Philippe Panerai, l’arpenteur des villes

Philippe Panerai
L’architecte-urbaniste Philippe Panerai est mort vendredi 12 mai. Grand Prix de l’urbanisme 1999 (avec Nathan Starkman), ce voyageur attentif au devenir des villes étrangères, grand lecteur et amoureux du cinéma naviguait aisément entre enseignement, recherche, écriture et conception de stratégies (Reims 2020) et de projets urbains. Il est aussi celui qui a posé les bases théoriques et méthodologiques de la pratique de l’urbanisme contemporain en France avec l’ouvrage Formes urbaines, de l’îlot à la barre (1977, avec Jean Castex et Jean-Charles Depaule), puis les deux manuels Analyse urbaine (1999, avec Jean-Charles Depaule et Marcelle Demorgon) et Projet urbain (1999, avec David Mangin).
En 2012, la rédaction d’Urbanisme avait reparcouru l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en sa compagnie.

 

Où êtes-vous né ?

Je suis né au bord de la mer, à Royan, en sep­tembre 1940. Au moment où l’ar­mée alle­mande arrive en France, mon père est pri­son­nier depuis quelques mois et nous sommes réfu­giés dans la mai­son de ma grand-mère où j’ai pas­sé la pre­mière année de ma vie, ce dont je ne me sou­viens évi­dem­ment pas. Je suis donc né à Royan avant sa des­truc­tion en 1945 par les bom­bar­de­ments alliés, qui visaient les défenses alle­mandes, mais le vent ayant dépla­cé de 500 mètres les repères, les bombes ont rasé le centre-ville. Heu­reu­se­ment, je n’y étais plus. Par la suite, je suis rare­ment allé en vacances à Royan, en pleine recons­truc­tion, mais plu­tôt à Saint-Georges-de-Didonne, tout à côté. Je garde pour­tant un sou­ve­nir assez net du chan­tier de l’é­glise de Royan avec les voûtes de Sar­ger que mon père, ingé­nieur admi­ra­tif de ces nou­velles tech­niques du béton, m’a emme­né visiter.

 

En fait, vous êtes parisien ?

Disons que je suis fran­çais, fran­ci­lien et pari­sien. J’ai un grand-père ita­lien, un autre béar­nais et une grand-mère basque ; par la force des che­mins de fer mes parents ont fini par se croi­ser et se marier à Paris, Ver­sailles plus exac­te­ment. J’ai donc pas­sé l’es­sen­tiel de ma petite enfance à Ver­sailles, qui est évi­dem­ment dans l’orbite de Paris, puis j’ai vécu à Gre­noble de 10 à 14 ans parce que mon père, direc­teur d’une entre­prise de bâti­ment, a par­ti­ci­pé à l’a­gran­dis­se­ment de la ville dans les années 1950. Il est ensuite reve­nu dans la région pari­sienne, et nous aussi.
Mes sou­ve­nirs de petite enfance se divisent en deux par­ties dis­tinctes, pen­dant la guerre et après la guerre. Mon grand-père béar­nais est mort en août 1944, au moment de la libé­ra­tion de Paris. Je m’en sou­viens assez bien. Puis mes oncles et mon père sont reve­nus de la guerre, il y avait des gens en uni­forme par­tout, mais les uni­formes avaient chan­gé. Tout cela marque l’esprit.
Can­tal-Dupart racon­tant, lors de son der­nier cours au CNAM, com­bien il avait été mar­qué par la guerre, ou Antoine Grum­bach lors de la remise de sa Légion d’hon­neur disent la même chose. C’est une carac­té­ris­tique de notre géné­ra­tion d’avant le baby-boom. La pénu­rie, le ration­ne­ment, tout coû­tait cher, on n’a­vait pas de voi­ture, pas de Fri­gi­daire, pas de télé­vi­sion. Per­sonne n’i­ma­gine main­te­nant qu’on ait pu vivre sans. C’est sans doute pour cela que j’aime lire les écri­vains qui ont le même âge que moi et qui savent décrire cette période, comme dans Les Années, d’Annie Ernaux, où je retrouve mal­gré les dif­fé­rences fille-gar­çon, pro­vince-Paris, des sou­ve­nirs com­muns. Et je crois que cette expé­rience vécue m’a incul­qué le refus du gas­pillage, des objets faits pour être jetés, des bâti­ments qui courent après la mode.

