Comment agir dans les « territoires oubliés » ?

Le Club Ville Aménagement a engagé un travail de réflexion sur les territoires oubliés, une notion extérieure à l’action publique française mais à l’œuvre en Italie. Premières pistes de recherche et d’action.
Par Ariella Masboungi (Grand Prix de l’urbanisme 2016)

Ter­ri­toires oubliés, gens oubliés… Le mot « oublié » est signi­fi­ca­tif d’un état des lieux en France, en Europe et ailleurs dans le monde, que la crise sani­taire et ses consé­quences éco­no­miques et sociales risquent d’accentuer. Si beau­coup le déplorent, les pou­voirs publics n’agissent pas encore de manière signi­fi­ca­tive. En France, on note des poli­tiques par caté­go­ries : villes moyennes, petites villes, centres-bourgs, ter­ri­toires ruraux… mais aus­si une démarche en termes de pla­ni­fi­ca­tion. Mais les ter­ri­toires oubliés ne sont géné­ra­le­ment pas « dans » des villes, plu­tôt « entre » les villes, comme l’ont ana­ly­sé très tôt les urba­nistes ita­liens Ber­nar­do Sec­chi (1934–2014) et Pao­la Viganò avec leur concept de ville dif­fuse. Leur mes­sage a mis du temps à être pris en compte, sur­tout en France. L’approche caté­go­rielle géné­rant des poli­tiques spé­ci­fiques ne semble pas suf­fi­sante pour appré­hen­der l’ensemble des pro­blèmes des ter­ri­toires oubliés.

C’est un sujet majeur qui appelle, d’une part, un savoir plus scien­ti­fique sur le phé­no­mène, un repé­rage des actions en cours et, d’autre part, l’offre d’une ingé­nie­rie et de modes de faire qui aide­raient au pas­sage à l’acte, à une action plus struc­tu­rée et effi­cace. Ce sujet prend une per­ti­nence accrue au regard des dif­fé­rentes crises qui affectent lour­de­ment ces ter­ri­toires ; face à ces crises qui se com­binent, il faut trou­ver des réponses fortes et efficaces.

Avec près de 60 % de ter­ri­toires dits inté­rieurs (un quart de sa popu­la­tion), pour les­quels il faut inven­ter un des­tin, l’Italie nous montre une direc­tion. Face au phé­no­mène mas­sif de déser­ti­fi­ca­tion des cam­pagnes, bourgs et petites villes, l’État ita­lien a créé en 2014 une mis­sion natio­nale pour rééqui­li­brer ces ter­ri­toires avec des fonds natio­naux et euro­péens, en coopé­ra­tion avec les pou­voirs locaux et les Régions. Le but est de déve­lop­per des pro­jets locaux par­tant des qua­li­tés des ter­ri­toires, dans une démarche plus bot­tom-up que top-down, notam­ment sur ce qui est nom­mé « péri­phé­rie inté­rieure ». Une myriade d’actions est en cours dans toute l’Italie et consti­tue une expé­rience à décou­vrir à l’heure où les ter­ri­toires oubliés fran­çais se font entendre et exigent équi­té ter­ri­to­riale et sociale. L’Italie, pays de la « débrouillar­dise », ini­tie aus­si une démarche pas­sion­nante, « Vado a vivere in mon­ta­gna », dans le Pié­mont, issue du monde uni­ver­si­taire qui mobi­lise éta­blis­se­ments de micro­cré­dit, banques soli­daires, écoles d’architecture, uni­ver­si­tés, accé­lé­ra­teurs de start-up, pour trou­ver des liens de réci­pro­ci­té entre ville et mon­tagne, dans les deux sens : ce que la mon­tagne apporte à la ville se révèle déter­mi­nant, alors que l’approche fran­çaise aurait ten­dance à ne voir que l’inverse.

DÉFINIR LES « TERRITOIRES OUBLIÉS »

Si le terme n’est pas usi­té dans le voca­bu­laire des poli­tiques publiques, il est por­teur d’une richesse de réa­li­tés situées, pour la plu­part, hors de la ville consti­tuée, bien que celle-ci recèle sou­vent des ter­ri­toires et des popu­la­tions en détresse. Au pre­mier abord et au regard des études ita­liennes très pous­sées dans le domaine, on pour­rait dire que ce sont des ter­ri­toires abî­més : habi­tat et pay­sage dégra­dés, ser­vices publics et tis­su com­mer­cial défaillants, emploi éloi­gné… Il ne s’agit pas tou­jours de ter­ri­toires pauvres, mais plu­tôt de ter­ri­toires en décrois­sance dans les­quels la popu­la­tion souffre d’un sen­ti­ment d’abandon.
Non asso­ciés à la dyna­mique urba­no-éco­no­mique, ils pour­raient repré­sen­ter sans doute en France 60 % du ter­ri­toire, si on se réfère aux cri­tères ita­liens. Mais cela reste à éva­luer. Pour Laurent Thé­ry, ancien pré­sident du Club Ville Amé­na­ge­ment, ces ter­ri­toires seraient consti­tués d’un ensemble de com­munes rele­vant de l’espace rural, de villes petites ou moyennes, hors du cœur dense des ter­ri­toires métro­po­li­tains, mais pou­vant être à leur voi­si­nage immé­diat et qui subissent, ou ont subi, les phé­no­mènes sui­vants : crise indus­trielle ou agri­cole, élé­va­tion du taux de chô­mage, mar­ché immo­bi­lier en dif­fi­cul­té, fer­me­ture d’équipements de proxi­mi­té, publics ou privés.

