Victor Massip et Laurent Lebot, cofondateurs de l’agence Faltazi
Issus du monde du design produit, les Nantais de Faltazi sont devenus depuis quinze ans une des agences expertes en écoconception. Entretien avec Victor Massip et Laurent Lebot, cofondateurs de l’agence Faltazi.
Planifier, organiser, concevoir, l’agence de design Faltazi envisage le métier de designer entre production concrète et scénarios alternatifs. Quel est l’apport du design à la fabrication des villes ?
Victor Massip et Laurent Lebot / Nous avons démarré notre métier de designers assez classiquement en dessinant du mass market, des produits vendus à des millions d’exemplaires par an, nécessitant des objets zéro défaut. L’exigence du micron, la maîtrise de l’objet qui doit être servi, le degré de détail qui fait qu’un système fonctionne sont parfois difficiles à imaginer ! C’est notre culture.
Quand nous intervenons sur un sujet qui traite d’une problématique urbaine, notre approche est également celle d’une logique industrielle : nous venons apporter une solution à une problématique donnée. Lorsque l’on designe un tableau de bord de voiture, pour que l’ergonomie du petit doigt qui prend le contacteur, qui permet de tourner à gauche ou à droite, soit positionné là où il faut, afin qu’il y ait zéro stress et le minimum de possibilité d’erreur dans la manipulation, il existe une culture qui convoque cent ans d’histoire. Le résultat d’aujourd’hui est le fruit des essais, des erreurs, des retours d’expériences à des échelles quantitatives incroyables. La fabrique de la ville, si elle est conçue à grande échelle – du centimètre pour l’architecte, au kilomètre pour le géographe – ne se pense généralement pas en termes d’essai-erreur. Les métiers de l’urbanisme et de l’architecture livrent des réalisations toujours prototypiques, prévues pour s’installer sur des temps longs. Ces réalisations sont basées sur des savoirs tout à fait empiriques et sont l’aboutissement de centaines d’années d’expérience. Mais une fois la réalisation livrée, il est rare qu’un urbaniste ou un architecte ait comme mission d’analyser la pérennité et les usages d’une opération, une fois passé le temps des garanties légales.
Le contexte environnemental, le changement climatique et d’autres phénomènes récents obligent à sans cesse repenser rapidement de nouveaux ouvrages à même de répondre aux usages émergents. Tout évolue très vite et il faut mettre en place des solutions nouvelles en repensant certains gestes du quotidien. En cela, le design, dont la méthode est d’expérimenter et d’évaluer, est particulièrement pertinent. Il offre cet effet de boucle où en permanence on émet des hypothèses qui peuvent être théoriques, on construit des scénarios, on dessine ensuite concrètement une solution, on la prototype, on la met en place et on observe. C’est un travail fondamentalement itératif.
Le mot design semble être sur toutes les lèvres. Les méthodologies de travail propres aux designers correspondent-elles à des attentes particulières ?
Victor Massip et Laurent Lebot / Le design thinking, dont on entend beaucoup parler aujourd’hui, est enseigné depuis les années 1980 en France. Au-delà de cette méthodologie de pensée qui intègre la construction des politiques publiques, le design est avant tout une question de développement de solutions qui sont rendues concrètes. Ces solutions peuvent être polymorphes – services, applications, produits, graphisme – et résultent toutes d’une même logique.
Par exemple, en créant des composants pour l’espace public, en les testant, progressivement, à différentes échelles – le lieu, le quartier, la ville –, notre travail de designers permet de nous adapter à ce que la ville et ses usages vont assimiler ou rejeter au fil du temps. Cela dépasse la notion seule d’objet. Les solutions qui sont conservées dans le temps long sont celles qui s’inscrivent dans la robustesse d’un système plus vaste et qui ont un sens pour la population : les dimensions écologique et locale, par exemple, sont très pertinentes.
Prenons l’exemple d’un composteur : à l’origine, une association, dans un jardin familial, met au point un process de compostage collectif et invente ce que l’on appelle une brique technique. Au moment où cette brique technique sort du jardin familial et intègre l’espace public – le jardin partagé ou même la rue – pour devenir un composteur de quartier, l’objet très artisanal en bois n’est plus du tout adapté. L’expertise de l’association s’arrête au compostage.
Il faut une expertise supplémentaire pour faire un composteur de rue, un composteur universel qui puisse s’installer dans l’espace public minéral, la place publique, le trottoir en bitume. Il faut également en imaginer la robustesse, les usages collectifs, etc.