 

Vous faites donc vos études secon­daires à Versailles ?

À Gre­noble d’a­bord, à Ver­sailles ensuite. J’ai ter­mi­né au lycée Hoche : études clas­siques, latin, maths.

 

Votre des­tin n’é­tait-il pas de deve­nir ingénieur ?

Oui, c’é­tait mon des­tin tout tra­cé. Le fait que mon père soit ingé­nieur dans le bâti­ment m’a ren­du ce monde fami­lier dès mon jeune âge.

Alors, pour­quoi l’ar­chi­tec­ture ? Lorsque j’é­tais en 5e, nous habi­tions La Tronche, au pied du mas­sif de la Char­treuse, et le col­lège était sur le même ver­sant, mais assez loin, à près de trois quarts d’heure de marche. La 5e, c’était la classe du Moyen Âge. Pour nous expli­quer le roman et le gothique, notre pro­fes­seur d’his­toire nous a don­né ren­dez-vous à l’é­glise Notre-Dame de Gre­noble. Et de là, nous sommes allés visi­ter les églises anciennes de la ville, et au pas­sage les ruines du mur romain et la crypte de Saint-Laurent, mal connue mais pour­tant presque aus­si vieille que le bap­tis­tère Saint-Jean de Poi­tiers. J’en garde encore un sou­ve­nir ému. Com­prendre la dif­fé­rence entre les voûtes gothiques et romanes sur place, c’est à la fois facile et pas­sion­nant. Et puis, à 12 ans, l’expérience de déam­bu­ler dans la ville, repé­rer des époques, des lieux… Beau­coup de choses sont venues de là, le goût du ter­rain, voir les choses sur place, res­pec­ter les traces.
L’architecture, c’est construire, et je vivais dans le monde du bâti­ment, de la recons­truc­tion et de la moder­ni­sa­tion de la France. J’ai accom­pa­gné mon père très tôt à des visites de chan­tier. J’ai le sou­ve­nir que l’ar­chi­tecte est tou­jours cou­pable : sys­té­ma­ti­que­ment en retard, il change tout au der­nier moment.
À Ver­sailles, j’avais un ami, Paul-Hen­ri Vica­riot, le fils de l’ar­chi­tecte d’Or­ly, qui habi­tait à cinq minutes de chez nous, et j’en­ten­dais sou­vent par­ler de la nou­velle aéro­gare en construc­tion. Avant les Beaux-Arts, Hen­ri Vica­riot avait fait Poly­tech­nique avec mon père, et j’ai d’a­bord pen­sé faire comme lui. Aus­si, après le bac, en fils poli et obéis­sant, j’ai fait une année de maths sup à la fin de laquelle le pro­fes­seur de phy­sique a tran­ché en refu­sant mon pas­sage en maths spé. Et puisque je mani­fes­tais l’en­vie de faire de l’ar­chi­tec­ture, mon père a accep­té, un peu inquiet mais pas trop parce qu’il était constam­ment en contact avec des archi­tectes. Il leur a deman­dé conseil et je me suis retrou­vé chez Arretche, parce que c’é­tait un ate­lier sérieux. Je suis donc entré aux Beaux-Arts en 1959, j’a­vais juste 19 ans. Et là, j’ai ren­con­tré, entre autres, des gens du Sud-Ouest, ce qui explique pour­quoi, par la suite, je suis inter­ve­nu à Rodez, qui a été mon pre­mier pro­jet important.

