Thierry Mallet : « Les enjeux de la transition énergétique seront structurants »
PDG du groupe Transdev.
Quelles leçons tirez-vous de la crise sanitaire ?
Thierry Mallet/ Cette crise a un triple effet : un report vers la voiture, par crainte de la contamination ; l’augmentation du télétravail ; enfin, l’augmentation des mobilités actives, la marche et le vélo, pour les déplacements courts. On connaît encore mal la nouvelle répartition de la demande : les cyclistes sont-ils plutôt des marcheurs ou des habitués du transport public ? Notre expérience aux Pays-Bas montre qu’environ un tiers des cyclistes disparaissent quand il pleut et se rabattent vers les bus. C’est aussi le cas en France.
Sur le plan économique, notre modèle a été remis en cause : celui-ci dépend de recettes « passagers » en baisse depuis la fin du confinement, alors que l’offre se situe entre 80 et 100 % de la normale, sans compter les coûts liés aux mesures sanitaires (désinfection, mise à disposition de gel hydroalcoolique, masques).
On estime que la perte des recettes commerciales sur l’année devrait atteindre 50 %. Les passagers vont revenir, mais cela prendra du temps. Il faudra donc des compensations durables pour maintenir l’offre, ou réadapter l’offre à la demande. On ne fera pas évoluer fortement les modes lourds comme les trams et les métros, mais il y a plus de flexibilité avec les autres modes comme les bus ou les cars ; il y a des lignes à renforcer et d’autres à alléger, pour tenir compte de la part prise par le vélo et par la marche, ou encore intégrer l’impact du télétravail. Une option intéressante pourrait être de reporter une partie de l’offre du centre vers la périphérie, où il existe des besoins très importants non satisfaits aujourd’hui.
Comment la montée en puissance du télétravail change-t-elle la donne ?
Thierry Mallet/ Le trajet domicile-travail ou école représente plus d’un tiers des motifs de déplacement et 60 % des distances parcourues, puisqu’il est plus long que les autres. Ces trajets contribuent fortement au financement des transports publics au travers du versement mobilité. L’impact à terme du télétravail reste difficile à apprécier. C’est une nouvelle modalité de travail très intéressante, sans être l’alpha et l’oméga. Il peut consister à travailler ailleurs que de chez soi ou permettre de participer à des réunions en étant en déplacement. Même avec le télétravail, nous continuerons à nous déplacer. Il ne faut pas confondre cette période exceptionnelle avec une situation normale.
Comment mieux articuler mobilités actives et transports publics ?
Thierry Mallet/ La vraie révolution, c’est le vélo à assistance électrique, qui permet de faire des distances assez importantes sans s’épuiser ni arriver en nage à destination. C’est potentiellement un changement de paradigme. En réalité, c’est une redécouverte : quand nous étions jeunes, en province, nous avions tous un cyclomoteur. C’était la liberté, et il ne coûtait pas cher.
Pour des distances courtes en ville, le vélo est une alternative aux transports publics. S’il diminue la fréquentation dans les transports publics à l’heure de pointe en favorisant ceux qui font des trajets longs, il permettra une meilleure qualité de service.
Le but du transport public n’est pas de faire du transport de masse, mais de proposer une qualité de service : régularité, sécurité, confort. Le vélo peut aussi être un complément dans une offre multimodale. Pour le premier et le dernier kilomètre, j’y crois à deux conditions : qu’il y ait des infrastructures dédiées et des stationnements sécurisés. Il permet alors d’éviter la deuxième voiture, et ainsi diminuer le trafic routier.
Comment envisagez-vous le redéploiement de l’offre ?
Thierry Mallet/ Si on veut progresser dans la réduction des émissions de CO2 et dans la lutte contre la pollution, l’enjeu principal est de proposer une offre pour les territoires périurbains. Les Assises de la mobilité qui ont précédé la LOM l’ont bien mis en avant.
