociaux ont fait qu’aujourd’hui vous ne pou­vez plus mettre en place quelque chose sans que les gens donnent leur avis. La pos­ture de sachant et donc celle de l’autorité publique est sans cesse remise en ques­tion. Un pro­jet ne peut plus être basé uni­que­ment sur une intui­tion d’élu.

Lorsque nous répon­dons à une com­mande, ce qui nous inté­resse n‘est pas tel­le­ment l’avis des gens sur un sujet, mais plu­tôt la manière dont ils peuvent s’en sai­sir concrè­te­ment. Ima­gi­ner avec, faire avec, porte la dif­fé­rence entre cocons­truc­tion et participation.

Par le desi­gn, nous appor­tons un côté expé­ri­men­tal. Nous affir­mons que nous ne savons pas exac­te­ment où il faut aller, mais que nous allons col­lec­ti­ve­ment trou­ver le moyen de faire ; et que de ce moyen nous allons en tirer des ensei­gne­ments. Cela va à l’encontre de tous les élé­ments clas­siques que sont la hié­rar­chie, le devoir de réserve, etc. Une action publique dans laquelle on per­met aux agents de dire : « On ne sait pas trop où on va, mais on va essayer », c’est très nouveau !

 

Com­ment faites-vous accep­ter le droit au doute et le droit à l’erreur face aux contraintes et aux obli­ga­tions légales des col­lec­ti­vi­tés ? Com­ment arri­vez-vous à convaincre de l’utilité d’une démarche de coconstruction ?

Romain Thé­ve­net / Nous par­tons du prin­cipe que l’on ne trou­ve­ra pas de solu­tions avec les modèles qui ont engen­dré les pro­blèmes d’aujourd’hui. Si l’on parle beau­coup d’innovation publique, c’est que le monde change et cela néces­site de faire évo­luer nos manières de faire. Par le mar­ché public ou par l’ancrage dans les ter­ri­toires où nous sommes ins­tal­lés nous abor­dons la com­mande du point de vue des habi­tants, des usa­gers. Pour évi­ter le risque de consu­mé­risme de l’action publique – avec un public qui pour­rait dire : « Je suis contri­buable, je paie les ser­vices publics, donc j’exige des choses » –, nous fai­sons atten­tion à prendre en compte tous les acteurs d’une chaîne. Par exemple, l’usager d’une déchet­te­rie est aus­si bien celui qui amène ses déchets verts que l’agent qui tra­vaille à la déchet­te­rie, que le direc­teur du site, que l’élu en charge de la poli­tique des déchets, etc.

C’est cette démarche qui rend per­ti­nent le tra­vail du desi­gner et qui ancre l’action publique dans les usages. Le desi­gn est tout à la fois une approche sen­sible et qua­li­ta­tive de ter­rain, une vision « éco­sys­té­mique » et trans­ver­sale, un regard cen­tré sur « le point de vue de l’usager », une expres­sion qui passe par le des­sin et l’image, comme mode d’analyse et de concep­tion. Et enfin, une méthode qui s’appuie sur l’expérimentation et le pro­to­ty­page pour s’accorder « un droit à l’erreur » et tes­ter la robus­tesse des intuitions.

 

   

 

Nous tra­vaillons aus­si bien sur des ter­ri­toires urbains que ruraux.

 

C’est de cette vision qu’est née l’aventure de Détéa – Desi­gn Ter­ri­toires Alternatives ?

Romain Thé­ve­net / Damien Rof­fat et Adrien Demay, les deux cofon­da­teurs, ont dès le départ ins­crit leur action dans les ter­ri­toires ruraux et dans une struc­tu­ra­tion coopé­ra­tive. Aujourd’hui, Détéa fait tou­jours par­tie d’une coopé­ra­tive d’activité et d’emploi, ce qui nous per­met aus­si de réin­ven­ter un rap­port au tra­vail et au col­lec­tif qui évo­lue régu­liè­re­ment. Nous sommes struc­tu­rés comme une agence, à ceci près que nous avons une antenne en Bre­tagne, une autre à Clu­ny… ; nous tra­vaillons aus­si bien sur des ter­ri­toires urbains que ruraux, pour la Mai­rie de Paris, le Grand Cler­mont, dans le Finis­tère, dans les petites com­munes en Bourgogne.