 

Le chan­tier de l’aé­ro­port d’Or­ly. Pho­to : Roger-Viollet

 

Aux Beaux-Arts, dans les années 1950, on ne par­lait pas encore de la ville ?

C’é­tait en effet très étrange, aux Beaux-Arts on tra­vaillait sur des ter­rains ima­gi­naires dont on nous don­nait une évo­ca­tion plus que suc­cincte. On par­tait vrai­ment d’une feuille blanche. Mais, en même temps, les Beaux-Arts que j’ai connus, c’é­tait un mélange éton­nant d’une grande curio­si­té intel­lec­tuelle et d’un côté assez décon­nant, un peu cho­quant peut-être, mais fina­le­ment très drôle. Nous fai­sions des voyages d’atelier ou avec des copains, en Alsace, dans les Alpes ou en Nor­man­die, à Reims, à Fon­tai­ne­bleau. Il y avait une curio­si­té pour les villes, les vil­lages, le pit­to­resque, l’ar­chi­tec­ture rurale, les cro­quis de Laprade, Doyon et Hubrecht, un côté un peu vichyste… régio­na­liste. J’en ai gar­dé le goût du détour, la pra­tique du cro­quis, du rele­vé rapide, de l’attention aux dis­po­si­tions maté­rielles, à la maçonnerie.

Et puis nous vivions à Paris autour de l’École, dans des ate­liers ouverts jus­qu’à 11 heures du soir et dans les bis­trots autour. Et il y avait tou­jours une occa­sion de se dépla­cer, pour suivre les cours de Prou­vé au CNAM ou ceux du CSTB à l’École des Ponts voi­sine, pour aller écou­ter des confé­rences un peu par­tout, visi­ter Vaux-le-Vicomte, Saint-Denis ou la vil­la Savoye. Enfin, il y avait le grand mythe de l’É­cole des beaux-arts : le prix de Rome et le voyage en Ita­lie. La culture ita­lienne était incon­tour­nable ; hor­mis les séjours lin­guis­tiques en Angle­terre ou le ski en Suisse ou en Autriche, mon pre­mier long voyage a été, en 1964, Flo­rence et Venise. Je suis par­ti là-bas en 2CV pour six semaines, mû par une curio­si­té per­son­nelle pour les villes mais sans rap­port avec le tra­vail de projet.

Aupa­ra­vant j’a­vais fait un bref séjour à Naples et visi­té Capri, avec en mémoire Le Livre de San Michele, d’Axel Munthe, un méde­cin pari­sien à la mode dans les années 1920, qui s’installe dans une mai­son de pay­san à Ana­ca­pri. J’a­vais trou­vé ce livre très émou­vant parce qu’il parle de la sim­pli­ci­té des amé­na­ge­ments, de la treille qui porte la vigne, de com­ment faire une œuvre d’art en assem­blant un bric-à-brac d’élé­ments simples, et com­bien tout cela est agréable à vivre. Je suis allé visi­ter cette maison.

 

Il y a là un moment de bas­cule avec Fran­çoise Choay, Hen­ri Lefebvre et d’autres, qui intro­duisent l’ur­ba­nisme comme une manière dif­fé­rente d’ap­pré­hen­der les villes…

Il y a eu en effet deux périodes. Pour ma part, j’ai trou­vé l’É­cole des beaux-arts très agréable. On y jouis­sait d’une grande liber­té dans l’emploi du temps, dans le choix des pro­jets sur les­quels on vou­lait tra­vailler, et cette capa­ci­té de déci­sion qui depuis s’est per­due était, me semble-t-il, une très grande qua­li­té. Mais, aus­si, j’en suis sor­ti avec l’i­dée qu’il me man­quait un grand nombre de choses. Et c’é­tait sans doute une chance. Mes amis qui, à l’é­poque, sor­taient des écoles d’in­gé­nieurs avaient une pers­pec­tive toute tra­cée et une cer­ti­tude abso­lue quant à leur qua­li­fi­ca­tion, à leur car­rière. À l’in­verse, je trouve fan­tas­tique d’être sor­ti de l’É­cole en me disant que tout res­tait à faire. Tout ce qu’on avait appris et com­pris n’é­tait rien par rap­port à ce qu’il fal­lait encore défri­cher, notam­ment cette ques­tion de la ville dont il me sem­blait aber­rant que l’on n’ait jamais par­lé ou presque.