Le problème de la congestion dans les centres-villes est souvent le fait de voitures qui viennent de la périphérie peu dense, faute d’une offre de qualité de transport public ou qui n’ont pas trouvé de place sur un parking relais et finissent leur trajet en voiture.
Quand on vient de la périphérie, la voiture est souvent la seule solution, car il n’existe pas d’alternative de qualité. L’idée que l’on va résoudre le problème des centres-villes en bloquant la voiture et en mettant plus d’offres de transport public est une mauvaise réponse à un vrai problème. Si on bloque le centre-ville, les gens ne s’y rendent plus, et c’est la mort ; s’ils ont encore besoin d’y aller, cela crée des encombrements. Cela ne rendra pas la ville plus fluide.
Pour desservir la périphérie, plusieurs offres sont possibles. D’abord le train, trop peu déployé en France, hormis en région parisienne, où les RER permettent d’entrer en ville. Pour faire du train régional une vraie solution, la clé, c’est la qualité de service. Nous l’avons constaté avec notre expérience allemande. Dans les années 2000, nous avons repris à la Deutsche Bahn des petites lignes dans la région de Düsseldorf qui transportaient 500 voyageurs par jour. Avec une offre de qualité, de 6 h à 22 h et une fréquence toutes les demi-heures, on est passé à 23 000 personnes. Le choix du transport public repose sur la qualité de service : il doit être aussi pratique que la voiture pour être une véritable alternative.
Une autre solution : les cars à haut niveau de service, à condition qu’ils échappent aux aléas de la route ; ce qui est le cas quand il existe des voies dédiées ou des aménagements qui leur donnent la priorité aux carrefours ou aux entrées d’agglomération. Nous en gérons déjà en Aquitaine.
Nous avons aussi un bel exemple avec le pôle multimodal initié par la Région Ile-de-France, à Briis-sous-Forges, à proximité de la barrière de péage de Saint-Arnoult, à 50 km de Paris. Ce parking gratuit à la campagne, que les personnes qui habitent dans un rayon de 10 km rejoignent en 10 minutes, offre entre 800 et 1 000 places. À partir de ce parking, on accède à un car qui roule sur l’autoroute A10 avec une voie dédiée sur les derniers kilomètres, et vous transporte en 20 minutes à Massy, où les voyageurs ont accès au RER, au TER, au TGV. Le matin, les départs s’organisent toutes les 5 minutes. Nous avons dû recourir à des cars à impériale pour répondre à la demande. Pour que le rabattement fonctionne, le secret, c’est la fréquence. La voiture ne va pas disparaître, elle représente 90 % des déplacements en milieu rural et périurbain. Elle jouera un rôle au niveau du premier et du dernier kilomètre. L’objectif étant d’éviter qu’elle roule 50 km.
Ce schéma peut-il se reproduire à grande échelle ?
Thierry Mallet/ Oui, comme à Madrid, où tout le réseau de bus au-delà du périphérique est organisé ainsi et transporte autant de personnes que le système local de trains de banlieue, avec 180 millions de voyages par an ! De nombreux parcs relais et près de 10 pôles multimodaux ont été construits, où les bus périurbains, après avoir utilisé des voies réservées, déposent les voyageurs qui ont alors accès au métro et aux bus urbains.
D’autres aménagements, mis en oeuvre dans l’est de la France, permettent à un car de rouler sur une voie dédiée pendant 100 ou 150 m avant d’arriver au village et de gagner 20 minutes sur un trajet d’une heure. Le car à haut niveau de service marche aussi en banlieue, dès lors qu’il y a des voies dédiées et une fréquence assez forte.
Vous allez répondre aux appels d’offres des TER ?