Le rôle du designer est, justement, à partir des pratiques initiales, de planifier, d’organiser et de concevoir. C’est ce que nous avons fait, par exemple, à Nantes, dans un quartier en politique de la ville, avec un composteur collectif, installé au milieu de tours de 13 étages et dont les habitants se servent aujourd’hui. Les leçons tirées de ce prototype nous permettent actuellement de proposer cet Ekovore® en version « industrialisée », sans fondations, sécurisée, personnalisable, intégrant un ascenseur à compost, du stockage pour outils et matière sèche, un récupérateur d’eau pluviale, une toiture végétalisable… L’objet design devient aussi le support d’une culture collective à l’échelle du lieu dans lequel il s’installe.
Prototyper par l’usage permet d’aboutir à un produit qui a une valeur universelle ; et c’est cette valeur, qui avec son efficacité, sa fonction, et la culture de l’industrie que porte le design, qui permet la diffusion. Notre méthode de travail tient de l’écoute et de la patience, de l’amélioration en temps réel et de l’échange sans cesse renouvelé ; cela correspond bien aux attentes de notre époque.
Droit à l’expérimentation, coconstruction, urbanisme tactique, budgets participatifs…, ces sujets sont symboliques de la démocratie participative et de l’implication du citoyen dans les processus de décision. Où se situe le rôle du design dans ce contexte ?
Victor Massip et Laurent Lebot / Le design est un excellent outil dans le processus de démocratie participative. Partout sur le territoire, les collectivités mettent en place des ateliers de cocréation et de budgets participatifs. En termes d’espaces publics et d’aménagement l’attribution de petits budgets sur des projets choisis par les habitants a commencé à prendre la forme de solutions faites souvent en palettes, ressources pour prototyper et faire participer. Mais la limite de cette solution a rapidement été atteinte avec ces objets qui vieillissent de façon accélérée sur la voie publique.
Pour s’adresser au plus grand nombre, et non seulement aux citoyens écosensibles, notre démarche d’ecodesign nécessite d’aller au-delà de la palette de bois. Pour générer un réel impact sur les problématiques environnementales, il est indispensable de toucher toute la population en offrant des services s’appuyant sur des équipements conçus avec un maximum de confort et des matériaux pérennes.
Les villes s’aperçoivent de ces limites et vont maintenant de plus en plus voir des équipes de design. Avec nos Uritrottoirs® et notre Ekovore®, nous avions commencé l’histoire un peu avant. Les villes, élus et services techniques, voyant notre catalogue se constituer, viennent maintenant directement nous formuler des demandes. Des habitants ont un besoin précis et les collectivités font appel aux designers pour y répondre de manière concrète. Par exemple, le Pavillon de l’Arsenal nous invite à travailler sur des solutions pour lutter contre les îlots de chaleur à Paris, en s’appuyant sur les réseaux d’eau non potable. Faltazi est maintenant questionnée pour son expertise ; un parcours de vingt ans dans l’industrie nous a formés à la conception d’équipements efficients tenant compte des contraintes d’usage et d’ergonomie.
Notre travail est toujours collectif, au carrefour de plusieurs disciplines et fait participer usagers, politiques et concepteurs. Les usagers ont deux rôles principaux : en tant qu’impulseurs, ils formulent un besoin ; en tant qu’évaluateurs, ils nous révèlent toutes sortes d’usages et mésusages improbables, ce qui nous permet, avec la plus grande précision possible, d’itérer et d’affiner les solutions offertes dans l’espace public. Pour l’Uritrottoir®, on en est à la 15e liasse de plans ! À chaque étape, chaque nouvelle installation dans une ville européenne, nous perfectionnons la solution proposée. Chaque mobilier, chaque dispositif est une nouveauté et une aventure en soi. La pertinence, la robustesse et la pérennité des objets que nous proposons dans l’espace public accompagnent les évolutions de notre société.
Depuis cinq ans, le développement de ces dispositifs écologiques et participatifs nous a poussés à élargir nos compétences : notre métier de designers embrasse aussi les aspects industriels et commerciaux. Depuis lors, nous assistons à une dynamique vertueuse où toutes sortes d’acteurs économiques se mettent en mouvement dans le sens d’une coproduction de cycles écologiques. C’est stimulant !
Tangi Saout, rédacteur en chef adjoint
Photos : Laurent Lebot et Victor Massip © Faltazi
Ekovor © Faltazi