Je m’étais ins­crit à l’Ins­ti­tut d’ur­ba­nisme en 1967, ce qui était pos­sible puisque à l’é­poque la pre­mière classe de l’É­cole des beaux-arts valait 3e cycle uni­ver­si­taire. Nous avions l’illu­sion que là, les choses allaient être plus consis­tantes. Mais le seul pro­fes­seur vrai­ment mar­quant à l’IUP a été Hen­ri Lefebvre, grand ora­teur et grand comé­dien. Il nous par­lait de la vie quo­ti­dienne, de la ville comme œuvre d’art, de l’espace japo­nais, de Marx et de Jane Jacobs – entre-temps, j’é­tais allé aux États-Unis et au Cana­da, et tout le monde com­men­çait à par­ler de Lynch. Et, sur­tout, il nous don­nait envie de lire. Lefebvre était un struc­tu­ra­liste cri­tique. Avec un don abso­lu de la dia­lec­tique et de la rhé­to­rique, il pou­vait aisé­ment pas­ser d’une chose à son contraire. Il se défi­nis­sait lui-même comme “mar­xien”, mais pas du tout dans la ligne du struc­tu­ra­lo-mar­xisme althus­sé­rien qui l’en­nuyait pro­fon­dé­ment. J’ai éga­le­ment sui­vi, avant Mai 68, les tra­vaux pra­tiques de Ton­ka, un des assis­tants de Lefebvre, et le sémi­naire d’An­toine Hau­mont – qui nous a par­lé assez lon­gue­ment du livre d’A­na­tole Kopp Ville et Révo­lu­tion et de tout le débat construc­ti­visme-décons­truc­ti­visme… C’est aus­si à ce moment-là que j’ai lu Fran­çoise Choay, dont l’ou­vrage L’Urbanisme, uto­pies et réa­li­tés venait de paraître. Bref, la ville com­men­çait à être un objet théo­rique, et pas seule­ment un lieu de pro­me­nade et de cro­quis. C’est là que j’ai décou­vert Mura­to­ri, cadeaux de Cas­tex en 1966.

J’ai éga­le­ment été très mar­qué par l’ar­ticle de Chris­to­pher Alexan­der “A City is not a tree”, paru en 1967 dans le pre­mier numé­ro de la revue AMC, avec Phi­lippe Bou­don et Alain Sar­fa­ti comme rédac­teurs en chef. Évi­dem­ment, cet article était struc­tu­ra­liste, Alexan­der était mathé­ma­ti­cien, mais il cri­ti­quait le fonc­tion­nel ultra-pla­ni­fié, il inté­grait le hasard qui concourt à la vie de la ville, un peu à la manière dont Port­zam­parc reprend la théo­rie du rhi­zome de Deleuze pour la spatialiser.

Pour résu­mer, Il y a eu quatre années déci­sives dans mon par­cours. En 1966 naît mon fils Raphaël, en 1967 je passe mon diplôme, en 1968 eh bien, il y a Mai, et en 1969 je com­mence à ensei­gner. Sans oublier que, de fin 1967 au début 1969, je fais mon ser­vice mili­taire comme archi­tecte sur la base de Vil­la­cou­blay, ce qui m’é­loigne un peu de l’actualité…

 