Thierry Mallet/ Bien sûr. Le train est une de nos spécialités. En Allemagne, Transdev est numéro 2 dans les trains régionaux derrière la Deutsche Bahn. On est également présent dans le train en Suède, aux Pays-Bas et en Nouvelle-Zélande, où nous gérons les trains régionaux des villes de Wellington et d’Auckland. Transdev est positionné comme un acteur multimodal, un intégrateur de toutes les mobilités.
Où en êtes-vous de la décarbonation ?
Thierry Mallet/ On monte en puissance avec une flotte en exploitation de plus de 800 bus électriques, 1 400 à la fin d’année, sur une flotte de 30 000 véhicules. Nous avons beaucoup investi aux Pays-Bas. Nous gérons un service de 250 bus électriques autour de l’aéroport de Schiphol, à Amsterdam. En Suède, à Göteborg, nous allons basculer en service totalement électrique au début de 2021.
Bus électrique à Amsterdam © Transdev
À Lens, nous exploitons une ligne de bus à haut niveau de service et à hydrogène vert, avec 6 bus construits par Safra utilisant des piles à combustible produites par Symbio, filiale de Michelin et de Faurecia.
L’hydrogène offre une autonomie de 600 à 700 km. Il faut encore progresser sur la pile à combustible qui n’a pas la durée de vie d’un bus, et sur la mise à disposition d’hydrogène vert à un prix abordable. Le coût global de revient d’un véhicule à hydrogène est quatre fois plus élevé que celui d’un véhicule diesel, alors que le véhicule électrique est plus cher de 40 % seulement ; comme les batteries continuent de s’améliorer, le coût d’un véhicule électrique à batteries et celui d’un véhicule diesel seront bientôt équivalents. Avec les batteries, il reste le problème de l’autonomie et du temps de recharge que permettra de résoudre l’hydrogène, mais le gap de prix reste très important.
Le plan gouvernemental en faveur de l’hydrogène est ambitieux et indispensable, mais il faudra encore quelques années pour avoir des solutions au bon prix.
Un réseau comme celui de Lens bénéficie de subventions de la Région et de l’Europe. C’est un projet démonstrateur, c’est important d’amorcer le marché. Nous aurons bientôt des bus à hydrogène pour desservir l’aéroport de Toulouse, et aussi à Auxerre…
Pour tenir l’objectif de réduire de 55 % les émissions à l’horizon 2030, le passage des voitures essence à des voitures propres, qui se fera progressivement, ne sera pas suffisant. Les véhicules électriques ont également une empreinte carbone – sur leur durée de vie, cette empreinte serait de l’ordre de 50 % d’un véhicule thermique, notamment du fait de l’empreinte de la batterie.
Il faudra donc aussi changer les comportements et inciter à l’utilisation de solutions partagées. Le report modal est essentiel.
Au niveau européen, la distance parcourue par les Français pour aller au travail reste supérieure à celle des autres pays. Une des réponses au besoin de mobilité est la proximité. Il faut s’assurer de la proximité d’un minimum de services (écoles, commerces, médecins…), pour ne pas avoir à utiliser en permanence la voiture.
Les enjeux en matière de transition énergétique seront plus structurants pour notre métier que l’impact du Covid.
Sur la strate des villes moyennes, vous n’êtes pas très présents ?
Thierry Mallet/ Au contraire, nous sommes très présents dans de nombreuses villes qui participent au programme « Action coeur de ville ». L’objectif des transports dans ces villes est double : utiliser le transport public pour rendre le centre plus attractif et plus apaisé, notamment pour les populations qui ne disposent pas de voiture, mais aussi de plus en plus pour les visiteurs qui viennent de l’extérieur. Cela permet de créer des liaisons faciles et efficaces avec les grandes métropoles à proximité. Nous avons lancé une ligne qui fonctionne très bien entre le centre de Bordeaux, où nous ne sommes pas opérateurs, et Créon, qui est située à 25 km (c’est un service à haute fréquence, avec des cars toutes les 15 minutes de 6 h à 22 h). Cette liaison directe est financée par la CU de Bordeaux, la Région Aquitaine et la Ville. Cela contribue à désenclaver des territoires et des petites villes périphériques qui en ont besoin.