Le fait de vivre en ter­ri­toire rural nous donne une pos­ture dif­fé­rente de celle que nous aurions si nous étions ins­tal­lés dans les centres urbains déci­sion­naires. Nous nous pla­çons plu­tôt du côté des ter­ri­toires un peu « der­niers de la classe » ou « oubliés ». Parce que nous avons une approche du ter­ri­toire et de ses habi­tants qui est liée à ces endroits où l’on vit et où l’on tra­vaille, notre regard est for­cé­ment différent.

Il existe aujourd’hui une vraie méfiance à l’égard de ceux qui sont dans la cen­tra­li­té. La crise des « gilets jaunes » a pas mal expri­mé ça ; les mesures de confi­ne­ment que l’on vit avec des déci­sions prises au niveau natio­nal génèrent une défiance des ter­ri­toires vis-à-vis de la capi­tale. J’étais déjà inquiet quand j’entendais les citoyens être défiants vis-à-vis de Paris. Mais je croise de plus en plus de maires ou même de conseillers dépar­te­men­taux ou régio­naux qui sont eux aus­si défiants vis-à-vis de l’État. Dans notre tra­vail, on essaye d’amener une pos­ture un peu dif­fé­rente à même de créer du lien.

 

Les méthodes que vous déve­lop­pez – à la fois créa­tives, sen­sibles et basées sur les usages – per­mettent-elles de faire face aux défiances que vous constatez ?

Romain Thé­ve­net / Nous nous effor­çons à aller vrai­ment sur le ter­rain et à appor­ter un dis­cours plus nuan­cé que ce que ren­voient les médias en per­ma­nence, et les gens appré­cient. Dans une période où un com­mu­nau­ta­risme s’installe à tous les niveaux – chas­seurs, éco­los, reli­gieux, vegans, agri­cul­teurs, libé­raux, fonc­tion­naires, com­mer­çants, jeunes, vieux… –, il y a des cris­pa­tions et les gens se res­serrent sur leur com­mu­nau­té. Notre manière de tra­vailler, en immer­sion et à l’écoute de tous les points de vue, per­met de dépas­ser ces bar­rières, d’horizontaliser les points de vue.

Trop sou­vent des déci­sions sont prises par des gens très tech­no­cra­tiques, éloi­gnés du ter­rain. Quand nous allons sur le ter­rain, nous nous concen­trons sur l’expertise d’usage et ame­nons un autre point de vue. Faire confiance à cette exper­tise-là ne veut pas dire que l’expertise tech­no­cra­tique n’a pas de valeur, mais cela lui donne sa juste valeur.

Nous nous effor­çons aujourd’hui de tra­vailler sur la dif­fé­rence entre la légi­ti­mi­té et la com­pé­tence. L’élu qui a une légi­ti­mi­té démo­cra­tique doit déci­der. Sa déci­sion est cepen­dant plus riche si elle inter­vient à l’issue d’un débat. C’est pour lui une façon de tran­cher de manière argu­men­tée en expri­mant une vision poli­tique au sens noble du terme.

 

Le desi­gn peut-il aider le repré­sen­tant élu à construire une nou­velle rela­tion au changement ?

Romain Thé­ve­net / Un élu maïeu­ti­cien, je trouve ça per­ti­nent. La maïeu­tique sert à faire accou­cher l’esprit des gens, et sup­pose donc une pos­ture d’humilité. Les élus sont en train de bou­ger et nous ren­con­trons de plus en plus d’édiles qui se remettent en ques­tion et mettent la main à la pâte.

Lors des der­nières muni­ci­pales, nous n’avons jamais vu autant de listes citoyennes accé­der à de petites com­munes. Il y a aus­si un renou­veau démo­cra­tique dans la façon de choi­sir les repré­sen­tants et dans la façon ensuite d’exercer le pou­voir. Avec notre métier de desi­gner, nous essayons hum­ble­ment de nous ins­crire dans ce mouvement.

Tan­gi Saout

 

Pho­tos : Romain Thé­ve­net © Détéa
« Immer­sions créa­tives et ate­liers citoyens » © Détéa

 

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