Vous deve­nez ensuite ensei­gnant à Versailles…

Si je suis entré à Ver­sailles, c’est parce qu’une grande par­tie de Mai 68 aux Beaux-Arts m’est un peu pas­sé à côté à cause du ser­vice mili­taire. Je n’é­tais pas dans le bain. Ce sont des étu­diants de chez Arretche qui, connais­sant mes goûts, m’ont convain­cu de venir ensei­gner en jan­vier 1969. Je me sou­viens des pre­miers cours dans des locaux vides : les étu­diants assis par terre ; Cas­tex avait appor­té son pro­jec­teur de dia­pos. J’é­tais tout neuf, je n’a­vais pas d’a­gence, et j’ai com­men­cé à ensei­gner à des étu­diants qui avaient une envie abso­lue de faire des pro­jets, de des­si­ner, qui vou­laient dépas­ser cette fas­ci­na­tion tous azi­muts pour Mai 68 et reve­nir à l’ar­chi­tec­ture. Notre pre­mier exer­cice a été une ana­lyse du vil­lage de Buc près de Ver­sailles : ana­lyse topo­gra­phique, maquette avec courbes de niveau, au 1/25000, ce qui était une nou­veau­té par rap­port aux Beaux-Arts, lec­ture “séquen­tielle” ins­pi­rée de Kevin Lynch, ana­lyse du par­cel­laire, c’é­tait la leçon de Mura­to­ri. À par­tir de là pou­vaient s’é­la­bo­rer quelques hypo­thèses de pro­jet. On s’é­tait mis d’ac­cord pour tra­vailler par petits groupes. Le miracle de l’enseignement, ce sont les étu­diants ; sur une quin­zaine il y en a tou­jours qui des­sinent extrê­me­ment bien, ça pousse les autres. Il y avait Patrick Céleste, qui des­sine comme le Picas­so des bons jours. Un autre qui a tout lu, c’était Phi­lippe Gres­set, qui enseigne main­te­nant à Mala­quais, et qui avait déjà lu tous les livres que je conseillais. Il y a aus­si les étu­diants qui ont du flair, qui sont capables de trou­ver n’im­porte quel ren­sei­gne­ment, n’im­porte où et par n’im­porte quel moyen. Un groupe de pro­jet, c’est une for­mi­dable machine à réflé­chir, à échan­ger, à défri­cher, etc. Dom­mage que ces tra­vaux n’aient jamais été mis à pro­fit et se soient per­dus faute de rangement…

J’ai donc com­men­cé tout de suite à faire fruc­ti­fier tous mes acquis, sous forme d’une syn­thèse entre Choay, Lefebvre, le choc de 68, le struc­tu­ra­lisme, Barthes, la revue Com­mu­ni­ca­tion, les ensei­gne­ments des États-Unis et du Cana­da, etc., tout ce qui m’a­vait moti­vé et fait avan­cer. Avec la convic­tion que l’enseignant doit faire des cours, écrire des livres et ne peut pas se conten­ter d’une cor­rec­tion “à la planche”.

 

Quelles ont été vos réfé­rences, lit­té­raires ou autres, en dehors du champ de l’ar­chi­tec­ture et de l’ur­bain stric­to sen­su ?

J’ai tou­jours lu. Avec un goût pour les grands clas­siques du XIXe siècle, Sten­dhal d’abord, Bal­zac, Flau­bert, et Zola puis Gide, Jules Romains, Mar­tin du Gard, Mau­riac, Girau­doux. Tous parlent de la ville. Bal­zac décrit le départ des dili­gences vers la pro­vince, du centre aux fau­bourgs puis dans la cam­pagne, le jeu des classes sociales : centre ver­sus péri­phé­rie ; les deux per­son­nages de Jules Romains tra­versent inlas­sa­ble­ment Paris à pied, comme ceux de Modia­no. La ville se construit et se démo­lit comme chez Mendoza.