Une autre possibilité de desserte des zones peu denses, ce sont les transports à la demande. Nous avons mis en place une solution originale dans le sud-Avesnois destinée aux chercheurs d’emplois avec une assistance, une maison de la mobilité et des solutions dédiées (transport à la demande, covoiturage, vélos…).
Il existe aussi des solutions originales comme les buurt bus (bus de quartier) néerlandais. L’autorité organisatrice et l’opérateur mettent à disposition d’une communauté, un bus de 9 places qui se conduit avec un permis classique. L’opérateur assure l’entretien, la maintenance, la formation des conducteurs et la conception des itinéraires. La plupart du temps, ces bus ne sont pas utilisés à la demande, mais à horaires fixes, pour transporter les enfants à l’école, aller au marché… Ils sont conduits par des volontaires, retraités pour la plupart, ce qui en réduit le coût (on compte entre 20 et 30 volontaires par bus), chacun donnant deux à trois heures par semaine. Cette offre connaît un gros succès aux Pays-Bas. Nous envisageons de la déployer en France sur des territoires cibles.
Le numérique permet-il de mieux répondre à la demande ?
Thierry Mallet/ La multiplication de l’offre suppose de la rendre lisible. C’est là où les outils digitaux jouent un rôle important, notamment le MaaS, Mobility as a Service. Je préfère parler de plateforme de mobilité. Vous dites : « Je suis là, je veux aller à tel endroit », et l’ensemble de l’offre apparaît. L’objectif est d’offrir la capacité à acheter le billet et de réserver l’ensemble du parcours à partir d’une seule application. C’est ce que nous proposons à Saint-Étienne, avec la solution Moovizy qui intègre les transports publics, le train, les parkings, les vélos en location, les taxis.
Souvent les gens ne connaissent pas l’offre. La plateforme existe depuis quatre ans. Un tiers de ceux qui l’avaient téléchargée l’utilisait régulièrement. La nouvelle version intègre le paiement.
Ces applications permettent aussi de constater qu’en marchant on peut aller aussi vite qu’en voiture ou en transports. Dans notre approche, la plateforme appartient à la collectivité locale qui garde la propriété des données et choisit les modes proposés en ligne avec ses objectifs locaux ; c’est aussi une fantastique source de données sur les déplacements et les besoins qui va nourrir le développement de nouvelles offres.
Que pensez-vous du débat sur la gratuité ?
Thierry Mallet/ C’est le choix de la collectivité, que nous respectons. Nous exploitons des grands réseaux gratuits comme Dunkerque ou Niort. Mais la gratuité ne doit pas remette en cause la qualité du service. Car, dans le même temps, nous avons besoin d’enrichir l’offre, de fournir de nouveaux services en périphérie, d’offrir une alternative à la voiture. Le budget des déplacements est élevé – l’enquête réalisée par Ipsos fin 2019, pour Régions de France, révèle que la dépense mensuelle de transports s’élève à 215 euros, en grande partie due au prix de la voiture et au coût de l’essence. Il est plus important de permettre de dépenser moins, en diminuant le recours à la voiture grâce à des solutions alternatives de qualité.
Croyez-vous au bus autonome ?
Thierry Mallet/ Nous y travaillons avec une filiale dédiée. Notre objectif est de développer un système de transport autonome pour des bus en site propre. Nous ne croyons pas à l’autonomie partout et tout le temps, mais sur des voies dédiées, équipées de capteurs sur l’infrastructure, pour que le véhicule roule à 50 km/h, et offrir un haut niveau de sécurité.
Nous avons des expérimentations en cours à Rouen et à Saclay que nous allons ouvrir à des partenaires industriels.
Antoine Loubière et Jean-Michel Mestres
Photo : Thierry Mallet © Jean-François Deroubaix