Au total, une mobi­li­té de plus en plus contrainte par l’éloignement de l’emploi, des ser­vices, des com­merces, des lieux de socia­bi­li­té a engen­dré une dyna­mique néga­tive des condi­tions de vie et la per­cep­tion par leurs habi­tants d’un sen­ti­ment de déclas­se­ment. Ce qu’une note du Conseil d’analyse éco­no­mique, « Ter­ri­toires, bien-être et poli­tiques publiques », qua­li­fie de manque de bien-être, lié non seule­ment à un état des lieux, mais à un sen­ti­ment de dégra­da­tion de leur situa­tion. Certes, la redis­tri­bu­tion fis­cale fran­çaise, dont les effets ont été révé­lés par le cher­cheur Laurent Dave­zies, joue ici comme ailleurs, mais sans doute n’est-ce pas suf­fi­sant. Phi­lippe Estèbe pro­pose sim­ple­ment de les défi­nir par le fait qu’ils sont oubliés du mar­ché, et on pour­rait ajou­ter oubliés des Fran­çais, oubliés des amé­na­geurs. Ils ne le sont pas en tout cas des jeunes pro­fes­sion­nels, comme le démontrent le

Pal­ma­rès des jeunes urba­nistes ou la démarche « La preuve par 7 » menée par Patrick Bou­chain avec l’appui de la DGALN. Ce pro­gramme incluant des bourgs et vil­lages montre, comme à Péri­gnat-ès-Allier (ter­ri­toire dans la mou­vance de la métro­pole de Cler­mont-Fer­rand), que la petite ville peut se régé­né­rer en appui sur son iden­ti­té et son patri­moine au sens large du terme. Son maire, agri­cul­teur et mili­tant de la régé­né­ra­tion urbaine, montre par l’exemple la supé­rio­ri­té de la recon­ver­sion sur la construc­tion neuve et évite les lotis­se­ments des­truc­teurs d’urbanité.

Le pro­gramme Pop­su Ter­ri­toires apporte aus­si sa pierre en mobi­li­sant des cher­cheurs, sou­vent jeunes, sur des petites villes où ils conduisent diag­nos­tic, échanges avec les édiles et acteurs de la ville, pour offrir sou­vent des pistes d’action issues du ter­ri­toire. Cer­taines agences d’urbanisme, comme celle de Bor­deaux Aqui­taine (a’urba), élar­gissent leur ter­ri­toire de réflexion pour abor­der les méca­nismes urbains à grande échelle et offrir leurs lumières à des com­munes dépour­vues de moyens d’études et d’action. Le direc­teur géné­ral de l’a’urba, Jean-Marc Off­ner, aime à défi­nir ces ter­ri­toires comme « invi­sibles », autre enri­chis­se­ment du propos.
La démarche en cours au sein du Club Ville Amé­na­ge­ment devrait per­mettre de repé­rer des ini­tia­tives et des démarches pour revi­ta­li­ser ces ter­ri­toires et redon­ner de l’espoir à leurs habitants.

Cela peut aller jusqu’à des formes d’utopie urbaine d’une com­plé­men­ta­ri­té entre ter­ri­toires qui gagnent et ceux qui perdent, en par­tant des atouts de ces der­niers : dis­po­ni­bi­li­té fon­cière, coût peu éle­vé du sol et du patri­moine bâti, déve­lop­pe­ment du télé­tra­vail, lien avec l’agriculture, capa­ci­té à trou­ver des solu­tions éner­gé­tiques in situ, etc. Sans oublier les dif­fi­cul­tés concer­nant la pro­duc­tion de loge­ments et la qua­li­té des dépla­ce­ments dans les villes et métropoles.
Les modèles à décou­vrir et à inven­ter plaident pour des modes de faire plus sou­cieux de l’existant, sobres, jouant la recon­ver­sion plus que la construc­tion, et cela peut en retour aider à revoir les modes d’intervention actuels sou­vent très for­ma­tés sur l’urbain.

Cela ne peut se faire sans une approche euro­péenne, comme l’ont démon­tré Phi­lippe Estèbe et Xavier Des­jar­dins dans leur ouvrage Villes petites et moyennes et amé­na­ge­ment ter­ri­to­rial. Éclai­rages anglais, alle­mands et ita­liens sur le cas français.

En Espagne, où les ter­ri­toires oubliés repré­sentent plus de 60 % du ter­ri­toire et où le Sud se déser­ti­fie, lors du confi­ne­ment, des maires se sont orga­ni­sés en asso­cia­tion pour atti­rer l’attention de l’État sur la néces­si­té d’une poli­tique les concer­nant. De son côté, le Por­tu­gal semble vou­loir géné­rer une stra­té­gie sur ces ter­ri­toires et c’est d’autant plus notable que l’initiateur de la démarche est le ministre de l’Économie, numé­ro 2 du gou­ver­ne­ment. Ce qui ouvre des pers­pec­tives, car, le plus sou­vent, comme en France et en Ita­lie, ces actions sont menées par le minis­tère de la Cohé­sion des ter­ri­toires qui se heurte de front avec celui de l’Économie et des Finances. Pour ce der­nier, tous les choix pou­vant frei­ner une forme de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, tels les centres com­mer­ciaux péri­phé­riques, sont dif­fi­ciles à remettre en cause, au nom de la sacro-sainte doc­trine du libé­ra­lisme éco­no­mique. L’exemple du Por­tu­gal sera donc à suivre avec attention.

 Ariel­la Masboungi

Pho­to : Gevau­dan, Mas­sif Cen­tral, France ©Tho­mas Cabo­tiau / Shutterstock

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