Mais aus­si les grands roman­ciers amé­ri­cains, le grand ter­ri­toire chez Stein­beck, Cald­well, la vie simple des fau­bourgs, le Sud de Ten­nes­see Williams. Aujourd’hui, Paul Aus­ter ou Tom Wolfe. Plus tard, l’Amérique latine, Gar­cia Mar­quez et Var­gas Llo­sa, le Bré­sil de Jorge Ama­do ou Macha­do de Assis ; Naguib Mah­fouz ou Albert Cos­se­ry sur l’Égypte… sou­vent les roman­ciers nous en disent plus que les ana­lyses socio­lo­giques ou les articles politiques.

Et puis il y a le ciné­ma. Le ciné­ma ita­lien notam­ment, entre Ros­sel­li­ni, Rome ville ouverte, et les der­niers wes­terns-spa­ghet­ti, a connu une période éton­nante. Fel­li­ni Roma et Amar­cord sont poi­gnants, on y voit la vie et la ville dans toute leur beau­té et leur complexité.

 

Louis Kahn durant une expo­si­tion de ses pro­jets pour Venise. Pho­to : Archi­vio Arici/Leemage

 

Quelles sont les per­son­na­li­tés qui vous ont le plus apporté ?

En dehors de Lefebvre, Hen­ri Ray­mond et les “pavillon­naires” ont joué un grand rôle dans ma façon de voir les choses, avec aus­si la fré­quen­ta­tion du groupe de socio­lo­gie de Nan­terre dans les années 1970. Et ce jeune socio­logue qui fai­sait sa thèse avec Lefebvre et s’ap­pe­lait Jean-Charles Depaule.

En 1974, nous avons fon­dé à Ver­sailles le labo­ra­toire Adros – ce nom était un com­pro­mis – et j’en ai été le deuxième pré­sident, après Richard Hel­my. En 1986, nous l’a­vons rebap­ti­sé Ladrhaus. Dans le noyau d’en­sei­gnants du début, il y avait Depaule et la géo­graphe Mar­celle Demor­gon, elle aus­si très atten­tive à toutes les mani­fes­ta­tions de la vie dans la ville : la ville est vivante et les bâti­ments sont faits pour être habi­tés. Nous sommes là assez loin du “bon goût” archi­tec­tu­ral, et la rigueur de cer­tains archi­tectes m’a­gace un peu, ceux qui veulent “tenir” l’es­pace. Nul besoin de le tenir, puis­qu’on le donne aux habi­tants pour qu’ils se l’ap­pro­prient… Ensuite sont arri­vées d’autres per­sonnes, Ginette Tor­ni­kian, Hen­ri Bres­ler, David Man­gin, etc., mais le noyau de base était consti­tué autour de Depaule et Cas­tex, avec qui nous avons fait de nom­breux voyages avec les étu­diants, en Angle­terre, aux Pays-Bas, en Alle­magne, en Ita­lie, en Espagne. Nous vou­lions voir com­ment ça se pas­sait ailleurs, les dif­fé­rences cultu­relles ; une socio­lo­gie qui a glis­sé vers l’an­thro­po­lo­gie ; l’observation de la façon dont l’habitant façonne son espace, trans­forme le bâti­ment ini­tial, le réajuste à son usage. L’autre retour théo­rique à ne pas oublier fut l’im­por­tance pour les archi­tectes de ma géné­ra­tion de Louis Kahn, décou­vert par le biais de Ber­nard Huet dont le diplôme en 1963, un cime­tière au-des­sus de Tou­lon, la ville de ses parents, était com­po­sé d’une manière extrê­me­ment kah­nienne. D’ailleurs, après son diplôme, Huet est par­ti aux États-Unis suivre l’en­sei­gne­ment de Kahn à Philadelphie.

Pour­quoi Louis Kahn ? Parce qu’il a été l’un des pre­miers, après Le Cor­bu­sier, à dire que l’ar­chi­tec­ture moderne doit être capable de don­ner des émo­tions aus­si grandes que l’ar­chi­tec­ture ancienne. Il y a chez Kahn ce côté un peu char­nel, que Le Cor­bu­sier redé­couvre me semble-t-il avec Mar­seille, et que son fils évoque joli­ment dans son film (la scène de la ren­contre avec ses deux sœurs dans une mai­son de son père). Et non seule­ment Louis Kahn dit que l’on peut sus­ci­ter la même émo­tion, mais aus­si que cette émo­tion peut être obte­nue avec les mêmes moyens. C’est là que réside toute l’am­bi­guï­té qui condui­ra cer­tains au postmodernisme.

 

Pour en venir aux modèles urbains, celui de la deuxième par­tie des années 1970 est sans doute Bologne, ensuite, dix ans plus tard, il y a Barcelone…

Il me semble que l’ar­chi­tec­ture ita­lienne des années 1960, et même 1950, est plus polie que d’autres avec la ville exis­tante, elle s’en­ri­chit des cultures locales, des maté­riaux, des dis­po­si­tions, etc. On le voit dans les pro­jets d’Olivetti pour le loge­ment de ses employés, dans un cer­tain nombre d’u­sines, dans les ten­ta­tives de Gar­del­la à Venise, dans l’architecture banale du loge­ment à Milan.

Bologne, c’est autre chose, la ren­contre du com­mu­nisme ita­lien et de la ville his­to­rique. Et le com­pro­mis : ni démo­li­tion ni embau­me­ment, la ville reste vivante, les gens modestes, les vieux res­tent dans le centre, les belles mai­sons des fau­bourgs deviennent des équi­pe­ments. Bologne était por­tée par la vigueur de la culture urbaine et archi­tec­tu­rale en Ita­lie. C’est indé­niable. Alors qu’en France le débat était exsangue, l’Italie pos­sé­dait de nom­breuses publi­ca­tions, avec un débat entre les auteurs : Bru­no Zevi, Pao­lo Por­to­ghe­si – qui par­fois m’a­gace un peu –, Leo­nar­do Bene­vo­lo, qui publie beau­coup de livres très utiles aux étu­diants, Vit­to­rio Gre­got­ti, Man­fre­do Tafu­ri et un renou­veau d’intérêt pour la ville avec Mura­to­ri, Aymo­ni­no, Ros­si et quelques autres. Tout cela a joué un rôle important.

Puis Bar­ce­lone nous sur­prend, parce qu’on ne s’y atten­dait pas, on s’é­tait endor­mis. Per­sonne ou presque n’a­vait vrai­ment por­té une grande atten­tion à Coderch, à ses bâti­ments déli­cats, mini­ma­listes, peu bavards. Celui qui a fait par­ler de lui en pre­mier, et avec véhé­mence, a été Ricar­do Bofill.

Après un pre­mier voyage avec des étu­diants en 1980, mes rela­tions avec Bar­ce­lone ont com­men­cé à se nouer. En 1984, j’y suis allé faire deux confé­rences, c’est là que j’ai ren­con­tré Manuel de Sola-Morales, qui m’a pro­po­sé de tra­duire De l’î­lot à la barre en espa­gnol. Ce qui a été fait, et il a écrit la pré­face. J’ai aus­si par­ti­ci­pé à un grand nombre de jurys et de sémi­naires à Bar­ce­lone. J’y ai même atti­ré Man­gin en 1992, pour un work­shop inter­na­tio­nal por­tant sur le thème “Construire la péri­phé­rie”, orga­ni­sé par Manuel avec Joan Bus­quets, Enric Serra….

À Bar­ce­lone, les choses se sont faites à grande échelle et avec une réflexion de fond. Bofill excep­té, on ne s’y pose pas la ques­tion du post­mo­der­nisme et il semble plus facile de bâtir à Bar­ce­lone qu’à Paris. Ce n’est pas une capi­tale natio­nale, elle n’a pas le poids de l’É­tat sur les épaules, elle n’a pas eu Louis XIV ni Hauss­mann. Et l’après-franquisme créait les condi­tions d’un essor exci­tant avec les pre­mières trans­for­ma­tions enga­gées par Bohi­gas. Dans cette effer­ves­cence, la pen­sée de Manuel était vrai­ment très sub­tile, en même temps qu’il fai­sait preuve d’un grand enthou­siasme. Pour lui, la vie devait être joyeuse. Pas d’ar­chi­tec­ture guin­dée, métaphysique.

 

 

Cro­quis de Phi­lippe Panerai

 

Quelles sont vos villes préférées ?

Mes villes pré­fé­rées, ce sont celles où j’ai­me­rais vivre, ou plu­tôt où je pense que je pour­rais vivre. Ce sont tou­jours de grandes villes. Sans doute parce que mon his­toire fait que je ne suis pas d’un ter­roir par­ti­cu­lier, même si je retrouve quelques racines dans le Sud-Ouest, ou en Ita­lie, mais elles sont loin­taines. Parce que, dans une grande ville, il y a tou­jours quelque chose qui se fait, et que j’aime un cer­tain ano­ny­mat qui n’existe que là.

À coup sûr, j’ai­me­rais vivre à Bar­ce­lone. Pour la beau­té du pay­sage, le cli­mat, Gau­di, les cafés, les tapas… J’aime aus­si Londres, pour d’autres rai­sons. Mais je ne vais pas à Londres l’hi­ver, quand les jour­nées sont trop courtes, le temps froid et plu­vieux. Ce sont deux villes très dif­fé­rentes, mais elles ont toutes deux, et Londres davan­tage encore, un XIXe siècle indus­triel qui les a mar­quées. On oublie par­fois ce qu’a été la beau­té de l’in­dus­trie d’avant la consom­ma­tion, la beau­té de ses bâti­ments et de ses pro­duits, la fier­té qui s’en dégage. Aujourd’­hui – et c’est ter­rible –, il n’y a plus que l’in­dus­trie de très grande pré­ci­sion qui soit sérieuse. Pour le reste, on se bat contre la mau­vaise qua­li­té des maté­riaux, les mau­vaises fini­tions ; l’ar­chi­tec­ture en pâtit, de manière très visible.

Je m’i­ma­gine donc assez bien vivre dans ces deux villes. En Ita­lie, mal­gré ma sym­pa­thie pour Flo­rence, la terre de mes ancêtres, je pré­fé­re­rais vivre à Milan, certes moins exu­bé­rante en matière d’ar­chi­tec­ture pit­to­resque, mais les Mila­nais ont le res­pect de la typo­lo­gie de leur ville, et puis c’est la grande ville. Et on trouve à proxi­mi­té de nom­breuses petites villes his­to­riques, de Ber­game à Vige­va­no, comme contrepoint.

Aus­si curieux que cela puisse paraître, j’ai­me­rais vivre à Venise, en dépit de la folie de cette ville. Peut-être pas pour tou­jours, mais quelque temps… Même un hiver très humide y a un côté tel­le­ment curieux, avec cette soli­tude que l’on res­sent dans la brume, quand on ne voit plus trop où l’on est…

J’aime bien Le Caire, mais je ne pour­rais pas y vivre long­temps, c’est une ville trop fati­gante. En revanche, j’ha­bi­te­rais volon­tiers à Rio de Janei­ro. Pas à Sao Pau­lo, trop dur. Ni à Bra­si­lia, encore trop petite bien qu’elle soit deve­nue la qua­trième ville du Bré­sil. Rio est très belle, avec son héri­tage de capi­tale, un grand raf­fi­ne­ment dans la suc­ces­sion de cer­tains de ses édi­fices et son site surprenant.

J’aime bien Amster­dam, Rot­ter­dam. Et, en France, si je n’ha­bi­tais pas Paris, je crois que je choi­si­rais Lille ou Marseille…

Antoine Lou­bière et Annie Zimmermann

Pho­to : Phi­lippe Pane­rai © Phi­lippe Serieys

 

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